GUERRE EN UKRAINE

Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d'atteindre le « point culminant » de son offensive ?

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Une guerre qui pourrait s'éterniser

Parmi les spécialistes anticipant l’attaque russe ou suivant son déroulement, bien peu auraient pensé initialement à une telle perspective mais il devient désormais plausible que l’armée russe ne parvienne pas à une victoire militaire en Ukraine dans la configuration actuelle de son engagement. Il convient de rester extrêmement prudent mais l’échec de la stratégie initiale de Moscou, qui n’a pas prévu la résistance farouche de l’Ukraine, mais aussi probablement plusieurs défaillances struc­turelles des forces russes, l’usure rapide des forces engagées sur le théâtre et les difficultés de soutien, rapportées à la nature des objectifs militaires poursuivis, aboutissent à poser la question de l’atteinte du point culminant de l’attaque russe.


Le « point culminant de l’attaque » est l’une des caractéristiques de la guerre exposées par Clausewitz. Ce dernier explique comment la puissance de combat de l’attaquant s’érode en général avec le temps compte tenu des pertes, de l’élongation des lignes de communications de ses forces et du besoin de les protéger, etc. Cette notion d’érosion des capacités de l’attaquant est aussi présente à des degrés divers chez les théoriciens soviétiques de l’art opératif comme Movchin et Svechin. Cette érosion peut conduire à un point de bascule où les capacités offensives de l’attaquant ne suffisent plus à dominer les capacités du défenseur, si ces dernières ne s’effondrent pas non plus. C’est ce point culminant que le professeur Milan Vego définit plus largement comme « un ‘point’ dans le temps et l’espace [l’auteur parle plus loin de « zone d’incertitude »] atteint par l’attaquant ou le défenseur à partir duquel ses objectifs ne peuvent être accomplis et ses efforts continus pour les atteindre accroissent les risques d’échec voire de défaite



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Précisons d’emblée que si cette perspective se matérialise, elle ne signifie pas une inflexion des pertes en vies humaines et des destructions qui devraient s’accroître significativement. Le pire est bien devant nous, comme l’a rappelé le Président de la République



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La situation militaire après deux semaines de conflit : l’armée russe reste loin d’atteindre les objectifs correspondant à ses buts de guerre


Rappelons tout d’abord les buts de guerre initiaux de V. Poutine en Ukraine : la « dénazification » de l’Ukraine, ce qui signifie le changement de régime, et sa démilitarisation, ce qui signifie la défaite complète des forces ukrainiennes. Ces deux objectifs iraient logiquement de pair avec la prise de contrôle de l’ensemble du territoire ukrainien et notamment de ses grands centres urbains. Notons tout de même que Moscou, dans le cadre des négociations avec Kiev, a récemment présenté des exigences politiques plus limitées : reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée, de l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass et neutralité stratégique du pays



. Il est impossible de savoir si ces inflexions correspondent effectivement à un changement réel des buts de guerre du Kremlin.


De fait, les forces russes engagées n’ont réalisé aucun des objectifs initiaux après deux semaines de campagne et ne sont très probablement pas en mesure de le faire dans les prochaines semaines. Esquissons un point de situation rapide.


Les Russes disposent d’une supériorité aérienne relative mais certainement pas de la suprématie revendiquée, laquelle se définit comme l’incapacité de l’adversaire à interférer de façon effective dans les opérations aériennes sur l’ensemble du théâtre : l’emploi d’un S‑300 à Kiev pour abattre deux chasseurs russes



 ou encore les 5 chasseurs et 4 hélicoptères russes abattus dans la seule journée du 5 mars



 témoignent de la vigueur de la défense aérienne ukrainienne. De même, les Américains estiment que Kiev conserve 80 % de sa force aérienne de combat, qu’elle utilise à l’économie (5 à 10 sorties/jour contre 200 du côté des VKS) compte tenu des défenses aériennes russes



. Elle continue cependant de mener des missions d’interdiction qui, même si elles ont des effets limités, occasionnent des pertes aux forces russes. De même, les Russes ne parviennent pas à neutraliser les drones tactiques TB2 livrés par la Turquie : ces deniers sont parvenus à détruire une cinquantaine de véhicules et de système de DA russes



. Cependant, en l’état, il semble que la puissance aérienne ait jusqu’à maintenant une influence limitée sur les combats.


Les effets des frappes d’interdiction réalisées par les avions mais aussi les missiles russes sont impossibles à évaluer en sources ouvertes mais le fait est que le commandement ukrainien maintient le commandement et contrôle (C2) de ses forces, que ces dernières ne semblent pas jusqu’à présent à court de ressources. Rappelons que les forces ukrainiennes prétendent avoir connu l’heure précise de l’attaque initiale russe (dans ce cas sans doute grâce au renseignement américain) et avoir en conséquence dispersé une partie de ces ressources. L’assertion est impossible à vérifier mais plusieurs faits l’accréditent comme la poursuite des opérations de drones TB2, alors que leur base a été frappée dès les premiers jours, ou la frappe ukrainienne du 25 février sur la base aérienne de Millerovo à l’aide d’un Toshka‑U, une catégorie d’arme que les Russes auraient dû principalement viser



. Trente ans de campagnes aériennes occidentales nous renseignent d’ailleurs sur le volume de frappes de précision à produire pour réaliser des effets d’interdiction significatifs et pérennes



. En comparaison, l’effort russe a été très faible. Par exemple, selon les Américains, les Russes auraient tiré 160 missiles le 24 février mais n’auraient pas intensifié leurs frappes les jours suivants, la salve quotidienne se stabilisant autour d’une quarantaine de missiles



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La manœuvre aéroterrestre russe est largement en pause opérationnelle depuis quelques jours



 hormis la poursuite de combats dans quelques zones comme Irpin ou Marioupol. Elle n’a atteint des points décisifs que dans la zone sud. Précisons tout d’abord que cette bataille aéroterrestre se caractérise par des opérations non linéaires (il n’y a de fronts à proprement parler que dans le Donbass et dans les zones urbaines cernées par les Russes) et non contiguës (les zones d’opérations ne sont pas reliées les unes aux autres). L’estimation des zones réellement sous contrôle de chaque belligérant est difficile à réaliser précisément. Résumons les principaux axes de la manœuvre russe :




  • Le siège de Kiev, centre de gravité stratégique, n’est pas encore lancé. Les forces russes convergent vers la capitale depuis plus de dix jours : les 35ème et 36ème armées sur la rive droite du Dniepr se sont transférées depuis la Biélorussie (le fameux « convoi de 60 km de long »). Elles progressent dans l’enveloppement de la ville par l’ouest et maintiennent une pression permanente sur la banlieue nord-ouest de Kiev. Doivent cerner la capitale par l’est : la 41ème armée sur la rive gauche du fleuve mais qui progresse difficilement et consacre surtout ses moyens au siège de Chernihiv



    , la 2ème armée et une fraction de la 1ère armée de chars de la Garde (et ses trois divisions lourdes) traversant l’Ukraine depuis l’est. Là encore, cette dernière conserve une part importante de forces pour les batailles de Kharkiv et Sumy. Seuls quelques groupements tactiques sont arrivés à portée de Kiev par cette direction, constituant les unités de pointe d’un dispositif éclaté sur des centaines de kilomètres, qui poursuit une logique avant tout géographique, concentrée sur les principales artères routières et ferroviaires du nord-est du pays ;


  • Le reste de cette armée ainsi que d’autres unités (notamment la 6ème armée) tentent également de progresser au sud-ouest à partir de Kharkiv ;




  • À l’est, la 20ème armée a investi rapidement la région de Lougansk et cherche à capturer les villes d’Izium et Balakliva, menaçant ainsi par le nord le dispositif ukrainien face au Donbass ;




  • Au niveau de la ligne de contact dans le Donbass, les forces indépendantistes et la 8ème armée russe, amalgamées, produisent une pression continue et repoussent en certains endroits les forces ukrainiennes ;




  • Au sud, les Russes contrôlent plus ou moins maintenant les axes entre le Donbass et les abords d’Odessa. Cette avancée, la plus importante du conflit, aura été due à la faiblesse de la brigade ukrainienne du secteur, impréparée et dont une fraction des moyens étaient détachés à Kiev



     mais aussi peut-être à une plus grande efficacité de la 58ème armée russe (ce qui est plausible, comme expliqué ci-dessous). Cependant, parmi les grandes villes, seule Kherson est tombée.


Hormis au sud du pays et dans le nord du Donbass, la lenteur de cette manœuvre russe aura été étonnante. Les multiples informations d’OSINT relatent une situation logistique chaotique (carburant, soutien de l’homme, etc.). Surtout, si les forces ukrainiennes n’ont pas anticipé l’attaque depuis la Biélorussie



 et se sont fait surprendre sur le front sud, elles n’en livrent pas moins depuis une défense acharnée qui entrave les mouvements russes sur la majeure partie du théâtre, sans pouvoir cependant les interdire totalement. L’armée régulière et les forces de défense territoriale des différents oblasts tiennent peu ou prou toutes les grandes villes et mènent de multiples attaques d’ampleur réduite contre les colonnes russes, en particulier sur les moyens logistiques, talon d’Achille du dispositif ennemi. Ces attaques semblent montrer un réel ascendant tactique sur les forces russes dans le combat de mêlée et la maîtrise du combat interarmes faisant intervenir drones ISR, chars et artillerie. Les forces ukrainiennes parviennent également à contre-attaquer localement, comme récemment à l’ouest de Kiev ou dans les alentours de Kharkiv. Dans cette guerre d’embuscade, si les forces russes ont peiné à avancer dans les centres urbains, les forces ukrainiennes ne sont pas en mesure de monter des contre-offensives d’ampleur capables de reprendre des zones importantes.



Carte du site MilitaryLand figurant l’avancée estimée des unités russes au 11 mars.


Carte du compte Twitter Jomini of the West, incluant le dispositif ukrainien estimé, 12 mars 2022.


Carte de Nathan Ruser comparant l’extension maximale estimée de la manœuvre russe au 1er et au 8 mars, témoignant de la lenteur de sa progression.


L’impréparation à l’opération de combat majeure actuelle, les failles capacitaires et une forte rigidité expliquent le piétinement russe


Le manque d’efficacité de la puissance de combat russe et la vigueur de la résistance militaire ukrainienne sont une véritable surprise. En l’état, le comportement de l’armée russe est complétement inhabituel, ne se conformant à aucune des pratiques et n’employant aucun des moyens – ou si peu – qui avaient fait le succès de ses opérations passées, notamment en Ukraine en 2014. Il est difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de l’erreur stratégique dans la planification et la conduite de l’engagement et les failles structurelles de l’armée russe.


La stratégie de Moscou, et très probablement la conception de la campagne militaire, reposaient sur la présupposition que l’assise du pouvoir de V. Zelensky était très faible. L’attaque russe, accompagnée des frappes de counterair et d’interdiction, visait en effet une décapitation rapide du régime (quelques jours) par une manœuvre principale vers Kiev depuis la Biélorussie, principalement par l’assaut aéromobile des parachutistes russes, les VDV, et l’action des forces spéciales. En parallèle, le gros des forces terrestres russes, pénétrant depuis les différents axes rappelés ci-dessus, auraient réalisé une occupation du territoire ukrainien, probablement transitoire, avant de réarticuler leur dispositif pour servir d’autres objectifs stratégiques. Cette « stratégie d’actions limitées » n’est pas sans rappeler le modèle expéditionnaire syrien (frappe de démonstration, emploi de forces spéciales et utilisation des proxys locaux). Or, les unités pénétrant en Ukraine se retrouvent brutalement en lutte avec non quelques bataillons de récalcitrants favorables à V. Zelensky mais bien face à une nation en armes. Dans leur « mise en condition avant engagement », elles n’étaient absolument pas organisées ni préparées pour réaliser ces opérations de combat majeur. Bon nombre d’anomalies voire de dysfonctionnements constatés en découlent de toute évidence, notamment :




  • le sous-calibrage de la masse opérationnelle déployée sur le théâtre ;




  • l’absence d’échelonnement des forces pour l’assaut ;




  • le déficit d’organisation et de préparation pour le combat interarmes, particulièrement l’absence de constitution de groupements tactiques bataillonnaires (BTG) et la faiblesse des appui-feux indirects ;




  • l’absence « d’intégration air-surface » entre les forces terrestres et aériennes ;




  • la faiblesse des actions de la puissance aérienne ;




  • les effets limités de l’interdiction initiale. Par exemple, les frappes de missiles ont ciblé les éléments de fonctionnement des aérodromes (dépôts de carburant et de munitions notamment) mais ont épargné les pistes et autres infrastructures certainement pour faciliter leur remise en service après le conflit



     ;


  • l’impact difficilement perceptible de la guerre électronique ;




  • un engagement semble-t-il réduit des moyens du génie, du moins très peu intégré, réduisant l’aptitude des Russes à manœuvrer en dehors des axes routiers ;




  • l’insuffisance du soutien logistique – les grands stocks logistiques étaient largement absents dans la zone des soutiens. De plus, le format de l’offensive russe, en particulier la multiplicité des fronts, ne facilite certainement pas le soutien dès lors que les unités doivent mener des opérations de combat de haute intensité.




Les indicateurs visibles (par l’imagerie) de cette impréparation (notamment au niveau logistique) ont même conforté bon nombre d’analystes qui considéraient que Poutine en restait à une stratégie du bluff. De fait, tous les spécialistes, qu’ils aient considéré l’attaque probable ou non, ne l’envisageaient implicitement que comme une campagne coercitive, à objectifs limités ou non. Cette situation est, une fois encore, un bon exemple de lecture trop rationalisée des intentions de l’adversaire dans la mesure où ce dernier les a conçues sur la base d’une grosse erreur d’appréciation.


Cette erreur de stratégie funeste pour Moscou ne permet pas à elle seule d’expliquer les piètres performances de l’armée russe. L’engagement révèle ou confirme plusieurs failles capacitaires. Quelques-unes sont évidentes :




  • La plus importante est l’insuffisance de l’arme du train. Chaque « armée de combat interarmes » (en réalité un petit corps d’armée) dispose d’une brigade de soutien aux moyens insuffisants au regard de ses besoins de ravitaillement, notamment concernant l’artillerie, effectrice majeure de l’armée russe : une seule recharge en roquettes pour les LRM de cette armée requiert la moitié des camions de cette brigade, selon un spécialiste de l’US Army



    . Ce dernier avait averti il y a plusieurs mois sur l’incapacité russe à mener des manœuvres dans la profondeur au-delà de 100 km sans pause notable. Certes, les Russes pratiquent une logistique plus intégrée aux unités tactiques interarmes que les Occidentaux mais cela ne compense pas cette lacune. Les matériels présentent également des insuffisances en capacité tout-terrain ou une fiabilité problématique, confinant la manœuvre russe aux axes routiers, ce qui la rend particulièrement vulnérable. Cette défaillance logistique a aussi été accentuée par l’échec à saisir rapidement les principaux hubs ferroviaires ukrainiens tels que Kharkiv ou Konotop dans le nord-est du pays ;


  • L’impréparation n’explique également pas tout sur le plan tactique. Même les VDV qui ont pris d’assaut l’aéroport Antonov puis celles ayant assailli la capitale, qui auraient dû s’attendre à une opposition nourrie, auraient manœuvré selon des modes d’action rappelant ceux des premières batailles de Grozny à lire le récit des forces spéciales ukrainiennes qui les ont anéanties (peu de reconnaissance, progression en colonne, peu d’appui-feu, etc.)



     ;


  • L’inefficacité de la suppression des défenses aériennes (SEAD) menée par les VKS peut s’expliquer aussi dans une large mesure par leur manque d’expérience en la matière, le manque de doctrine et d’entraînement appropriés. De même, les VKS n’ont pas beaucoup d’expérience dans les opérations de ciblage sur les systèmes d’objectifs stratégiques d’un adversaire. Plusieurs auteurs russes pointaient eux-mêmes un système de contrôle trop rigide, aux moyens sous-dimensionnés et aux aires de responsabilité peu clarifiées entre opérateurs des appuis aériens



    . Ils soulignaient enfin une prise en compte insuffisante de « l’expérience des guerres locales modernes » dans les tâches de ciblage avec des manuels non actualisés depuis 2015 et l’intervention en Syrie


    .


Les événements qui s’enchaînent depuis maintenant 17 jours semblent révéler également une rigidité de la prise de décision russe à tous les niveaux.


Elle s’exprime tout d’abord aux niveaux stratégique et opératif. La logique aurait voulu que, confrontés à l’inanité de leur présupposition initiale, les Russes s’engagent dans une suspension de leur manœuvre de plusieurs jours, voire semaines, pour réarticuler leur dispositif sous couvert d’une montée en puissance de leur effort aérien. Or n’ont été constatées pour l’instant que des pauses opérationnelles. On peut émettre l’hypothèse que procéder à une révision de plus grande ampleur reviendrait à mettre à jour la colossale erreur d’appréciation du président Poutine lui-même. De fait, tout semble s’être passé, au moins jusqu’à présent, comme si les Russes n’adaptaient qu’à la marge un plan d’occupation du territoire, autrement dit le plan de manœuvre sous doute prévu initialement. La manœuvre terrestre, en particulier au centre, apparaît ainsi difficilement compréhensible compte tenu de la menace : les forces russes continuent de se disperser sur de nombreux axes, de multiplier les sièges et ne se concentrent pas pour réduire le dispositif adverse (qu’il s’agisse de le couper de ses ravitaillements, de le tourner pour le disloquer ou de l’affronter directement pour l’anéantir).


La rigidité est également présente au niveau tactique. Par exemple, les VDV, qui comptent parmi les forces russes les plus combatives, ont continué à être gaspillées dans des raids isolés et des assauts inutiles comme cela a été le cas à Kharkiv. Il est tout aussi invraisemblable qu’après deux semaines de combat, certaines forces russes en soient encore à manœuvrer en colonne de marche sans coordination avec les appui-feu. La montée en puissance des VKS semble à cet égard extrêmement lente, voire timorée. Une composante aérienne occidentale sur un théâtre, confrontée à l’inefficacité de son mode d’action initial, aurait probablement modifié sa « directive air » et adapté son « ordre de mission air » en moins d’une semaine, au moins pour démultiplier ses sorties ISR et d’appui aérien rapproché, en attendant une adaptation du ciblage qui prend plus de temps. Ici, les forces aériennes russes commencent à peine à relever leur niveau d’activité depuis le 27 février, et principalement pour réaliser du CAS et des frappes de terreur. On ne peut exclure une confusion bien réelle quant à la stratégie aérienne à adopter et à la répartition de l’effort entre les missions.


En fait, la seule force russe qui s’est rapidement adaptée à la nouvelle situation qu’elle rencontrait est la 58ème armée, opérant depuis la Crimée. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Tout d’abord, sa composition semble plus homogène que celles des autres armées, elle amalgame peut-être moins d’unités extérieures. La manœuvre vers l’est sur ce front lui échoit entièrement, ce qui limite les besoins de coordination avec d’autres armées combinées au niveau du district, comme cela peut-être le cas dans le nord. Enfin, cette armée semble être l’une des plus expérimentées mais aussi l’une des mieux entraînées au combat haute intensité des forces russes. Elle a par exemple réalisé un exercice en 2020 basé précisément sur un adversaire analogue à l’Ukraine



. C’est l’une des rares formations à s’être exercée au niveau division



. Enfin, elle est l’armée pionnière de l’intégration des effets cinétiques, électroniques et cyber dans les nouveaux schémas « de feu et de frappe d’information »



. Ceci peut expliquer, en creux, la faible portée des efforts de modernisation (fondés sur la numérisation) qui n’ont été entrepris que récemment sur les autres composantes de l’armée russe



. Cela étant, la 58ème armée et les forces associées ne disposaient initialement que de l’équivalent de 17 BTG, soit approximativement deux divisions. Elle connaît elle aussi des soucis de soutien logistique et a ralenti sa progression.


L’armée russe enregistre une usure prématurée face à un dispositif ukrainien solide et, semble-t-il, « durable »


Dans ce contexte, le potentiel russe s’use considérablement.


Le niveau de pertes humaines est inconnu avec précision mais il est certain qu’il est lourd. Le ministère russe admettait le 1er mars avoir enregistré 500 morts et 1 500 blessés



 mais on peut penser que le chiffre est très sous-évalué à l’expérience de la propagande russe et compte tenu des nombreux combats déjà menés et perdus. Les chiffres de pertes ennemies (en hommes et en équipements) avancés par le ministère ukrainien de la Défense



 pourraient être considérés comme un peu excessifs, comme toujours dans pareil cas, mais ils restent cohérents dans leur progression et ne sont pas fantaisistes. Les Ukrainiens donnent une estimation de plus de 12 000 pertes dans les rangs adverses (ce depuis plusieurs jours précisément en raison de la relative pause dans l’engagement des forces russes). Ce que désigne ce chiffre n’est cependant pas clair : bon nombre de sources journalistiques évoquent des morts, d’autres des pertes plus générales agrégeant différentes causes (blessés graves, prisonniers, désertions). Dans cette dernière acception, ce chiffre apparaît tout à fait réaliste. Le président Zelensky les a complétés en précisant que l’Ukraine détenait 500 à 600 prisonniers de guerre



. Quant aux évaluations du renseignement américain relayées par les médias outre-Atlantique, leurs auteurs reconnaissent qu’elles sont très approximatives. On ne connaît d’ailleurs pas leur base de calcul. Les plus récentes donnent une fourchette allant de 3 500 morts, chiffre jugé le plus crédible, à potentiellement 6 000 morts



, ce qui mécaniquement impliquerait des pertes totales dépassant de très loin les 10 000 hommes, voire 20 000. On ne peut donc rien affirmer sur ces éléments mais il est plausible que les pertes russes dépassent les 10 % des effectifs engagés.


Dans le domaine des équipements, la situation est peut-être un peu moins critique pour les Russes, sauf en ce qui concerne le train. Selon la Défense ukrainienne, les Russes avaient perdu au 10 mars : 74 avions, 81 hélicoptères, 374 chars, 1 226 véhicules blindés, 140 pièces d’artillerie, 62 MLRS, 660 camions de tous types, 7 drones et 34 systèmes sol-air



. Le site néerlandais Oryx documente par l’imagerie plus de 1 100 armements lourds et plateformes russes détruits, abandonnés ou récupérés, ce qui couvre entre un tiers et la moitié des revendications de destructions ukrainiennes pour les véhicules et les corrobore presqu’entièrement pour d’autres comme les systèmes sol-air. L’écart est surtout très important en ce qui concerne les pertes d’aéronefs



. Sachant que l’OSINT ne voit par définition qu’une fraction des dégâts, cela crédibilise, là encore, les estimations de Kiev. Selon le renseignement américain, ces pertes correspondraient à environ 8‑10 % des équipements déployés



. Là encore, c’est assez cohérent avec les inventaires prêtés à la force opérationnelle russe avant le conflit (par exemple, a minima 201 chars perdus, documentés par l’imagerie, pour un total de 2 840 en unités



, sachant que la totalité des forces n’est pas engagée en Ukraine). Cela étant, de façon générale, évaluer les effets de certaines de ces pertes d’équipements dans les deux camps est problématique car plus de la moitié correspondent à des matériels abandonnés pour de multiples raisons et/ou capturés par les forces adverses.


Enfin, comme dans toute guerre, intervient la dimension du moral. Les défenseurs jouissent d’un ascendant psychologique certain. La détermination ukrainienne ne fait aucun doute mais l’état moral des forces russes qui leur font face reste néanmoins complexe à cerner et pourrait évoluer. Le renseignement américain a certes corroboré les dires ukrainiens quant à une situation très mauvaise au sein de forces russes sous-ravitaillées, ignorant qu’elles allaient envahir l’Ukraine et sidérées par la résistance de l’ensemble du peuple qui leur fait face. De multiples informations d’OSINT accréditent cela. Cependant, le fait est que l’avance russe s’est poursuivie, ce qui signifie qu’au moins une fraction de leurs forces affiche un moral et/ou une discipline suffisants pour combattre efficacement. Plusieurs éléments semblent indiquer que la résolution ukrainienne commence à entraîner polarisation et raidissement russes. Ces derniers sont déjà sensibles dans les communautés russes OSINT, sans parler de la campagne « Z » : le narratif russe se focalise ainsi sur le soutien à l’armée et à la nation, avec V. Poutine en arrière-plan, « serviteur » de celles-ci.


Ces pertes ne seraient pas en soi un problème si les Russes disposaient d’une marge importante en effectif. Or, il n’en est rien en l’état. Les analyses les plus précises estimaient les forces terrestres amassées sur le théâtre avant le début de la guerre à 120 à 130 000 hommes. Elles disposaient de l’équivalent de 120 « groupements tactiques bataillonnaires » (BTG, des unités de 600 à 1 000 hommes comparables à nos groupements tactiques interarmes) plus les nombreuses unités de soutien. Il faut y ajouter les unités paramilitaires de la Rosgvardia (Garde nationale), en théorie consacrée au contrôle de zone mais disposant de certaines capacités de combat conventionnel, notamment le contingent tchétchène qui prend part à la bataille de Kiev. Or, selon le Pentagone, la totalité de ces forces est déjà engagée dans les zones d’action ukrainiennes



. Surtout, ce sont les meilleures unités russes qui se trouvent aujourd’hui en Ukraine (divisions VDV, première armée de chars de la Garde, etc.). Les Américains considèrent que les Russes disposent encore de 90 % de ces moyens



.


Comment les pertes se traduisent-elles en termes de dégradation de la puissance de combat offensive réelle ? Le renseignement ukrainien a fourni une donnée particulièrement intéressante : au 12 mars, 13 BTG auraient été détruits et 18 autres seraient hors de combat



. Cela signifierait une réduction de 25 % de cette puissance de combat initiale dans l’optique évidemment d’une mission offensive. Le chiffre est invérifiable mais il est cohérent avec le suivi de la situation et avec les estimations de pertes ci-dessus. Précisons qu’une unité peut être considérée comme détruite même si tous ses éléments n’ont pas été annihilés. Des seuils empiriques de pertes de 25 % à un tiers sont régulièrement avancés pour considérer qu’une unité est non opérationnelle. En réalité, tout dépend de la mission et plusieurs causes, souvent entremêlées, peuvent expliquer cette mise hors de combat : ce trop grand taux de pertes en hommes et en véhicules mais aussi la neutralisation des cadres de l’unité, son absence de ravitaillement ou encore l’effondrement de son moral



. Même estimés grossièrement, les niveaux de pertes atteints en deux semaines représentent une usure incompatible avec la poursuite de l’engagement sur le temps long.


Pour qu’il y ait « point culminant de l’attaque » russe, il faut qu’inversement la défense organisée ukrainienne ne s’effondre pas à brève échéance. Sur ce plan, la question des ressources est un grand facteur d’incertitude, en raison de l’efficacité de la propagande de Kiev et de la « discipline informationnelle » des combattants à des fins de sécurité des opérations. On ignore ainsi l’état de l’ordre de bataille ukrainien, qui a dû également accuser de lourdes pertes



.


Quelques éléments peuvent cependant être notés :




  • L’armée ukrainienne conventionnelle disposait initialement d’environ 20 brigades de manœuvre, 7 brigades d’assaut aéroporté, une demi-douzaine brigades d’artillerie, plus les multiples unités d’appui et de soutien. À ces unités s’est ajoutée une demi-douzaine de brigades de manœuvre de d’artillerie de réserve. Le volume de cette force opérationnelle terrestre est mal connu mais on pouvait l’évaluer à 130 000 hommes au mieux avant l’invasion russe



    . Sur le plan tactique, la moitié environ de l’armée ukrainienne a bénéficié d’une formation par les Occidentaux. Les forces spéciales (FS), comptant 4 000 hommes, ont été consolidées depuis 2016 au sein d’un commandement séparé. Formées par leurs homologues américaines et britanniques, elles représentent l’élite des forces ukrainiennes. Un de leurs bataillons a reçu une certification OTAN en 2021. Cependant, sans réelle doctrine ni moyens d’action dans la grande profondeur, ces éléments se battent comme une infanterie d’élite. Ils se seraient en particulier illustrés dans ce rôle lors de la défense de Kiev contre les parachutistes russes


     ;


  • La défense ukrainienne repose également sur les brigades des forces de défense territoriale (FDT). Le dispositif comprend une brigade pour chacun des 25 oblasts plus une pour Kiev, totalisant, selon les sources, entre 80 à 100 000 hommes en cas de pleine mobilisation. On ignore combien d’hommes ont pu répondre au rappel lancé au moment de l’attaque russe ou encore si ces FDT ont pu bénéficier des financements visant à renforcer le noyau de cadres de leurs unités, votés complémentairement à la « Loi sur les fondamentaux de la défense nationale » signée à l’été 2021 par le président Zelensky



    . Il n’en reste pas moins qu’elles sont engagées dans un grand nombre de combats ;


  • Cette loi a également permis de créer des formations volontaires de communautés territoriales opérant sous le commandement du chef de la brigade de FDT locale pour réaliser notamment les activités de contre-mobilité, de checkpoint, voire des actions limitées de combat d’infanterie. Ces réseaux ont été activés le 27 février



     et compteraient au 6 mars 2022 pas moins de 100 000 volontaires ;


  • Il ne faut pas non plus sous-estimer la « légion » des volontaires internationaux comptant des milliers de membres, parfois très aguerris, venant combattre pour Kiev (le chiffre de 20 000 hommes avancé par Kiev est évidemment invérifiable).




L’ensemble de ces forces jouissent ainsi probablement d’une nette supériorité en effectifs sur les forces russes engagées. Elles sont en revanche depuis le début en infériorité dans le domaine des équipements lourds. Ces forces connaissent aussi, bien sûr, des pertes importantes. Les Américains les évaluent entre 2 000 à 4 000 morts. Le président Zelensky a donné plus récemment le chiffre de 1 300 tués au combat. On serait donc sur un volume de pertes plus faible que celui des Russes, ce qui s’explique aisément par le caractère asymétrique des combats. En ce qui concerne les équipements, le renseignement américain évaluait leurs pertes à 10 % le 1er mars et ces dernières s’accroissent au fur et à mesure que les Russes saisissent les dépôts militaires dans les zones conquises. Toutefois, ces décomptes ne sont sans doute pas un indicateur fiable de la balance capacitaire. Dans la perspective d’une guerre de combats urbains et d’embuscades, ces pertes ukrainiennes en équipements lourds sont moins pertinentes. Le conflit fournit donc une excellente démonstration du principe clausewitzien selon lequel la force à la défensive s’use moins que celle qui est à l’attaque. C’est d’autant plus vrai que les forces ukrainiennes ont adopté des modes d’action tactiques relevant souvent plus de la guérilla de haute technologie que de l’affrontement conventionnel pour éviter la puissance de feu russe, illustrant la mise en pratique d’une des acceptions initiales du fameux concept de « guerre hybride »



.


Par ailleurs, les forces ukrainiennes bénéficient d’un appui massif des pays occidentaux



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  • La ligne d’approvisionnement émanant des alliés de l’OTAN, par voie aérienne ver la Pologne puis terrestre par l’ouest du pays, est d’une importance critique. Ainsi, 17 000 armes antichars (Javelin, NLAW, AT4, etc.) et des centaines de MANPADS (Stinger notamment) sont en cours de livraison ou ont été livrées depuis le début des opérations, venant recompléter les stocks de milliers d’autres armes déjà livrées avant le conflit



    . Si les Russes ne parviennent pas à rompre les lignes de communication ukrainiennes avec l’ouest du pays et/ou à contraindre politiquement les Occidentaux à stopper ces livraisons, on peut douter que les forces ukrainiennes tombent jamais à court de munitions. C’est dans ce sens d’un signalement stratégique fort qu’il faut interpréter les frappes russes du 13 mars sur le Yavoriv International Peacekeeping and Security Centre (IPSC) à quelque 25 km de la frontière polonaise et sur l'aéroport d'Ivano-Frankivsk ;


  • Les Ukrainiens conduisent aussi la guerre avec l’appui ISR américain. Il semble que la fonction renseignement militaire américaine (impliquant les agences et les structures d’USEUCOM) soit en mesure de produire et de diffuser à Kiev en une ou deux heures des productions de renseignement toute source (combinant ROEM et ROIM spatial). L’USAF et l’OTAN transmettent également aux Ukrainiens les éléments de surveillance électronique de leurs AWACS et du système AGS



     ;


  • Les Américains fournissent depuis des mois un appui significatif en matière de lutte informatique défensive



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Ainsi, le contraste est saisissant entre d’une part les commentaires peu amènes livrés ces dernières années non seulement par les analystes mais aussi les coopérants sur les difficultés de modernisation et plus généralement les capacités attendues de cette armée ukrainiennes (corruption, incapacité à se transformer réellement, etc.) et d’autre part les aptitudes réelles qu’elles démontrent dans cette guerre, même si elles pâtissent elles aussi de problème de C2 et de soutien logistique, notamment en ce qui concerne la répartition des ressources



. En fait, pour une large part, ce sont les profondes défaillances russes qui soulignent en creux les performances opérationnelles ukrainiennes.


Les perspectives : l’impasse plausible de la guerre de sièges


Prévoir précisément les évolutions de la campagne pour les semaines et mois à venir est impossible compte tenu du nombre de variables et d’incertitudes. On peut cependant tenter quelques hypothèses.


Les forces russes disposent encore d’un potentiel offensif significatif même si ce dernier s’est dégradé rapidement. La pause actuelle vise probablement à réorganiser les unités et surtout le ravitaillement afin de ne pas atteindre le point culminant de l’attaque par simple asphyxie logistique. Ce d’autant que l’entretien du volume de feu requis pour relancer le « momentum » de l’offensive et écraser les villes ukrainiennes nécessite la mise sur pied de bases de soutien bien plus robustes que les éléments actuellement déployés sur le théâtre. Elle implique également que les Russes installent une ligne de communication logistique suffisamment courte et sécurisée avec la zone des soutiens en dehors des zones d’action. La seule voie offrant ces caractéristiques est actuellement celle du nord



, ce qui implique d’aménager une ou plusieurs bases logistiques importantes en Biélorussie. On peut également penser que les forces russes vont mobiliser et projeter plus de moyens d’appui ISR, de génie, de guerre électronique, etc. Ce travail semble en cours. Les drones et munitions maraudeuses, notamment, commencent à être engagés plus massivement par les Russes depuis le 9 mars, date d’un premier usage documenté



. Toutefois, un dilemme peut se poser aux Russes entre la nécessité d’une pause longue permettant une réorganisation en profondeur et celle de ne pas céder l’initiative aux Ukrainiens qui, en effet, peuvent alors être tentés par des contre-offensives plus audacieuses. Mais il est vrai que ces dernières exposeraient les forces de Kiev à une usure plus rapide face à la puissance de feu russe.


De plus, la frappe sur l’IPSC peut préfigurer un effort d’interdiction beaucoup significatif des lignes de communication dans l’ouest du pays. Dans cette logique, mais aussi pour exercer une pression continue sur la défense, beaucoup devrait reposer sur les forces aériennes. Ce d’autant que les forces russes, avec plus de 600 missiles surface-surface (Iskander, Kalibr, Toshka plus anciens) tirés, pourraient mettre en tension leur arsenal de missiles d’interdiction à charge conventionnelle que l’on peut estimer actuellement à 1 500 si l’on suit les analyses du FOI suédois



. Or, en plus d’assurer une mission de frappe de théâtre, cette force de missiles doit également participer à la dissuasion vis-à-vis de l’OTAN, ce qui devrait aboutir à une réduction de son emploi. La contribution des VKS a l’effort de frappe ne peut ainsi qu’augmenter tout en rencontrant là-aussi de multiples obstacles : la chasse ukrainienne n’est pas encore défaite ; la défense sol-air courte portée ukrainienne (les centaines de MANPADS livrés par les Occidentaux) devraient continuer à représenter une forte menace pour les opérations à basse altitude alors même que l’emploi continu de munitions de faible précision forcent les VKS à poursuivre ces modes d’action



. Les opérations à plus haute altitude restent en effet contraintes par la météo hivernale mais aussi par la probable incapacité de l’inventaire de l’aviation russe en munitions de précision à fournir à grande échelle un appui efficace.


Tendanciellement, à condition qu’elles parviennent à mieux gérer ces difficultés logistiques et à corriger leurs modes d’action les plus problématiques, il est plausible qu’une relance de l’offensive russe parvienne finalement à encercler la capitale, voire d’autres villes, à commencer par Kharkiv. En soi, l’encerclement de Kiev peut s’avérer un facteur déterminant dans la désintégration d’une défense ukrainienne organisée, surtout si les Russes parviennent à rompre les communications entre le pouvoir ukrainien et les autres oblasts, en d’autres termes s’ils parviennent à une décapitation fonctionnelle du pouvoir ukrainien. La diversification des moyens de communication mais aussi le degré d’autonomie des différents commandements subordonnés ukrainiens pourraient constituer des facteurs critiques sur ce plan.


Si elles adaptent suffisamment leur manœuvre, on ne peut exclure également que, dans la ou les semaines qui viennent, les forces russes tentent l’encerclement voire l’anéantissement des forces ukrainiennes sur la ligne de front du Donbass. Si cette nasse se dessinait réellement, deux options se présenteraient aux Ukrainiens : soit imposer aux Russes une bataille d’attrition sans esprit de repli, soit tenter d’échapper à cette poche en se repliant sur la région de Dniepropetrovsk pour y poursuivre le combat, abandonnant ainsi tout le Donbass.


Les forces russes sont-elles vraiment en mesure d’aller plus loin en l’état, notamment de s’emparer des grandes villes ? On peut réellement en douter. La première raison est leurs déficiences opérationnelles, qui ne se corrigent pas rapidement. La seconde, plus critique encore, réside dans la puissance de combat requise.


Rappelons les fondamentaux : pour s’emparer d’une ville, le ratio classique tiré de l’histoire militaire de ce siècle passé est de 6 à 4 attaquants pour 1 défenseur. De combien Kiev dispose-t-elle de défenseurs ? La réponse est impossible à apporter avec certitude. On ne peut que risquer des hypothèses. Les ODB fondés sur les garnisons d’unités donnent la brigade de forces spéciales, cinq brigades, dont une mécanisée, de l’armée conventionnelle ukrainienne et de la défense territoriale



. Ceci pourrait représenter entre 10 et 15 000 combattants. Il faut sans doute ajouter de nombreux autres éléments provenant des trois brigades d’aviation et d’artillerie situées au sud de la capitale et d’unités des autres oblasts qui se seront repliées, des différents commandements et administrations de l’armée situés dans la capitale, de la police militaire ainsi que les volontaires étrangers. Les effectifs de combattants en armes à Kiev sont donc probablement de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Il faut enfin évidemment compter les milliers de citoyens qui sont en train de contribuer à « bunkeriser » chaque quartier et pourraient se battre avec acharnement en cas d’assaut. L’une des conditions de la victoire de l’attaquant en zone urbaine est l’efficacité du périmètre d’encerclement, tant pour éviter les sorties des assiégés que les renforts extérieurs. Dans le cas de Kiev, ce périmètre pourrait atteindre environ 90 km compte tenu de la dimension de la ville, ce qui impose un volume de force considérable



. S’ajoutent enfin à ce besoin les forces d’assaut.


Comparaison n’est pas raison mais les ordres de grandeur sont là : au début de l’année 2000, pour sa seconde invasion de la Tchétchénie (dont la partie utile, la vallée du Terek, fait à peine 10 000 km2) et la troisième bataille de Grozny (ville comptant à l’époque moins de 50 000 habitants), Moscou a engagé pas moins de 110 000 hommes, soit des effectifs du même ordre que celui de la force utilisée actuellement sur l’ensemble du territoire ukrainien. La moitié a été utilisée pour reprendre la petite ville à une force adverse d’environ 4 000 Tchétchènes. Et encore, les Russes pouvaient compter sur un soutien, même mitigé, d’une fraction de la population locale, se traduisant entre autres par une puissante milice de plusieurs milliers de combattants



Dans le cas présent, la bataille de Kiev nécessiterait probablement un volume de forces de l’ordre de 150 à 200 000 hommes alors que les forces russes qui sont engagées pour cerner la métropole ne comptent actuellement que quelques dizaines de milliers d’hommes.


Comme à Grozny il y a vingt ans, et comme le montrent clairement les combats de Kharkiv, d’Irpin ou de Marioupol, les Russes vont continuer d’utiliser massivement leur puissance de feu, en l’occurrence l’artillerie et les frappes aériennes. D’importants moyens de feu seraient tout d’abord consacrés à la protection et aux opérations du périmètre. D’autres seraient utilisés à des fins de terreur pour paniquer bon nombre de résistants ukrainiens. D’autres enfin relèveraient de frappes d’appui plus précises afin de paver la voie aux unités de mêlée devant s’emparer des quartiers. Cependant, le bâti en grandes tours de la ville entrave l’efficacité des feux indirects. De plus, la contrainte logistique évoquée ci-dessus demeure. À plus long terme, elle implique de s’emparer et de remettre en service les nœuds ferroviaires comme celui de Konotop afin de rapprocher les points d’entrée de la logistique stratégique des zones d’opération.


Le volume de force et la puissance de feu ne font pas tout. Le combat urbain nivelle les capacités du défenseur et de l’attaquant car l’environnement urbain le compartimente. Ceci entrave le commandement et le contrôle des forces attaquantes, ce qui suppose un fort degré de subsidiarité aux plus bas échelons. La bataille urbaine est affaire de combat interarmes au niveau le plus élémentaire, reposant massivement sur l’infanterie, appuyée par les chars, les mortiers et les obusiers



. L’état moral et d’impréparation tactique dans lequel se trouve une large part des forces russes leur permet-il de mener ce combat dans la durée contre une défense résolue ? Là encore, on peut en douter.


Le siège de Kiev, comme d’ailleurs des autres grandes villes, impliquerait donc une réorganisation bien plus profonde des forces russes au-delà des frappes, de l’amoncellement de logistique et de troupes de combat. Elles doivent en particulier réacquérir compétences tactiques nécessaires. Leur hiérarchie devra aussi certainement entreprendre un important travail de « commissariat politique » pour encadrer et « motiver » la troupe, écarter les éléments non fiables, etc. Même ainsi, rappelle Michael Kofman, l’expérience des batailles de Grozny s’est dissipée avec le temps au sein des forces russes et elles se sont peu entraînées à ce type d’opérations ces dernières années



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Ces multiples contraintes plaident, logiquement, pour des batailles préparées, longues de plusieurs semaines ou mois. On ne peut cependant pas exclure que les forces russes lancent, dès qu’elles le peuvent, des assauts brusqués, tentant de forcer le destin, par exemple ces prochains jours sur Kiev comme certains s’en alertent. De tels assauts témoigneraient alors d’une lecture très pessimiste des rapports de force par les Russes entre d’une part l’usure de leur potentiel, d’autre part le renforcement de la défense ukrainienne en armes et en volontaires.


Il faut rajouter un autre facteur, consommateur de ressources militaires. Dans les zones sous contrôle, comme Kherson, l’opposition déterminée des populations à la mise en place de nouvelles autorités peut susciter la répression brutale des occupants. Il est alors plausible que cette dynamique débouche assez tôt sur une insurrection armée qui serait alors soutenue par les zones encore non contrôlées. Le conflit s’éternisant aboutirait alors à un kaléidoscope de situations opérationnelles dévoreuses de ressources pour l’envahisseur : opérations conventionnelles dans certaines zones, insurrection dans d’autres.


De faibles réserves opérationnelles pour poursuivre l’offensive


Ceci posé, sur quelles ressources supplémentaires peut compter actuellement V. Poutine pour tenter d’atteindre ses objectifs ?


Comme précisé ci-dessus, non seulement 100 % des forces russes déployées sur le théâtre sont engagées, mais ce dispositif représente plus de 70 % de la totalité de la force opérationnelle terrestre (FOT) russe, qui comptait officiellement en août 2021 l’équivalent de 168 BTG



. Restent les derniers 30 % en théorie. Cependant, comme dans nos armées, les Russes sont obligés de conserver un échelon d’urgence a minima. En outre, mobiliser pour plusieurs mois 70 % d’une FOT est déjà une performance, qui explique d’ailleurs la sollicitation des conscrits, et on peut penser que les personnels ou équipements clés des unités restantes ont été largement mobilisés pour ce faire, altérant notablement voire réduisant totalement leur capacité opérationnelle, ces unités devenant alors de simples réservoirs de force. Il est ainsi possible, d’après les sources OSINT, que des renforts soient en cours d’acheminement



 même si le Pentagone dit n’avoir détecté aucune activité importante. Les autres options russes pour compenser leurs pertes sont assez réduites. La vaste réforme de l’appareil militaire russe lancée en 2008 s’est surtout focalisée sur la modernisation de la puissance de combat russe en reconstituant une capacité de frappe minimale pour les profondeurs opératives, ce, au détriment de sa masse



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La constitution des réserves a été en grande partie délaissée dans cette stratégie capacitaire



. La réserve opérationnelle permanente se limite à deux brigades, soit moins de 5 000 hommes. Le reste sont des unités de cadre nécessitant une mobilisation de conscrits ou des recrutements pour devenir pleinement opérationnelles. Dans la perspective de la présente guerre, le ministère russe de la Défense a lancé, à l’été 2021, un programme visant à recruter sous contrat 100 000 réservistes. Sur la base des données fragmentaires disponibles, les observateurs estiment toutefois qu’il est improbable que ce volume de force ait été atteint. D’autres programmes similaires ont été lancés début 2022. Or, il semble qu’une large part de ces troupes aient déjà été engagées pour combler les rangs du présent dispositif et fassent partie de ces 120 BTG et unités de soutien. Un appel de 3 000 nouveaux réservistes est déjà en cours dans la région de Belgorod pour combler les pertes. Il apparaît plausible que Moscou recoure de plus en plus à ces enrôlements ou encore à d’autres unités de la Garde nationale au fur et à mesure de l’avancement de la campagne. Cela étant, l’inclusion croissante de ces personnels manquant d’entraînement va réduire plus encore la valeur combattante des forces russes déployées, aboutissant à un rendement décroissant de sa puissance de combat.


Moscou poursuit donc la sollicitation de ressources extérieures. Elle a cherché l’engagement d’une partie de l’armée biélorusse laquelle compte environ 40 000 hommes. Mais la troupe refuserait en bloc de participer à cette opération et le chef de l’État-Major général, vice-ministre de la Défense, aurait offert sa démission



. Les Russes emploient également des supplétifs. Un contingent opèrerait déjà avec les forces russes. Sa valeur combative serait faible selon les Américains, qui estiment que 200 ont déjà été tués. Moscou devrait en envoyer un millier de plus



. V. Poutine a par ailleurs officialisé le recrutement de combattants syriens.


Ces moyens apparaissent insuffisants pour atteindre les objectifs militaires précités, en particulier la prise des villes. Quand bien même quelques-unes tomberaient, si la résistance militaire ukrainienne n’est pas brisée dans les prochains mois, la Russie pourra difficilement poursuivre son engagementElle n’a qu’une seule force opérationnelle, sans relève possible. En réalité, la seule option serait de mobiliser massivement mais la recherche actuelle des multiples expédients montre qu’elle ne semble pas envisagée, du moins pour l’instant. De fait, elle pourrait être explosive sur le plan social et politique. On peut même se demander si cette mobilisation et l’effort logistique qui devrait l’accompagner seraient réalisables compte tenu de l’effet des sanctions sur l’économie et les finances russes.


Conclusions


Il apparaît ainsi probable que les Russes atteignent prochainement le point culminant de leur attaque, si la défense ukrainienne ne s’érode pas dans le même temps.


Partons tout d’abord du présupposé que les forces ukrainiennes continuent de proposer une défense militaire efficace dans les prochains mois. C’est alors le moment où ce point culminant russe serait atteint qui posent question. On peut émettre deux scénarios :




  • Le scénario le plus optimiste du côté ukrainien serait que la rapidité de l’usure d’une puissance de combat russe en surextension excède celle de la réorganisation de ses soutiens et de la sollicitation de réserves suffisantes, ce qui aboutirait à paralyser les velléités offensives de Moscou dans les toutes prochaines semaines, sans que les forces russes ne soient en mesure d’atteindre des objectifs militaires concrets ;




  • Un autre scénario serait de considérer que cette puissance de combat, en dépit des graves problèmes qui la dégradent, reste suffisante ou se voit assez renforcée pour atteindre plusieurs objectifs intermédiaires tels que l’encerclement effectif de Kiev, de Kharkiv, voire d’Odessa, ou encore des forces ukrainiennes du Donbass. Même dans ce cas, il apparaît improbable qu’elle dispose ensuite des ressources suffisantes pour s’emparer de l’ensemble de ces grandes villes.




On risque fort d’aboutir dans les deux cas à une situation de « pat opérationnel » de plusieurs mois voire années, dans laquelle d’une part les Russes ne pourraient plus progresser vers leurs objectifs, d’autre part les forces ukrainiennes seraient trop faibles pour envisager de les chasser du pays.


Si la résistance militaire ukrainienne finissait par céder dans ce combat d’usure, par exemple en raison de la perte d’un grand nombre de ses meilleurs combattants, si les Russes parvenaient à leurs fins, à Kiev et ailleurs, et changeaient le régime, il devient de toute façon de plus en plus évident que le proxy placé à Kiev avec leur appui ne pourrait asseoir son contrôle sur l’ensemble du paysni neutraliser l’insurrection armée massive probable de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de citoyens ukrainiens.


Quelle sera la traduction de cette impasse opérationnelle dans la conduite politique de la guerre par les belligérants ? Faute de victoire possible, Kiev et Moscou devront mécaniquement aboutir à un compromis par la diplomatie, à un moment ou à un autre. La perspective est cependant réduite à court terme. La détermination ukrainienne est pour l’instant sans faille. Quant à V. Poutine, renoncer à ses buts de guerre sans l’atteinte de quelques objectifs a minima serait pour lui admettre sa défaite sur tous les plans. L’histoire montre d’ailleurs assez que l’attaquant peine à reconnaître l’atteinte du point culminant de son action lorsqu’il se produit et poursuit son effort un temps. Le conflit ne peut donc probablement que se poursuivre et se durcir au moins dans les prochaines semaines ou mois. Cela étant, ses exigences en ressources, mais aussi les effets des sanctions financières et économiques de la communauté internationale, devraient contraindre de plus en plus les marges de manœuvre politiques du Kremlin. Mais celles des Occidentaux se réduisent également, en ce qui concerne tant la soutenabilité de leurs sanctions que le soutien militaire à l’Ukraine. Il est certes possible que la situation se « stabilise » longtemps à un état de guerre froide dure et permanente entre d’une part une Russie très affaiblie économiquement, de plus en plus dépendante de la Chine, engagée dans un carnage semblant sans fin, d’autre part une Ukraine soutenue à bout de bras et l’Occident. Toutefois, plus la durée de la guerre s'allonge, sans perspective de résolution rapide, plus la crise à l’échelle stratégique est susceptible de s’aggraver. Le système est soumis à un tel état de tension qu’il autorise toute forme de ruptures, allant par exemple d’une tentative d’escalade par V. Poutine pour tenter de sortir de cette dynamique par une inversion de la logique de la coercition à la rupture du système de pouvoir au Kremlin.


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