Fric, pouvoir et liberté intellectuelle

Comment faire sortir l’université de sa tour d’ivoire sans compromettre l’indépendance des chercheurs?

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Pas de liberté académique sans l'existence d'une muraille de Chine entre l'administration et les professeurs






« Monsieur, soyons cool ! » Dans la salle M-415, située au pied de la grande tour de l’Université de Montréal, un débat enflamme les esprits. L’essence même de l’université est en jeu : qui gère les fonds publics d’un milliard et demi de dollars (en comptant l’enseignement et la recherche) qui transitent chaque année sur le campus ? Jusqu’à quel point les professeurs et chercheurs sont-ils libres de toute pression du monde des affaires ?


 

La scène se déroulait lundi dernier. L’assemblée universitaire, qui regroupe 116 personnes issues de tous les secteurs de l’Université de Montréal, était réunie pour débattre d’un sujet qui provoque des bâillements dans la population, mais qui est d’une importance cruciale : la gouvernance de l’établissement. Un enjeu crucial, oui : la gouvernance détermine l’équilibre des pouvoirs entre une série de groupes aux intérêts divers — professeurs, chargés de cours, étudiants, autres membres du personnel, et administrateurs issus de l’extérieur du campus, notamment du milieu des affaires — qui siègent aux différentes instances de l’université. Évidemment, chacun de ces groupes a sa propre vision du rôle de l’enseignement et de la recherche.


 

« Soyons cool », a prévenu la présidente de l’assemblée universitaire. Ce qui a mis le feu aux poudres dans le campus, c’est le désir du recteur de faire davantage de place aux membres dits « indépendants » (qui viennent de l’extérieur du campus) dans les instances de l’UdeM. Guy Breton ne s’en cache pas : il estime que l’université a besoin de sortir de sa tour d’ivoire et de tisser de meilleurs liens avec la société, comme le font les universités du Canada et des États-Unis.


 

De gros dollars sont en jeu. Le financement public se tarit (les subventions de fonctionnement de Québec couvrent les deux tiers du budget de l’UdeM). L’université dépend de plus en plus de fondations, de philanthropes et d’entreprises pour financer la recherche et la construction de pavillons. Comme ailleurs en Amérique du Nord.


 

Le recteur ne le dit pas comme ça, mais tout le monde a compris que l’opération vise aussi à réduire l’influence du syndicat des professeurs. Guy Breton s’en défend. « Il n’y a pas de machination, dit le recteur, rencontré à son bureau du pavillon Roger-Gaudry. On a besoin d’amis. On a besoin de personnes qui nous connaissent, qui nous comprennent, qui deviennent notre porte-voix. Si on n’a pas d’amis, on ne va nulle part ! Sans l’appui de personnes influentes, on n’aurait pas été capables de faire le pavillon des sciences [qui est en construction sur le site de l’ancienne gare de triage d’Outremont]. »


 

Ce pavillon de 348 millions, qui prend racine sur le vaste terrain de l’ancienne gare de triage d’Outremont, est financé à hauteur de 60 millions par la fondation privée de l’UdeM. L’université a tout à gagner à se rapprocher de son milieu — de l’ensemble de la société, et non seulement du monde des affaires —, insiste Guy Breton.


 

Les professeurs, eux, se méfient de cette ouverture. Ils craignent toute forme d’intrusion des « amis », notamment des entreprises, dans les affaires de l’université. Ils ont exprimé leurs craintes en long et en large durant toute une journée, dans la salle M-415, la semaine dernière.


 

Pour en finir avec la crise


 

Ce débat lancinant sur la liberté intellectuelle des universitaires déchire depuis toujours le monde de l’enseignement supérieur. La communauté universitaire se plaint habituellement que les administrateurs externes « gèrent l’université comme une business ». Les administrateurs issus de l’externe, eux, ont tendance à considérer les professeurs comme des idéalistes « déconnectés » de la réalité.


 

Lise Bissonnette et John Porter, deux intellectuels qui connaissent bien les universités, ont produit en 2013 un rapport susceptible de calmer les esprits. « Pour espérer une réconciliation, il est impossible de faire triompher une école de pensée sur l’autre, la guerre serait interminable et par ailleurs factice », écrivent les auteurs dans leur étude commandée par le ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Pierre Duchesne.


 

Que les membres du conseil d’une université proviennent de l’interne ou de l’externe, ce n’est pas si important, ont conclu Lise Bissonnette et John Porter. L’important, c’est qu’un des deux groupes n’ait qu’une légère majorité. Il faut aussi nommer des gens de tous les horizons de la société — et non seulement du monde des affaires —, qu’ils proviennent de l’université ou d’ailleurs. « Ce qui compte ici, nous a-t-on rappelés très souvent, c’est la diversité des compétences réunies autour de la table du conseil », indiquent les auteurs.


 

Argent privé, recherche publique


 

John Porter connaît les enjeux de fond en comble : il a été professeur et chercheur durant près de trois décennies à l’Université Laval. Il a présidé le conseil de l’établissement entre les années 2010 et 2015. Il a aussi été directeur général du Musée des beaux-arts du Québec. Pour lui, les institutions comme les universités ou les musées ne doivent aucunement craindre le monde des affaires, bien au contraire.


 

« L’ouverture sur le milieu est un gage de sécurité et d’avenir. Ça va permettre aux universités d’aller plus loin sans compter sur le soutien exclusif de l’État, qui n’est plus là de toute façon. On peut rêver que l’État s’occupe de tout, mais ça ne fonctionne plus comme ça », dit John Porter en entrevue.


 

La dernière année de sa présidence à l’Université Laval, des entreprises ont financé en bonne partie la création de 80 chaires de recherche au coût de 250 millions de dollars. Des études sur les cellules souches, les changements démographiques, la sécurité alimentaire, la transformation du lait et la place des femmes au sein des organisations, notamment, ont été encouragées par des entreprises. « Il n’y a rien de dangereux là-dedans. Citez-moi un cas où la recherche a été pervertie ! » lance John Porter.


 

« Plus de financement privé, pour une université, ça veut dire plus de programmes, plus de professeurs, plus de bourses aux étudiants de deuxième et troisième cycles. L’université est une institution vivante qui doit se réinventer tout en restant fidèle à ses valeurs de base », ajoute-t-il.


 

« Soyons cool ! »


 

Cet ancien universitaire reconnaît les préoccupations légitimes des professeurs pour leur liberté intellectuelle. L’indépendance est le fondement même de l’enseignement et de la recherche. Mais le financement privé de la recherche peut se faire avec des règles claires qui garantissent l’indépendance des chercheurs, selon lui.


 

De la même façon, John Porter estime que la présence d’administrateurs externes au conseil d’une université peut renforcer, et non affaiblir la gouvernance, sans mettre en péril l’indépendance d’enseignement et de recherche. « Les gens de l’extérieur [qui siègent au conseil] ont souvent étudié à l’Université Laval, ils restent impliqués dans la fondation ou dans l’association des diplômés. Ces gens-là ont une compétence pour comprendre l’université », dit-il.


 

De façon étonnante, il affirme n’avoir jamais vu de différence fondamentale dans les orientations des membres internes et externes au conseil de l’Université Laval. « Par contre, j’ai vu un niveau de déficience épouvantable dans la formation de certains membres du conseil. Ça a été ma plus grande surprise. Le b.a.-ba de la gouvernance échappait totalement à certains membres du conseil, qu’ils soient de l’interne ou de l’externe. Il faut faire de la formation. »


 
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