Etats-Unis: Sanders victime de ses contradictions

Entretien avec le sociologue Simon-Pierre Savard-Tremblay

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La faillite des institutions américaines entraînerait automatiquement la chute de l’économie mondiale.

Daoud Boughezala. Au-delà des slogans populistes, en quoi le programme économique de Bernie Sanders répond-il aux intérêts des Américains les plus modestes ?
Simon-Pierre Savard-Tremblay.
L’empire américain décline, alors que les gens dans le besoin y sont nombreux. Aux États-Unis, les 10% les plus riches y contrôlent plus de 70% de la richesse, tandis que 80% de la population américaine serait pauvre ou en passe de le devenir. Malgré tout cela, plusieurs prônent l’abolition des quelques programmes de solidarité existants. Sanders propose quant à lui une couverture de santé universelle pour tous les Américains, l’adaptation d’une fiscalité progressive où les plus riches paieraient leur juste part, bas frais de scolarité pour favoriser l’accessibilité aux institutions d’enseignement. Le programme semble bien peu révolutionnaire et même modeste aux yeux de l’observateur français ou québécois, mais représente tout un ouragan aux États-Unis. Ralph Nader avait jadis porté de telles propositions, mais n’était jamais parvenu à s’approcher de l’importance politique de Sanders, pour qui il était réellement envisageable de penser se rendre à la Maison Blanche.
Sanders s’oppose aussi aux plus dangereux accords de libre-échange, comme le Partenariat transpacifique (PTP). Les partisans du libre-échange confondent fréquemment à tort ce véritable système réglementaire avec la –nécessaire- ouverture au commerce. Le libre-échange n’aura bien souvent eu que le chômage et la désindustrialisation comme résultats. Cela n’est pas particulièrement récent et avait déjà commencé avec l’ALÉNA, alors que les industries du sud des États-Unis avaient rapidement délocalisé leurs activités vers le Mexique. La position de Sanders sur cet enjeu n’est pas étrangère à sa victoire, totalement imprévisible, contre Hillary Clinton au Michigan.
Le monde vit actuellement à l’ère d’un capitalisme intégralement financiarisé, débridé et spéculatif, où une transaction de plusieurs milliards de dollars se règle en un clic sur internet, où des milliers d’emplois peuvent être jetés aux orties en une saute d’humeur des responsables de grands fonds actionnariaux. Sanders propose d’imposer des limites à la puissance des institutions financières. La réalité est troublante : trois des quatre banques ayant été sauvées de la faillite par l’État américain lors de la crise de 2007-2008 sont aujourd’hui plus imposantes qu’elles ne l’étaient à l’époque. La faillite de ces institutions entraînerait automatiquement la chute de l’économie mondiale. Sanders souhaite ainsi s’assurer autant que possible que l’échec annoncé des délires d’une minorité n’aient pas de répercussions sur les gens modestes, non pas seulement des États-Unis, mais du monde entier.
Bernie Sanders a certes remporté de grandes victoires symboliques, comme dans le Michigan, mais sans jamais véritablement menacer l’hégémonie d’Hillary Clinton sur l’électorat démocrate. Pourquoi n’a-t-il pas crevé le plafond de verre ?
À une ère où le technique et le gestionnaire a supplanté le politique, ce qu’Emmanuel Todd appelle la post-démocratie, certains phénomènes populistes deviennent ainsi possibles pour combler un vide abyssal. Le paradoxe en est que l’enthousiasme pour ces populismes peut reposer tout autant sur la nécessité de refaire confiance au politique que sur un désabusement face à celui-ci. Hillary Clinton aurait ainsi pu être battue pour les mêmes raisons que Jeb Bush : incarner les élites du statu quo jusque dans son nom de famille. Barack Obama avait su terrasser Clinton il y a huit ans à coup de « hope » et de « change ». Quoi qu’il en soit, un appareil politique aussi institutionnalisé que le Parti démocrate est parfois très difficile à ébranler malgré l’ampleur d’un mouvement populaire. C’est que Bernie Sanders a constaté.
Pensez-vous improbable le report des électeurs de Sanders sur Clinton ?
Ce report me semble ardu à réaliser. Au contraire, une part des électorats respectifs de Sanders et de Trump se ressemblent beaucoup plus que nous pourrions le penser au premier abord. Peut-on sérieusement croire qu’une population dans le besoin fait ses choix politiques en fonction des étiquettes officielles et partisanes ? Tant Sanders que Trump, qui veut taxer les produits chinois et déchirer le Partenariat transpacifique, ont fait du libre-échange un thème de campagne important. Peut-on sincèrement croire les partisans de Sanders, souvent des électeurs indépendants issus des classes moyennes ou ouvrières, se reporteront sur Hillary Clinton ? Soutenue financièrement par Wall Street et défendant en échange intégralement le programme de celle-ci, Clinton incarne comme nulle autre la classe dominante. Le richissime Michael Bloomberg aura d’ailleurs attendu de s’assurer qu’il soit clair qu’elle est bien la candidate désignée avant de renoncer à briguer la présidence à titre de candidat indépendant. Aurait-t-elle perdu qu’il aura sans doute été la carte jouée par les intérêts financiers et bancaires. Si les requins se mangent parfois entre eux, ils se découvrent aussi un certain sens de la solidarité quand le système est menacé. À contrario, Trump représente, comme Sanders, un discours anti-establishment clair et tranché.
Dans une tribune publiée sur le site du journal québécois Le Devoir, vous décortiquez l’alliance de classes sociale qui constitue l’électorat Sanders. En quoi cette coalition sociale est-elle porteuse de contradictions ?
L’électorat populaire ne constitue pas la seule base sur laquelle s’appuie Sanders, qui se compose aussi de l’intelligentsia progressiste, dont l’horizon est l’émancipation radicale de l’individu. Cette « gauche » sévit principalement sur les campus universitaires. Ces militants, s’ils se réclament d’un peuple imaginaire et fantasmé, ont au final un mépris à peine voilé pour le peuple réel. Ce dernier, se sentant menacé, observe le système économique détruire une à une les structures communes qui lui sont chères et se campe dès lors sur les plus proches de lui et les plus difficiles à écraser : valeurs morales, famille, village, nation, etc. Cet enracinement dans des repères protecteurs, pointé du doigt comme étant rétrograde et réactionnaire, est aujourd’hui le principal objet des moqueries et la cible de cette « gauche », qui contribue comme nulle autre au déploiement du capitalisme qu’elle prétend combattre. Comme la haute finance, la « gauche » exècre aujourd’hui les frontières nationales. Elle représente à la fois, pour le capitalisme débridé, une caution idéologique et une posture esthétique. Pour elle, les valeurs morales ne sauraient s’inscrire dans le politique, leur prescrivant ce que la droite veut faire des entreprises : la privatisation. L’idéologie progressiste, par son relativisme moral et culturel, par son adversité fondamentale à l’égard d’une conception publique et commune du bon, du bien et du juste, prône un monde fondé sur l’affirmation radicale des individualités de tous contre tous.
Depuis que cette « gauche » a renoncé au socialisme, il ne lui reste que ses multiples combats de substitution, tous liés au prétendu refus des discriminations, appliquant dès lors la grille d’analyse de la lutte des classes, à laquelle elle renonçait, à tous les rapports sociaux… sauf aux classes. Le peuple n’est plus à libérer du système économique, c’est la minorité qui serait à libérer de la majorité, les toilettes pour transgenres et la légalisation de la marijuana devenant les grands combats de la « gauche » contemporaine. Les grands intérêts économiques s’en lèchent les doigts, pouvant désormais aisément remplacer la morale des gens ordinaires par le règne de la croissance économique : cette « gauche » leur fournit une splendide contribution au grand rêve de la société de consommation sans limites, devant libérer radicalement l’individu pour que puisse régner pleinement le « je, me, moi ». C’est là que la rébellion devient un produit de consommation à la mode, Che Guevara se mutant en icône de la contre-culture que s’arrachent les adolescents. On comprend dès lors pourquoi le philosophe Jean-Claude Michéa voit dans la gauche le stade suprême du capitalisme…
Si cela semble aujourd’hui atteindre des proportions caricaturales, la chose n’est pourtant pas entièrement nouvelle. Dans La culture du narcissisme, le grand sociologue Christopher Lasch voyait dans les militants radicaux de la décennie 1960 la manifestation fondamentale d’un individualisme narcissique pathologique. Les différentes mouvances de « développement personnel » ont su leur succéder fidèlement en cette matière, au cours de la décennie suivante. Ce sont ces idéaux qui se développeront et augmenteront continuellement leur nombre d’adhérents pour se fondre aujourd’hui dans un « progressisme » cachant sa haine d’un peuple « trop arriéré », « trop homogène » et « trop patriarcal », le tout sous le masque de l’anti-populisme. Et cette gauche de se demander désormais pourquoi les pauvres votent à droite, pour citer le titre en français d’un ouvrage du journaliste et essayiste Thomas Frank…
Au “populisme imparfait” de Sanders, la mentalité américaine héritière de l’esprit des pères fondateurs ne préfère-t-elle pas le populisme libertarien d’un Trump, pro-armes et relativement isolationniste ?
Je serais bien mal à l’aise de qualifier Trump d’économiquement très libéral ou de libertarien. Non seulement, tel qu’abordé précédemment, celui-ci s’oppose-t-il au libre-échange intégral, mais il défend également le maintien de l’Obamacare et une hausse du taux d’imposition des mieux nantis. Sur les armes à feu, sa défense absolue du second amendement est plutôt récente, alors qu’il se montrait auparavant favorable à un encadrement réglementaire. On sait d’ailleurs que Trump a, tout au long de sa vie, multiplié les revirements, ayant même été, pendant longtemps, partisan du Parti démocrate. Basé à New York, Trump n’est pas un républicain traditionnel, n’étant ni issu de la droite religieuse, ni des défenseurs d’un impérialisme humanitaire et militaire, ni de l’aile libertarienne économique. Le Parti républicain, comme institution permanente de l’espace public américain, a très souvent axé ses stratégies électorales sur la base populaire du sud du pays, pour ensuite lui tourner le dos et appliquer intégralement le programme de Wall-Street. Force est d’admettre que Trump a actuellement cassé l’élite dominante du parti. Courtisant les « gens ordinaires », pour reprendre l’expression de George Orwell, qui se retrouvent actuellement chez Sanders, le temps seul nous dira si une éventuelle présidence Trump sera elle aussi confisquée par les grands intérêts bancaires et financiers.


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