Au Québec, la gauche radicale, les libéraux et les intégristes font alliance contre la laïcité

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L'islamisme au Québec vu de France

Mention de source photo : David Himbert, Montréal


Mais qu'a donc décidé le gouvernement du Québec pour déclencher de telles réactions ? Quelle volonté poursuit François Legault, le Premier ministre, pour se voir accusé de préparer un "nettoyage ethnique", de s'inspirer de Mein Kampf, voire de paver la voie à un attentat au Canada ? En réalité, l'homme politique de centre-droit et son parti au pouvoir, la Coalition avenir Québec (CAQ) entendent simplement appliquer leurs promesses de campagne et faire adopter un projet de loi établissant une laïcité plutôt mesurée dans la Belle Province. Une initiative, soutenue par une large majorité de Québécois (autour de 65% dans les études d'opinion), qui vaut pourtant à Legault un torrent d'injures et de diffamations, révélant la sensibilité de la question du rapport aux religions au Québec, mais également celle de la place qu'occupe la province francophone au Canada. Depuis plusieurs semaines, "les actions des opposants à la loi 21 sont amplifiées alors que la voix des défenseurs de la laïcité rarement entendue, déplore Djemila Benhabib, militante laïque établie au Québec. Il y a un sérieux problème avec la couverture médiatique."


Revenons quelques mois en arrière. En octobre 2018, la CAQ remporte les élections générales au Québec à une large majorité (74 sièges sur 125 à l'Assemblée nationale), chassant le Parti libéral québécois (PLQ) du pouvoir. François Legault, le nouveau chef du gouvernement de la province, a été élu sur deux promesses : une réduction des flux migratoires, et l'instauration de la laïcité au Québec. C'est donc fort logiquement que le Premier ministre annonce le vote de la "loi 21". Le projet est plutôt modéré, mais au pays du multiculturalisme, il représente un tournant considérable : il s'agit d'inscrire le principe de la laïcité de l'Etat dans la constitution du Québec, et de contraindre les employés de l'Etat "en position d'autorité" à ne pas arborer de signes religieux. La mesure s'appliquera aux policiers, aux enseignants, aux directeurs d'école ou aux juges, ainsi qu'au président et au vice-président de l'Assemblée nationale. Elle concerne évidemment les accoutrements et bijoux de toutes religions, le gouvernement ayant décidé de s'en tenir au "sens commun" pour décider de ce qui serait interdit.


Par ailleurs, la neutralité comporte une nuance de taille : elle ne s'appliquera qu'aux nouveaux employés des services publics. Ceux qui sont déjà en poste conserveront le droit d'arborer un signe religieux s'ils conservent "la même fonction" au sein de leur administration. Autres mesures prévues par la loi 21, qui devrait être adoptée d'ici au mois de juin : l'obligation pour les fonctionnaires en position d'autorité d'exercer "à visage découvert" ; ainsi que le décrochage symbolique du crucifix de l'Assemblée nationale du Québec.


Même modéré et décevant pour certains qui souhaitaient par exemple que la neutralité des agents s'étende aux écoles privées, le projet a suscité la fureur de plusieurs groupes, prêts à tout pour que la laïcité ne voie pas le jour au Québec. Premier pilier de cette entente foutraque, le plus naturellement "menacé" par la loi 21 : celui des religieux. Bien décidés à conserver la possibilité de rendre visible leur culte dans tous les interstices de l'espace public, ceux-là n'hésitent pas à utiliser la rhétorique du libéralisme culturel pour promouvoir des visées conservatrices. L'exemple le plus marquant a été donné par la manifestation du dimanche 7 avril, dans les rues de Montréal. A l'appel du Collectif canadien anti-islamophobie, 5 à 6.000 personnes ont défilé, arborant hijabs, turbans, étoiles de David, ou parfois rien du tout. Sur les pancartes, des slogans à l'anglo-saxonne, comme "Bikini, leggings, voile ou burqa, c’est mon choix". Fait beaucoup plus timidement commenté par la presse canadienne : la manifestation était organisée par des intégristes. L'initiateur, l'imam Adil Charkaoui, a déjà été incarcéré 21 mois, soupçonné de collusions avec Al-Qaïda. Il est accusé par plusieurs familles musulmanes d'avoir endoctriné des jeunes dans son centre et sa mosquée, les poussant à partir faire le djihad en Syrie. Sur sa page Facebook, l'homme ne cache pas sa volonté d'islamiser les Québécois : "Plus on parle de l'islam, plus il se propage. Et moins on en parle, plus il se propage. La solution : qu'ils se convertissent et qu'on en finisse! Ils vivront heureux !", écrivait-il en octobre dernier. Autre figure de la manifestation : le prédicateur islamiste Salem Elmenyawi, qui avait fait pression sur le gouvernement canadien en 2004 pour que celui-ci institue des tribunaux islamiques appliquant la charia aux familles musulmanes vivant dans le pays.


De quoi dresser un drôle de tableau du défilé montréalais : dans le cortège, où l'on critiquait une "loi fasciste" en dressant un parallèle explicite entre François Legault (accusé de "favoriser les Québécois de souche") et Adolf Hitler, les cris "Allahu akbar !" ont ponctué les interventions des leaders, pendant que des hijabs étaient distribués. "Au Québec comme ailleurs, l’ennemie à abattre de ces collectifs anti-islamophobie c’est la laïcité, a commenté Fatima Houda-Pépin, femme politique canadienne de confession musulmane, dans le Journal de Montréal. Ils s’y opposent fondamentalement parce qu’elle va à l’encontre de leur agenda politique, qui consiste à imposer un islam politique basé sur leur vision du monde." La défiance est explicitement affichée. Un témoignage a notamment marqué les esprits : celui de Chahira Battou, une étudiante voilée invitée par la télévision québécoise. Elle y a expliqué son opposition à la loi 21, et son intention de ne pas l'appliquer. "Je n’enlèverai jamais mon voile pour enseigner, a-t-elle prévenu. J’ai étudié un an en France en médecine, et la raison pour laquelle je suis revenue au Québec, c’est parce que [pendant] les stages, [il] fallait que j’enlève mon voile, parce que c’est un pays laïque. Mais on n’est pas dans un pays laïque ici." Pour ces futures enseignantes, la perspective de ne pas afficher ostensiblement leur identité religieuse aux élèves est tout simplement inconcevable. Il est toutefois notable que cette position n'est pas partagée par toutes les femmes musulmanes, loin de là : Ici Radio a ainsi consacré un reportage à des professeures féministes pratiquant l'islam, farouchement opposées au port du hijab.


Après les enseignantes en faveur du port du voile, voici celles qui sont contre



La suite du débat sur la laïcité avec @CatherineKovacs #TJ22H pic.twitter.com/qSLNoVh2Ca

— Céline Galipeau (@CGalipeauTJ) April 17, 2019


Pour contrer la laïcité, les intégristes ne reculent devant rien. Leurs complices involontaires non plus : le chroniqueur Luc Lavoie a comparé le projet de loi à Mein Kampf, le pamphlet antisémite d'Hitler. A la radio, il s'est alarmé : "S’il y a une formule qu’il ne faut pas suivre, c’est la formule française, a-t-il dit. A-t-on envie de finir avec le Bataclan, le camion-bélier à Nice et Charlie Hebdo ?" Chez les religieux, la lutte contre les laïques n'a pas de frontières spirituelles : le philosophe Charles Taylor, a reçu 1,5 million de dollars de la Templeton Foundation, un lobby américain favorable au fondamentalisme protestant. L'intellectuel sillonne le Québec pour y donner des conférences hostiles à la loi 21. Accompagné de députés de la gauche et du centre, il a également partagé le micro avec l'imam Ali Sbeiti, proche du Hezbollah, suivi de près par les services de sécurité canadien, dont le passeport a déjà été suspendu pour des liens avec le terrorisme.


Le deuxième pilier de l'alliance anti-laïque est plus politique : il s'agit de la gauche québécoise, et son parti Québec solidaire (QS). Prudents, les responsables de la formation indépendantiste, qui compte 10 députés à l'Assemblée nationale, ont préféré ne pas s'afficher à la manifestation montréalaise. Mais cela ne masque pas le changement de ligne radical de QS, qui défend désormais le multiculturalisme le plus extrême. Ces dernières années, le parti soutenait le "compromis Bouchard-Taylor", une position née d'un rapport publié en 2008 qui prônait l'interdiction des symboles religieux pour "les employés de l’État exerçant un pouvoir coercitif", comme les juges ou les gardiens de prison. Au cours d'un Conseil national tenu le 30 mars, Québec Solidaire a spectaculairement tourné casaque : ses délégués ont soutenu à 91% l'opposition à toute neutralité imposée aux fonctionnaires. Plus osé encore, QS s'est également déclaré favorable au port du niqab ou de la burqa chez les employées de l'Etat ! "Personne ne devrait perdre son emploi ou être empêché au Québec d’exercer la profession de son choix, s’il ou elle porte un signe religieux", a déclaré Manon-Massé, porte-parole de QS. Dans ce parti de gauche qui rejoint les positions libérales et s'éloigne de l'électorat québécois francophone, le tournant anti-laïque va très loin : un député QS, Alexandre Leduc, a par exemple cautionné la "désobéissance civile" des fonctionnaires souhaitant toujours arborer leur signe religieux si la loi était votée. Signe de la progression des argumentaires "décoloniaux" au sein du parti, une militante de QS a récemment affirmé : "La laïcité nourrit le racisme. Elle est nocive. Plus que la charia. Plus que le voile intégral. L'homme blanc est là, se tenant victorieux sur la souffrance des autres peuples."


Pour cette militante de Québec solidaire, la laïcité est plus nocive que la charia.@djemilaben @miss9afi #AssNat #PolQc #pl21 pic.twitter.com/sRNwwUdd1d

— Alexandre Gauthier (@alexgauthier92) April 5, 2019


Cette radicalité masque en partie le fait que tous les adhérents de Québec solidaire ne sont pas sur cette ligne. Mais les "inclusifs" du parti ont fait en sorte de faire taire les laïques : de nombreux militants ont déclaré avoir essuyé des insultes et des tentatives d'intimidation, en marge du Conseil national. "[Le parti] nous a nui un peu, il ne nous a pas laissé parler trop librement", a regretté Richard Aubert, du Collectif laïcité de QS. Deux options ont été soumises au vote : l'opposition à toute interdiction des signes religieux, et le maintien du soutien au compromis Bouchard-Taylor. Le soutien à la loi 21 ? Absent des propositions. En conséquence, de nombreux militants ont boycotté le vote. Et les caciques de QS d'applaudir la "quasi-unanimité" des votes en faveur du multiculturalisme…


Enfin, le troisième pilier de la coalition hostile à la loi 21 est constitué, sans surprise, par les libéraux favorables au multiculturalisme. On y trouve la quasi-entièreté du Canada anglophone, mais également le Parti libéral québécois (PLQ), longtemps au pouvoir dans la Belle province. Si leur opposition à la laïcité de l'Etat n'est pas une surprise, la virulence des propos tenus et des actions envisagées pour barrer la route au gouvernement du Québec donne une idée du fossé qui sépare les Canadiens en matière de conception de la vie commune. Exemple le plus emblématique, William Steinberg, maire de la ville québécoise d'Hampstead, a qualifié la loi 21 de "nettoyage ethnique". Devant le tollé, l'édile a rectifié son propos, précisant qu'il utiliserait désormais l'expression… "nettoyage ethnique pacifique" pour évoquer ce projet "raciste". Le Canada libéral et anglophone s'est mobilisé. Très active, la députée du PLQ Hélène David accuse le texte de la loi de cibler les minorités et d'être "incompréhensible au niveau intellectuel". Le Premier ministre canadien Justin Trudeau y est allé de sa sortie, même s'il a reconnu ne pas avoir lu le projet de loi : "Pour moi, il est impensable que, dans une société libre, nous légitimions la discrimination contre des citoyens en raison de leur religion", a-t-il affirmé.


Au-delà des discours, les libéraux sont prêts à aller jusqu'aux actes. Julius Grey, un avocat constitutionnaliste pilier de l'opposition à la loi 21, a évoqué la désobéissance civile comme un moyen "qui peut se justifier dans certains cas où c’est une question de conscience". Il promet également de mener des démarches auprès des instances de l'ONU, dont on sait qu'elles sont acquises au multiculturalisme.


A l'intérieur du Québec, une fracture se dessine entre l'agglomération de Montréal, métropole "inclusive et ouverte" dont la maire Valérie Plante est contre la loi 21, et le reste de la province. A tel point que les villes anglophones à l'ouest de Montréal ont déjà demandé à être exemptées de l'application du projet de loi. La Commission scolaire English-Montréal, qui gère les écoles publiques anglophones de la ville, a également annoncé qu'elle n'appliquerait pas l'interdiction des signes religieux pour les enseignants de ses établissements. La tactique employée par les "inclusifs" vise en partie à détourner le débat, en distillant l'idée que le projet des laïques est d'exclure la diversité - alors qu'il consiste plutôt à proposer une manière différente d'aménager la cohabitation des cultures en s'inspirant du modèle républicain.


Pour le Québec, l'adoption de la laïcité est un combat juridique de taille : pour que la loi passe, le gouvernement a dû invoquer une clause constitutionnelle qui lui donne la possibilité de soustraire pendant cinq ans son projet à la Charte canadienne des droits et libertés. Celle-ci garantit en effet la sacro-sainte "liberté de religion", et donc la possibilité sans limites d'exhibition d'atours religieux. Au Québec, où la liberté de conscience des jeunes élèves et la neutralité de l'Etat sont des préoccupations plus partagées, l'exécutif a considéré que le Parlement québécois était plus légitime que des tribunaux canadiens pour légiférer sur la vie des habitants de la province. De quoi mettre en lumière le fait que la bataille autour de la loi 21, au-delà de ses enjeux sur la laïcité de l'Etat, est aussi une lutte pour la survie des valeurs du Québec francophone, dans un Canada accusé de traiter avec dédain cette province qui refuse de se dissoudre dans cet Etat "post-national". Dans cet immense pays situé dans l'aire culturelle anglo-saxonne, le Québec est un petit bout de France à la tradition laïque ancienne... et peu appréciée. C'est ainsi qu'a été interprétée la virulence des moyens utilisés par les anglophones vivant au Québec contre la loi 21 par Michel David : pour ce chroniqueur du Devoir, elle "traduit moins un mépris des valeurs québécoises qu’une adhésion à celles du reste du Canada et il faudrait bien mal connaître la nature de ce pays pour s’en étonner." Djemila Benhabib renchérit : "Nous sommes un peuple pacifique, ouvert, immensément attaché au principe d’égalité de tous devant la loi. Bref, nous sommes des républicains." Et la militante laïque d'en appeler au soutien des Français : "Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de vous pour continuer d'exister. Nous sommes des gens fiers. Des résistants. Ne nous abandonnez pas !" Un demi-siècle après la sortie du général de Gaulle, la lutte pour un Québec libre est toujours d'actualité.


Des laïques français vont traverser l'Atlantique pour mener au Québec le combat pour la liberté de conscience. En effet, à l'initiative de Djemila Benhabib, deux journalistes de "Charlie Hebdo", Gérald Dumont et Marika Bret, se rendent dans la Belle province du 26 avril au 4 mai. Ils y assisteront à trois représentations de la pièce de théâtre du regretté Charb, "Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes". Trois dates sont prévues, à Montréal (27 avril), Trois-Rivières (29 avril) et Québec (1er mai). A chaque fois, le spectacle sera suivi d'un débat en la présence d'intellectuels canadiens. Marika Bret et Gérald Dumont seront également reçus à l'Assemblée nationale du Québec.