« Il [Dioxippe] n’a vaincu que des esclaves ;
_ les hommes, c’est mon affaire »
_ Diogène
Chez les Anciens, on pouvait distinguer deux espèces de personnes : celles qui prétendaient dire la vérité et celles qui avaient le courage de se mettre au service de la vérité, tout en assumant les dangers. Les premières cherchaient les démonstrations et faisaient confiance au pouvoir magique du langage, alors que les secondes voyaient dans l’action même une preuve de la vérité.
Dans la première catégorie, on retrouvait les sophistes. Qui étaient-ils ? C’étaient, à l’époque classique, des savants forts en rhétorique qui travaillaient si bien leurs discours politiques qu’ils parvenaient à dire quelque chose tout en se mettant à l’abri des conséquences de leurs dires. Dans l’autre catégorie, on retrouvait plutôt les cyniques. Qui étaient-ils, ces disciples du chien (kuôn)? Dans le sillage d’Antisthène, c’étaient des philosophes qui osaient mettre en jeu leur parole de vérité. Si Gorgias, expert (es) rhétorique, enseignait la vertu et récoltait beaucoup d’argent pour son enseignement sur mesure, Diogène de Sinope, lui, vivait dans un tonneau. Loin d’enseigner la vérité à la future élite athénienne, Diogène s’engageait pleinement dans sa parole. Mieux : il était sa parole, il l’incarnait par son agir. Il ne disait pas quelque chose, il répliquait la vérité. Il était ce qu’il disait puisque son dire était sa vie et inversement.
La rencontre entre Alexandre le Grand et Diogène le cynique
Pour bien illustrer la différence entre ceux deux types d’individus, on rappellera ici une anecdote classique dans l’histoire de la philosophie, à savoir celle de la rencontre entre Alexandre le Grand et Diogène le cynique. Un jour, Alexandre rencontra Diogène et lui dit : « Je suis le grand roi Alexandre ». Or ce dernier se serait présenté à l’empereur, l’homme le plus puissant de l’époque, en disant ces mots simples : « Et moi je suis Diogène le chien ». On lui demanda alors pourquoi il était appelé chien et il répondit : « Parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas, et je mords ceux qui sont méchants ». Et un jour où il rencontra à nouveau Diogène, alors qu’il faisait soleil, Alexandre, fort de sa puissance lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras ». Diogène lui répondit : « Ôte-toi de mon soleil ! » Par ces répliques puissantes et osées – elles sont tirées de Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres colligées par le doxographe Diogène Laërce -, on comprend mieux que ce que pouvait signifier, en Grèce antique, avoir le courage de la vérité, car c’est, dans les cas extrêmes, risquer sa propre vie pour ce que l’on tient à dire ou à répondre.
L’exercice de la parole engagée peut avoir des conséquences extrêmes. Face à une rhétorique neutralisante, la parrhêsia vient correspondre à la mise à mort au nom de la vérité, c’est-à-dire au projet de « mourir pour une Idée », pour reprendre ici les mots chantés par Brassens. Le courage de la parole vraie est une épreuve existentielle, c’est-à-dire que son auteur veut faire éclater la vérité comme un scandale. Le cynique joue la vérité comme un événement - il se demande jusqu’où il est possible de dire, mieux : d’agir le sens d’une vérité qui, enfin, dépasse le langage. Le cynique ne fait donc pas de démonstrations, il ne cherche pas une preuve juridique de la vérité ; il n’appelle pas ses amis à la barre, il n’utilise pas sa puissance, son portefeuille ou sa réputation, non : il illustre la vérité dans sa nudité, dans l’action elle-même.
La reprise de la parrhêsia chez Foucault
Ce thème du dire-vrai connaîtra une renaissance et une réactualisation dans les années 1980 à partir des recherches originales de Michel Foucault. En effet, Foucault a étudié le thème de la parrhêsia cynique dans l’un de ses cours au Collège de France, précisément celui du 29 février 1984, et qui a fait l’objet d’une publication intitulée Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la vérité. Or l’intérêt de Foucault porte entre autres sur le fait que la vérité est toujours, en quelque sorte, une provocation. Le « franc parler » revient à jouer la provocation dans le théâtre d’une vérité à dire qui, ultime, peut oublier les conséquences de son élocution. La parrhêsia consiste qualitativement à tout dire et s’oppose à la vérité partielle : elle est le fait de dire ce que l’on pense et consacre une réelle liberté de parole parce que l’on s’attend à ce que cette vérité soit frappante, éloquente. Foucault s’est aussi intéressé aux actes que le sujet peut et doit librement opérer sur lui-même pour accéder à la vérité. Car plus qu’un simple rapport entre ce qui est dit et son objet, la vérité témoigne, dans le cas de la parrhêsia, d’un rapport entre un sujet et sa parole. Il s’agit, dirons-nous, du travail du style, le travail du « penseur sur scène », c’est-à-dire l’exercice de l’homme cherchant sa propre conversion sur une scène plus grande et plus exigeante que lui. Elle peut être aussi le travail isolé de l’homme engagé contre le groupe. Parole de vérité, elle est encore, faut-il le rappeler, une provocation à la foule, à la masse anonyme, au public qui accepte, dans le monde politique, ce que les autorités professent. Pour Foucault finalement, dire vrai demeure une pratique se trouvant au fondement de la démocratie. Pour qu’il y ait exercice démocratique, ne faut-il pas du courage de la part de certains citoyens puisque la vérité politique est toujours une pratique qui comporte ultimement des conséquences ?
***
Ce rappel du dire vrai antique et de sa reprise par Foucault peut nous rapprocher d’abord d’un événement décisif de l’actualité récente : l’accrochage au Parlement entre Lucien Bouchard et Amir Khadir. Ce dernier ressemble étrangement à celui qui insiste pour dire une vérité, pour dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas, c’est-à-dire crier ce que l’on n'est plus habitué d’entendre dans un Parlement. En face de lui, l’ancien premier Ministre du Québec, Lucien Bouchard, en recourant à son statut et à sa morale, ressemble plutôt à celui qui veut étouffer « une vérité qui dérange ».
Amir Khadir mord et provoque une réaction chez Lucien Bouchard
Que s’est-il passé au Parlement ? Pour peu que l’on puisse comprendre et réinterpréter les événements, Bouchard a exigé, en raison de la révocation par le gouvernement des permis d’exploration de l’estuaire du Saint-Laurent, un processus d’indemnisation pour l’industrie du gaz de schiste. Le plaidoyer de l’ancien premier Ministre et porte-parole de l’Association pétrolière et gazière du Québec a été ponctué d’un accrochage avec le député Amir Khadir. Tel un parrhêsiaste, Khadir l’a accusé, alors que le président de l’Association témoignait devant la commission parlementaire sur le projet de loi 18 qui annule tous les permis d’exploitation dans l’estuaire du Saint-Laurent, de ne pas avoir défendu les intérêts du Québec en travaillant à protéger des multinationales qui cherchent, a-t-il précisé, à « spolier nos ressources naturelles ». Il n’en fallait pas plus pour que l’avocat et ancien négociateur Lucien Bouchard accuse le « lanceur de soulier » Amir Khadir de juger de sa moralité. Sans entrer dans les détails de la polémique, il convient de noter que les « vérités » de Bouchard ne sont pas celles de Khadir. D’un côté, s’il est de bon ton d’accuser « lucidement » les Québécois de ne pas travailler assez, il est inacceptable, pour ce même homme, d’entendre dire qu’il n’a pas servi la cause de la nation en travaillant pour des multinationales étrangères. L’homme derrière l’affaire Michaud ne défend la même vérité que celui qui discute de l’entente entre PKP et le maire Labeaume. Les répliques de Khadir relevaient, d’une certaine façon, du « franc parler » étudié par Foucault.
Le député solidaire manifestera contre le parasitage de la royauté
Tout comme Diogène, il fallait que Khadir croise le fer à nouveau avec les puissants et qu’il réplique à leurs vérités imposées. Lors d’une conférence de presse, le nouveau chien de garde québécois s’en est pris au couple princier qu’il a qualifié de « parasite », mais aussi au Gouvernement du Québec, lequel entend payer les frais de la visite royale. Pour comprendre la nouvelle parole de vérité de Khadir, remontons un peu dans le temps.
Le 14 avril dernier, lors de l’étude des crédits du ministère des Relations internationales, la ministre Monique Gagnon-Tremblay avait affirmé « qu'on va les recevoir (William et Kate) correctement, parce que ce couple est aussi suivi ou accompagné d'une presse internationale importante. L'image que le Québec va transmettre à l'étranger est très importante. C'est aussi une vitrine pour le Québec ». Or cette argumentation a fait bondir le député de Mercier, l’a fait aboyer plus précisément. « Donc, on va promener William et sa charmante épouse comme des personnages de cirque pour attirer les touristes! Un peu comme on faisait par le passé pour les nanocéphales (individus ayant une petite tête), les difformes, les Papous et les aborigènes », s’est-il scandalisé.
Diogène a encore un point en commun avec Amir Khadir. Car celui-ci n’a pas exclu de participer aux manifestations qui accompagneront le passage, à Québec, de William et de Kate. « Quel gaspillage de fonds publics. Tout ça pour recevoir ces parasites-là! » a-t-il lancé lorsqu’il a été informé des parcours canadien et québécois du duc et de la duchesse de Cambridge. Le député trouvait en effet « déplorable » que le Québec consacre des fonds publics à ce déplacement. Il a ajouté, telle une morsure : « Si on reçoit quelqu’un parce qu’il a eu des idées extraordinaires ou qu’il a fait des choses remarquables, je veux bien. Mais qu’on fasse ça avec quelqu’un qui aurait du sang bleu (royal) dans les veines et dont le seul mérite est sa filiation, ça me heurte ». Si le roi Alexandre s’était dressé devant le député de Mercier en lui demandant ce qu’il souhaitait, celui-ci lui aurait peut-être répondu : « Ôte-moi les monarques ! »
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Cela rappelé, on devra donc retenir que l’indépendantiste Amir Khadir est précieux dans notre démocratie en crise, car il a le courage de dire la vérité. Cette vérité peut déplaire, déranger, mais elle doit être dite et entendue. Non seulement Khadir dit une vérité rafraîchissante, engageante, mais il risque gros à chaque fois. Il est un modèle d’engagement social, car il a aussi la force d’incarner son dire vrai. Il n’a pas peur d’affoler les spectres, voilà pourquoi il apparaîtra comme l’un des rénovateurs dont notre démocratie a tant besoin. Il reste seulement à espérer que les Québécois imiteront le nouveau Diogène et qu’ils affronteront avec courage les conséquences de leur vérité politique.
Dominic Desroches
Philosophie / Ahuntsic
Penser le Québec
Amir Khadir et le courage de la vérité
LULU - une loyauté à géométrie variable
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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