Si vous vous demandez encore où est Charlie, il rêve dans les toilettes de sa cellule collective, dans une geôle saoudienne. Quand il y entre, le prisonnier Raef Badaoui (aussi orthographié Raif Badawi), 31 ans, y trouve des feuilles de papier souillées, des excréments partout. La situation, écrit-il, est effroyable :
Des murs sales, des portes défoncées, rouillées. Me voilà qui tente de m’adapter pour faire face à ce chaos. Et tandis que j’examine avec attention les centaines de graffitis inscrits sur les murs poisseux des toilettes communes de la cellule, mon regard tombe sur la phrase 'La laïcité est la solution'. Stupéfait, je me frotte les yeux pour m’assurer que je vois bien ce que je vois."
Sur les murs, une main a donc écrit ton nom, Laïcité. Ce qui redonne du courage et même de la "gaieté" au prisonnier, qui a tout à coup le sentiment de voir apparaître, sur le mur misérable couvert d'obscénités, "une jolie fille séduisante" :
J’ai été aussi émerveillé qu’heureux de découvrir cette belle maxime insolite. Car de la lire là, au milieu des centaines de mots orduriers issus de tous les dialectes arabes qui souillaient ces murs crasseux, prouvait qu’il y avait ici au moins une personne qui me comprenait, et qui comprenait ce pour quoi j’avais été incarcéré."
Raef Badaoui, emprisonné depuis 2012, est aujourd'hui une icône de la résistance à l'oppression théocratique. Chroniqueur et blogueur, il a eu le tort d'avoir prêché la raison, la laïcité, le libéralisme, la tolérance, le respect des femmes dans le pays de la Charia toute puissante. Arrêté en 2012, il été condamné pour blasphème, à une très lourde peine : 10 ans de prison, 1.000 coups de fouets, 1 million de Ryads, soit 200.000 euros.
Manifestation devant l'ambassade d'Arabie saoudite à La Haye le 15 janvier 2015 (Jaap Arriens / NurPhoto)
Sa femme Ensaf Haidar et ses trois enfants ont émigré au Canada et le sort du jeune écrivain fait depuis l'objet d'une importante mobilisation internationale, notamment grâce à l'action d'Amnesty International. Les 50 premiers coups de fouets ont été administrés en place publique, le 9 janvier, "au milieu d'une foule ravie" chantant Allahu Akbar. Face au tollé international, les séances hebdomadaires de coups de fouet ont été suspendues. Raef Badaoui croupit depuis en attendant les 950 autres coups promis.
Pour éclairer l'absurdité de sa situation, Amnesty et quelques éditeurs ont décidé de réunir dans un petit livre 14 articles qui l'ont fait condamner. Et avec courage, le prisonnier a accepté de dicter à sa femme, depuis sa prison, une courte préface d'où est tirée l'anecdote des graffitis dans les toilettes. Le livre est publié dans plusieurs langues - en France, par les éditions Kero, sous le titre "1.000 coups de fouets, parce que j'ai osé parler librement" (3 euros, gratuit sur les formats numériques) (1). Tous les bénéfices seront consacrés à la lutte pour la libération de Badaoui.
Un chantre des lumières
Les idées qui l'ont fait condamner sont dans ce livre. 14 articles, écrits pendant les trois années précédant sa détention, qui ne sont ni des appels à la violence, qui ne contienne pas de propos insultants, ni même de saillies blasphématoires. Ce sont des textes calmes, posés, résolus, engagés, écris par un jeune intellectuel épris des valeurs des lumières.
Il dénonce ce sur quoi le monde occidental, avec cette lâcheté ignoble que nourrit les intérêts commerciaux, ferme les yeux : l'oppression infligée par la grande pétromonarchie aux non-musulmans, aux femmes, aux libre-penseurs. L'auteur interroge ses concitoyens :
Comment pouvons-nous, avec de tels individus, bâtir une civilisation humaine, et avoir des relations normales avec six milliards de personnes, dont plus de quatre milliards et demi ne sont pas de confession musulmane ?"
Interroger le modèle islamiste, en Arabie Saoudite, c'est déjà prendre le risque de la peine de mort. Et pourtant, calmement, au fil de ses articles, malgré les pressions qu'il subit, Badaoui rejette fontalement toute forme d'islamisme politique. Il affirme qu'il resterait hostile au Hamas, même si ce dernier libérait la Palestine :
Je ne suis pas pour l’occupation d’un pays arabe par Israël, mais, en revanche, je ne veux pas remplacer Israël par une nation islamique qui s’installerait sur ses ruines, et dont le seul souci serait de promouvoir une culture de mort et d’ignorance parmi ses fidèles, à une époque où nous avons désespérément besoin de ceux qui en appellent à une culture de vie et de développement, propre à cultiver l’espoir dans nos âmes."
Mais on aurait tort de voir dans Badaoui un admirateur béât de l'Occident. Son regard sur le "modèle" occidental n'est pas tendre. Selon lui, ce dernier "s’écarte peu à peu des promesses du siècle des Lumières, pour se diriger vers un objectif résolument à droite, religieux, conservateur, et parfois colonialiste", menaçant la modernité, la démocratie, et "les principes de la Révolution française" :
Ce modèle lourd de l’illusion de posséder les clés de la révolution et les secrets de la puissance commence à menacer les valeurs qui ont fait le charme de l’Occident pendant bien des décennies : la raison, l’égalité, la paix universelle, la protection de l’environnement, la coexistence, et aussi... aussi... l’éventualité de l’immortalité de l’espèce humaine."
"1.000 Coups de fouet. Parce que j’ai osé parler librement", de Raef Badawi. Document, traduit de l’arabe par France Meyer. 3 euros (papier) ou gratuit (numérique). 64 pages. Sortie le 4 juin.
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