Elisabeth Lévy: «nous en sommes arrivés au stade de la rien-pensance»

On appelle ça l'évolution de l'espèce

«Dans un pays qui a contribué à l’invention des Lumières, l’engueulade civilisée devrait être possible», mais selon l’essayiste Elisabeth Lévy, l’exercice s’avère de plus en plus compliqué. Dans son dernier ouvrage, elle repart à l’attaque de l’opinion médiatique. Entretien.



«L'ennemi est la figure de notre propre question»… «Si l'autre vous traite en ennemi, vous l'êtes»… Eh oui, Carl Schmitt est décidément de retour, il est cité par Eric Zemmour, Patrick Buisson, Alain de Benoist, et j'en passe. La revue Conflits affiche en Une: « Qui est l'ennemi? »… Et des juges comme Alain Marsault vulgarisent cette désignation sur les plateaux télés. Et même à gauche, la philosophe Chantal Mouffe lorgne —à sa manière- du côté du sulfureux penseur rhénan.



Il nous faudrait donc désigner l'ennemi, car nous serions en guerre. Ici même, dans À vos marques-pages, on ne compte plus les invités que nous avons questionné ou qui nous ont naturellement parlé de l'ennemi, qui ont soulevé cette question pleine de bon sens: comment remporter une guerre quand on refuse de nommer l'ennemi? Eh oui, de l'ennemi, on en bouffe matin, midi et soir, et même le week-end. Impossible donc d'esquiver cette question obsidionale… Impossible.



Alors, pardonnez-moi, mais quand j'ai vu le livre d'Elisabeth Lévy, il m'était impossible de comprendre son intention autrement: Elisabeth Lévy, elle aussi, veut se faire son ennemi. Mais oubliez les djihadistes, son ennemi à elle, son ennemi privé, ne porte pas d'AK-47 en bandoulière. Son ennemi, ce sont les «Rien-pensants»… clairement désignés par le titre de son dernier essai, publié aux éditions du Cerf. Et cela fait longtemps qu'elle ferraille contre eux, au moins depuis 2002 et son essai Les maîtres censeurs.



Clarifions donc cette intention que nous avons peut être très mal comprise: qui sont-ils, ces Rien-pensants? Et puis guérissons notre pathologie: êtes-vous vraiment en guerre contre eux?



Extraits:



«Normalement dans un pays qui a contribué à l'invention des Lumières, l'engueulade civilisée devrait être possible. J'ai des adversaires, je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils sont mes ennemis. J'ai hésité à adopter ce titre, je ne voudrais pas donner l'impression qu'il y a les idiots qui pensent mal et moi qui pense bien… en fait, que s'est-il passé depuis une décennie? La question de la bien-pensance, c'est-à-dire des idées décrétées a priori acceptables ou des gens infréquentables, et surtout, cerise sur le gâteau, maintenant des questions décrétées nauséabondes. Je fais référence à un article de Geoffroy de Lagasnerie, dans Le Monde, qui expliquait qu'intellectuel de droite est un oxymore… Qu'un intellectuel décrète que des questions doivent être abandonnées, c'est vraiment "la défaite de la pensée". Maintenant, on nous interdit de voir: toutes ces dernières années, le débat n'a pas porté sur "comment faire contre l'islamisme", mais ceux qui le voient sont des salauds. Dans le fond, c'est pour cela que nous en sommes arrivés au stade de la rien-pensance: on n'a pas le droit de voir ce que l'on voit.»



La fabrique de l'opinion



«Vous avez plusieurs niveaux, vous avez le ronron médiatique: un discours spontané qui prend pour des vérités ce qui est l'opinion communément répandue dans la profession: prenez-la PMA, massivement, les médias sont pour. Un discours de l'évidence où rien n'est discuté: "La France rattrape son retard". Eh bien, ce n'est pas une vérité, c'est une opinion.»



Une hégémonie toujours en place



«L'hégémonie n'a pas changé de camp, mais en termes de rapport de force numérique, les choses ont évolué: il y a quinze ans, on trouvait trois malheureux. Aujourd'hui, je sors de RMC, je ne peux pas dire que j'ai été opposé. Ce serait très injuste et narcissiquement bête de se dire censuré ou bâillonné. Seulement, hégémonie et visibilité, ce n'est pas pareil. La question, c'est quel est le statut d'un certain discours. De ce point [de vue, ndlr], un certain nombre de débats qu'on ne peut avoir sereinement: l'islam, entre autres.»



Mépris abyssal



«Je ne crois pas du tout que la droite ait disparu. Je crois qu'Hollande ait payé très cher [la loi dite du Mariage pour Tous]. Ce qui s'est manifesté, c'est le mépris abyssal que vouaient nos élites de la gauche bobo, qui regarde cette France des provinces avec mépris. Je me fiche du mariage, je ne m'intéresse qu'à la filiation. Mais j'étais très choquée de la façon dont on les a traités: Najat Vallaud-Belkacem déclarait: "je concède qu'il y en a peut-être qui ne sont pas extrémistes là-dedans"… j'ai découvert cette coupure, entre ceux qui se considèrent comme le seul visage de l'avenir, et ceux du passé. (…) Plus ils sont minoritaires, plus ils sont hargneux.»



Un puritanisme à venir?



«Je pense que tous ceux qui se sont réjouis de la victoire de Trump ont un tout petit nez: sa victoire va nous amener un triomphe du politiquement correct. Ça va être pire que tout… À part Blanquer en politique, le climat dans lequel nous entrons avec #balancetonporc n'annonce rien de bon. On nous donne l'impression que la France est un cauchemar pour les femmes. Il y a évidemment des déviances dans nos sociétés. Mais globalement, la situation des femmes s'est plutôt améliorée. L'égalité est la norme anthropologique, juridique, sociale. Personne ne peut vraiment défendre dans l'espace public l'idée de l'inégalité.



Or, sur ce fondement-là, que fait-on? Puisqu'il s'agit d'obtenir la justice pour les femmes, on va suspendre le contradictoire —je te dis de quoi tu vas être accusé, je ne te condamne pas en ton absence. C'est comme ça qu'est née la démocratie. On nous que ce n'est pas grave, il n'y a que quelques noms balancés. Et je les entends réclamer l'imprescriptibilité pour les harceleurs… Mais donc en gros, il y aurait deux crimes imprescriptibles: le crime contre l'humanité et la main aux fesses? C'est plus que du politiquement correct, je vois une forme de puritanisme qui va nous tomber sur la tête. D'ailleurs, les hommes ont peur.»