Ukrisis-16 : une analyse au scalpel

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Jacques Baud décortique le mouvement ukronazi


• Perception d'un professionnel du renseignement, qui fut impliqué dans la réforme de l'armée ukrainienne par l'OTAN. • Le Suisse Jacques Baud donne ce qui est certainement l'une des meilleures analyses de Ukrisis. • Interview du 15 avril, par Aaron Maté du site ‘Grayzone.com’, émission 'Pushback’.



Jacques Baud, ancien officier de renseignement suisse et conseiller de l'OTAN, s'exprime sur les racines de la guerre Ukraine-Russie et ses dangers croissants.


Alors que la guerre entre la Russie et l'Ukraine entre dans une nouvelle phase, Jacques Baud, ancien officier de renseignement suisse, haut fonctionnaire des Nations unies et conseiller de l'OTAN, analyse le conflit et affirme que les États-Unis et leurs alliés exploitent l'Ukraine dans une campagne de longue haleine visant à saigner son voisin russe.


Invité : Jacques Baud. Ancien agent de renseignement du Service suisse de renseignement stratégique, il a occupé plusieurs postes de haut niveau en matière de sécurité et de conseil à l'OTAN, aux Nations unies et dans l'armée suisse.


Transcription de la vidéo de l'interview


Aaron Maté : Bienvenue à Pushback. Je suis Aaron Maté.  Je suis accompagné de Jacques Baud. Il a occupé un certain nombre de postes de haut niveau en matière de sécurité et de conseil à l'OTAN, à l'ONU et dans l'armée suisse. Il est également un ancien officier de renseignement stratégique au sein du Service suisse de renseignement stratégique. Jacques, merci de vous joindre à nous.


Jacques Baud : Je vous remercie de m'avoir invité.


Aaron Maté : Permettez-moi tout d'abord de vous demander de nous parler de votre parcours et de la manière dont il a influencé votre vision de la crise en Ukraine.


Jacques Baud : Eh bien, comme vous venez de le dire, je suis un officier de renseignement stratégique. J’étais responsable des forces du Pacte de Varsovie en matière de stratégie... c’était pendant la guerre froide, et j’ai ainsi une bonne base pour la perception de ce qui se passe en Europe de l'Est. Je parle et lis également le russe, ce qui m’a permis d’avoir un accès direct à certains documents. Récemment, j’ai été détaché à l'OTAN en tant que responsable de la lutte contre la prolifération des armes légères.  A ce titre, j'ai participé à plusieurs projets à partir de 2014 avec l'OTAN en Ukraine ; donc, je connais assez bien le contexte.  J'ai également surveillé l'éventuel afflux d'armes légères dans le Donbass en 2014. J’ai aussi travaillé... parce que dans mon affectation précédente à l'ONU, je travaillais sur la restauration des forces blindées, donc quand les forces armées ukrainiennes ont eu des problèmes de personnel, de suicide, avec tout ce genre de choses que vous avez eu en 2014, également des problèmes de recrutement de militaires, on m'a demandé de participer du côté de l'OTAN à plusieurs projets de restauration des forces armées ukrainiennes. Voilà, en résumé, mon parcours dans ce domaine.


Aaron Maté : Vous avez écrit un long article dont je donnerai le lien dans les notes de l'émission pour ce segment, où vous exposez les causes du conflit ukrainien dans trois domaines principaux. Il y a le niveau stratégique, l'expansion de l'OTAN ; le niveau politique, qui est ce que vous appelez le refus occidental de mettre en œuvre les accords de Minsk ; et, sur le plan opérationnel, les attaques continues et répétées contre la population civile du Donbass au cours des dernières années et l'augmentation spectaculaire de la fin février 2022.


Permettez-moi de vous demander de commencer par là.  Parlez de ce que vous appelez l’augmentation dramatique des tirs d’artillerie contre les civils à l'intérieur du Donbass en février, la période qui a conduit à l'invasion russe, la période immédiate, et comment cette escalade d'attaques, comme vous dites, a contribué à conduire à cette guerre, cette invasion russe.


Jacques Baud : Eh bien, je pense que nous devons comprendre, comme vous le savez, que la guerre n'a en fait pas commencé le 24 février de cette année. Elle a commencé en 2014. Mais je pense que les Russes ont toujours espéré que ce conflit pourrait être résolu à un niveau politique, en fait ; je veux dire les accords de Minsk et tout ça.  Donc, fondamentalement, ce qui a conduit à la décision de lancer une offensive dans le Donbass n'est pas ce qui s’est passé depuis 2014.  Il y a eu une cause déclenchante, un déclencheur spécifique pour cela, et ce déclencheur comprend deux choses ; je veux dire, il s’est opérationnalisé en deux phases, si vous voulez.


La première est la décision et la loi adoptée par Zelenski en mars 2021, – c’est-à-dire l’année dernière, – de reconquérir la Crimée par la force, et cela a déclenché un renforcement des forces blindées russes pour... non, pas les forces blindées russes, [plutôt] les forces blindées ukrainiennes dans les parties sud du pays.  Et donc, je pense que les Russes étaient parfaitement conscients de ce renforcement.  Ils savaient qu'une opération allait être lancée contre les républiques du Donbass, mais ils ne savaient pas quand, et, bien sûr, ils ne faisaient qu’observer cela, puis est venu la deuxième phase du déclencheur, en fait le déclencheur ultime.


Vous vous souvenez peut-être que, – je crois que c'était le 16 février, – Joe Biden, lors d'une conférence de presse, a déclaré qu'il savait que les Russes allaient attaquer.  Et comment le savait-il ?  Parce que j’ai encore quelques contacts, et personne ne pensait réellement que les Russes, – jusqu’en fin janvier, début février, – je pense que personne ne pensait que les Russes allaient attaquer l'Ukraine. Donc, il doit y avoir quelque chose qui a permis à Biden de savoir que les Russes allaient attaquer. Ce quelque chose, en fait, c’est l'intensification des tirs d'artillerie sur le Donbass à partir du 16 février, et cette augmentation des tirs a été observée, en fait, par la mission d'observation [des frontières] de l'OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe], et ils ont enregistré cette augmentation des tirs, et c’était une violation massive.  Je veux dire, nous parlons de quelque chose qui est environ 30 fois plus important que ce que c’était  auparavant, parce que les huit dernières années, vous avez eu beaucoup de violations, des deux côtés d’ailleurs.  Mais soudainement, le 16 février, il y a eu une augmentation massive des violations du côté ukrainien.  Donc, pour les Russes, Vladimir Poutine en particulier, c'était le signe que l’opération, – l’opération ukrainienne, –  était sur le point de commencer.


Et puis tout a s’est enchaîné ; je veux dire, tous les événements sont arrivés très rapidement.  Cela signifie que si l'on regarde les chiffres, on peut voir qu'il y a, comme je l’ai dit, une augmentation massive à partir du 16-17 février, et puis cela a atteint une sorte de maximum le 18 février, et cela a continué.


Le parlement russe, la Douma, était également consciente de cette possible offensive, et ils ont adopté une résolution demandant à Vladimir Poutine de reconnaître l'indépendance des deux républiques autoproclamées du Donbass.  C’est ce que Poutine a décidé de faire le 21 février.  Et juste après avoir adopté les décrets, la loi reconnaissant l'indépendance des deux républiques, Vladimir Poutine a signé un accord d'amitié et d’assistance avec ces deux républiques.  Pourquoi a-t-il fait cela ?  Pour que les républiques puissent demander une aide militaire en cas d'attaque. C’est pourquoi, le 24 février, lorsque Vladimir Poutine a décidé de lancer l'offensive, il a pu invoquer l'article 51 de la Charte des Nations unies qui prévoit une assistance en cas d'attaque.


Aaron Maté : Et comme vous l’avez noté, l’OSCE a documenté une forte augmentation des violations du cessez-le-feu, des tirs d'artillerie du côté des rebelles, mais pensez-vous, sur la base de ce que vous avez observé du positionnement des troupes ukrainiennes, pensez-vous que la menace d’une invasion ou d’un assaut imminent par les forces ukrainiennes était réelle ? Pouvez-vous l’évaluer à partir de la façon dont elles étaient positionnées de l'autre côté de la ligne de front ?


Jacques Baud : Oui.  Absolument.  Je veux dire, nous avions des rapports, et ces rapports étaient disponibles au cours des deux derniers mois.  Depuis l'année dernière, nous savions que les Ukrainiens renforçaient leurs forces dans le sud du pays, non pas à la frontière orientale avec la Russie, mais à la frontière avec la ligne de contact avec le Donbass.  Et, en fait, comme nous l'avons vu à partir du 24 février, les Russes n’ont eu presque aucune résistance au début de l'offensive, en particulier dans le nord.  Et donc, ils pouvaient, ce qu'ils ont fait depuis, ils pouvaient encercler les forces ukrainiennes dans le sud, dans la partie sud-est du pays, – c’est-à-dire entre les deux républiques du Donbass et l’Ukraine continentale, si vous voulez.  Et c’est là que se trouve le gros des forces ukrainiennes aujourd'hui.  Et selon le... c'est exactement la doctrine russe de combat, je veux dire la doctrine opérationnelle.  Leur offensive principale était au sud, clairement, parce que l’objectif déclaré par Vladimir Poutine, – nous pourrons probablement revenir sur ces détails plus tard, – mais c'était la démilitarisation et la dénazification.


Les deux objectifs, en fait, étaient sur le point d’être réalisés ou d’être atteints dans le sud du pays, et c’est là que les principaux efforts de l'offensive ont été faits.  Dans la graduation de l’offensive, l’effort contre Kiev est un effort dit secondaire, et il avait, en fait, deux fonctions essentiellement. Tout d’abord, exercer une certaine pression sur les dirigeants politiques de Kiev, car le but de l’opération était d’amener les Ukrainiens à négocier. C’était le premier objectif de ce deuxième effort.


Le deuxième objectif de ce deuxième effort était de fixer ou de coincer le reste des forces blindées ukrainiennes afin qu’elles ne puissent pas renforcer les forces principales qui étaient et qui sont dans le Donbass. Et cela a plutôt bien fonctionné.  Cela signifie donc que les Russes pouvaient encercler, comme je l’ai dit, les forces principales, le gros des forces armées, – les forces armées ukrainiennes. Une fois qu’ils y furent parvenus, les Russes purent commencer à retirer certaines troupes de Kiev, et c’est ce qu'ils font depuis la fin du mois de mars. Ils ont retiré plusieurs unités afin de renforcer les moyens pour leur objectif principal, je veux dire leurs propres forces pour poursuivre la bataille principale dans la région de Donbass. Donc maintenant, ils retirent ces troupes de la région de Kiev, et ces troupes vont aider à à renforcer l’avant-garde de l’offensive contre les forces principales dans le Donbass.  Et c'est ce que certains ont appelé la “mère de toutes les batailles” qui se déroule actuellement dans la région du Donbass, où vous avez, – personne ne connaît exactement l’effectif des troupes ukrainiennes ; les estimations varient de soixante mille à quatre-vingt mille soldats encerclées, – et ces forces seront découpées en plusieurs “chaudrons” [encerclements] et ensuite détruites ou neutralisées.


Aaron Maté : Il est assez clair pour moi que le gouvernement de Zelenski n’a montré aucun intérêt pour une diplomatie sérieuse sur toutes les questions critiques qui auraient pu éviter une guerre, et je pense que le facteur principal de cette attitude est ce que je présume être une pression américaine en coulisses, que nous ne pouvons pas entièrement prouver maintenant. Mais j’imagine que des preuves pourraient en être apportées plus tard. Et il y a certainement l’hostilité ouverte de l'extrême droite ukrainienne, qui a essentiellement menacé la vie de Zelenski s’il faisait la paix avec la Russie. Ces menaces l’ont poursuivi tout au long de sa présidence et jusqu’à la veille de l'invasion, ce qui a conduit des personnes comme son principal responsable de la sécurité à déclarer fin janvier que la mise en œuvre des accords de Minsk conduirait à la destruction de l'Ukraine, – alors que Zelenski avait été élu sur un programme de mise en œuvre de Minsk - et tout cela a pesé décisivement lors des pourparlers finaux sur la mise en œuvre des accords de Minsk qui ont été négociés par l'Allemagne et la France.


Lors de ces pourparlers en février, le gouvernement de Zelenski a soudainement refusé de parler aux représentants des rebelles, ce qui rendait impossible tout accord. Pendant ce temps, il y a eu des développements comme celui-ci, que nous venons d'apprendre par le Wall Street Journal, à savoir que le chancelier allemand [Olaf] Scholz a déclaré le 19 février à Zelenski que, je cite, “l’Ukraine devrait renoncer à ses aspirations à l'OTAN et déclarer sa neutralité dans le cadre d'un accord plus large sur la sécurité européenne entre l'Occident et la Russie”.  Et ce pacte proposé par Scholz serait signé par Biden et Poutine, mais Zelenski l’a rejeté, – rejeté d’emblée.


Ma question est la suivante : je pense que le fait du sabotage de la diplomatie par le camp Zelenski-Ukraine est assez évident mais qu'en est-il de la Russie ?  Pensez-vous que la Russie a épuisé toutes ses options diplomatiques pour éviter une guerre ?  Par exemple, pourquoi ne pas aller à l’ONU et demander une force de maintien de la paix dans le Donbass ?  Et deuxièmement, si l'objectif est de protéger la population du Donbass, pourquoi envahir bien au-delà du Donbass et ne pas simplement s'y rendre ?


Jacques Baud : Eh bien, je pense que les Russes ont totalement perdu confiance en l’Occident.  Je pense que c’est la chose principale.  Ils n'ont plus confiance en l'Occident, et c’est pourquoi je pense qu'ils comptent maintenant sur une victoire totale sur le plan militaire afin d'avoir quelques avantages dans la négociation.


Je pense que Zelenski... Je ne sais pas exactement s'il est si réticent à la paix.  Je pense qu'il ne peut pas le faire.  Je pense que dès le début, il a été pris entre ses... souvenez-vous qu'il a été élu avec l'idée de parvenir à la paix dans le Donbass.  C'était son objectif, c'était son programme en tant que président.  Mais je pense que l'Occident, –  et je dirais les Américains et les Britanniques, – ne voulait pas de cette paix. Et bien sûr, les Allemands et les Français, qui étaient les garants de l’accord de Minsk pour la partie ukrainienne, n’ont jamais vraiment tenu leur rôle. Je veux dire, ils n'ont jamais fait leur travail, clairement. Et surtout la France, qui est en même temps membre du Conseil de sécurité. Parce que je dois rappeler que les accords de Minsk faisaient aussi partie d’une résolution du Conseil de sécurité.  Donc, c’est-à-dire qu’ils ont non seulement la signature des différentes parties de l’accord Minsk, mais vous avez aussi les membres du Conseil de sécurité qui étaient responsables de la mise en œuvre de l’accord, et personne ne voulait que cet accord soit opérationnalisé.  Cela signifie donc, je pense, qu'il y a eu beaucoup de pression sur Zelenski pour qu'il ne parle même pas aux représentants des deux républiques séparatistes.


Et après cela, nous avons vu, d’ailleurs nous avons plusieurs indications que Zelenski n’était pas complètement, ou n’est pas complètement, en contrôle de ce qui se passe en Ukraine. Je pense que l'extrême, disons l’extrême droite nationaliste, – je ne sais pas exactement quel est le terme exact parce que c'est un mélange de tout, – mais ces forces empêchent définitivement Zelenski, ou l’ont empêché jusqu’à présent, de faire quoi que ce soit. Et nous pouvons également constater qu'il fait des allers-retours en matière de paix.  Dès qu'il a commencé, vous vous souvenez peut-être qu'à la fin du mois de février, dès que Zelenski a indiqué qu'il pourrait être disposé à entamer des négociations, c’est à ce moment-là que ces négociations devaient avoir lieu en Biélorussie.  Quelques heures après la décision de Zelenski, l’Union européenne a pris une décision prévoyant l'envoi d'un demi-milliard d'armes à l'Ukraine, ce qui signifie que les Américains, certes, mais je pense que c’est l’Occident dans son ensemble, ont fait tous les efforts possibles pour empêcher une solution politique au conflit, et je pense que les Russes en sont conscients.


Nous devons également comprendre que les Russes ont une conception différente de la manière de mener une guerre contre les puissances occidentales, en particulier les États-Unis.  Cela signifie qu'à l'Ouest, nous avons tendance, si nous négocions, à négocier jusqu'à un certain point, puis les négociations s’arrêtent, et nous commençons la guerre. Et c'est la guerre, point final. Dans la façon russe de faire les choses, c'est différent.  Vous commencez une guerre, mais vous ne quittez jamais la voie diplomatique, et vous suivez les deux voies en parallèle, en fait. Vous exercez une pression psychologique et vous essayez d’atteindre les objectifs de guerre également avec des moyens diplomatiques.  Il s’agit d’une approche très clausewitzienne de la guerre, – le général et théoricien militaire [prussien Carl von] Clausewitz, comme vous le savez, a défini la guerre comme la poursuite de la politique avec d’autres moyens, [sans que le moyen diplomatique de la politique soit abandonné].


C'est exactement comme ça que les Russes voient les choses.  C'est pourquoi pendant toute l'offensive, et même au tout début de l'offensive, ils ont commencé, ou ils ont indiqué qu'ils étaient prêts, à négocier. Donc, les Russes veulent certainement négocier, mais ils ne font pas confiance aux pays occidentaux, – je veux dire l'Occident en général, – pour faciliter cette négociation. C’est la raison pour laquelle ils ne sont pas venus au Conseil de sécurité.  D'ailleurs, ils le savent, probablement, parce que, comme vous le savez, ce conflit militaire auquel nous assistons actuellement fait partie d'une guerre plus large qui a commencé il y a des années contre la Russie, et je pense qu'en fait, l'Ukraine est juste... Je veux dire, personne ne s'intéresse à l’Ukraine, je pense.  La cible, le but, l'objectif est d’affaiblir la Russie, et une fois que ce sera fait avec la Russie, ils feront de même avec la Chine, et vous pouvez déjà le voir. Je veux dire, nous l'avons vu maintenant, la crise ukrainienne a éclipsé le reste, mais vous pourriez avoir un scénario très similaire se produisant avec Taïwan, par exemple. Les Chinois en sont conscients. C'est la raison pour laquelle ils ne veulent pas renoncer à leur relation, disons, avec la Russie.


Maintenant, but est d'affaiblir la Russie, et vous savez qu’il y a eu plusieurs études faites par la Rand Corporation sur l'extension de la Russie, l'extension excessive de la Russie, et ainsi de suite, et où tout le scénario est...


Aaron Maté : Juste pour expliquer que pour les gens qui ne sont pas familiers avec ça, Rand est un groupe de réflexion proche du Pentagone, et ils ont fait une étude en 2019 examinant toutes les différentes façons dont les États-Unis pourraient s’étendre à l'excès et déséquilibrer la Russie, et la principale option était d’envoyer des armes à l’Ukraine pour alimenter un conflit là-bas qui pourrait attirer la Russie, ce qui est exactement ce qui s'est passé.


Jacques Baud : Absolument.  Et je pense que c'est une conception complète pour affaiblir la Russie, et c'est exactement ce que nous voyons se dérouler en ce moment.  Nous aurions pu l’anticiper, et je pense que Poutine l’a anticipé.  Et je pense qu’il a compris que, si à la fin du mois de février, je veux dire le 24 février, ou disons juste avant parce qu'il devait prendre la décision avant, mais dans les jours précédant la décision de l’offensive [ukrainienne contre le Donbass], il a compris qu’il ne pouvait pas ne rien faire. Il devait faire quelque chose. L’opinion publique russe n’aurait jamais compris pourquoi la Russie resterait juste à observer les républiques du Donbass envahies ou détruites par l’Ukraine. Donc, personne n'aurait compris cela.  Donc, il était obligé d’y aller. Et puis, je pense... et c’est ce qu’il a dit, si vous vous souvenez de son discours du 24 février, il a dit que peu importe ce qu’il ferait, les sanctions que subirait la Russie seraient les mêmes. Donc, en gros, il savait que la moindre intervention dans le Donbass déclencherait un lancement massif de sanctions, donc il le savait.  Il a donc décidé, “Okay, je choisis l’option maximale”, alors qu’il y avait une autre option, de simplement renforcer ses troupes et de défendre les deux républiques sur la ligne de contact. Mais il a décidé d'opter pour l’option maximale, qui consiste à détruire les forces qui menaçent le Donbass.


Et c'est là que vous avez ces deux objectifs.  La démilitarisation, qui n'est pas la démilitarisation totale de l'Ukraine, mais qui vise à supprimer la menace militaire qui pèse sur le Donbass ; c'est l'objectif principal.  Il y a beaucoup de malentendus sur ce qu'il a dit et, bien sûr, il n'a pas été très clair, mais cela fait partie de la manière russe de communiquer et de faire les choses.  Ils veulent garder les options ouvertes, et c'est la raison pour laquelle ils disent le minimum de ce qui est nécessaire.  Et c'est exactement ce que Poutine voulait dire le 21, ce qu'il a dit à propos de la suppression de la menace militaire contre le Donbass.  La dénazification n'avait rien à voir avec la liquidation physique de Zelenski ou la destruction des dirigeants de Kiev. Ce n’est absolument pas l'idée, et, en fait, comme je l’ai dit, la principale façon dont ils conçoivent la guerre est de combiner une action militaire et une action diplomatique.  Cela signifie que dans une telle façon de faire, vous devez garder un leadership et vous devez le garder pour négocier, et c'est pourquoi il n'était pas question de tuer ou de détruire le leadership de Kiev


Donc, la dénazification ne concernait pas les 2,5 % de l'extrême droite de Kiev.  Il s’agissait des 100 % de gens d'Azov à Marioupol et Kharkov, et ce genre de choses.  Donc, nous avons tendance à mal comprendre parce que certaines personnes ont dit : “Eh bien, mais voyons, pourquoi dénazifier ?  Parce qu'il n'y a que 2,5% de partis politiques de droite, seulement 2,5% ou quelque chose comme ça, donc ça n’a aucun poids. Alors, pourquoi “dénazifier” ?  Cela n’a aucun sens”.  Mais il ne s’agissait pas de cela.  Il s’agissait bien de ces groupes qui ont été en fait recrutés à partir de 2014 par les Ukrainiens pour, disons, je dirais, pacifier ou contrôler.  Je ne sais pas exactement quel est le bon mot pour cela, mais pour combattre dans le Donbass.  Ces gens étaient des extrémistes, des fanatiques, extrêmement dangereux.


Aaron Maté : Et l'un des points que vous soulevez dans votre article, et que je ne connaissais pas, est qu'une partie de la raison pour laquelle l'Ukraine a eu besoin de milices, de milices d'extrême droite et de mercenaires étrangers, est due à un taux élevé de défection dans ses propres rangs militaires, des gens qui ne veulent pas servir, et même qui passent de l'autre côté de la rébellion dans le Donbass.


Jacques Baud : Exactement.  En fait, j'ai remarqué que, comme je vous l'ai dit, j’étais à l'OTAN et je surveillais l’afflux d’armes dans le Donbass, et ce que nous avons remarqué, c'est que nous ne pouvions pas identifier l'importation d'armes ou l'exportation d’armes du côté russe vers le Donbass.  Mais ce que nous avons pu voir, c'est que vous aviez beaucoup d’unités ukrainiennes qui ont fait défection, en fait, et des bataillons complets.  Et en 2014, la plupart de l’artillerie lourde que le Donbass a obtenue provenait de transfuges de l’armée ukrainienne de Kiev. Des unités entières ont fait défection avec des munitions, des gens et tout ça. La raison est que l'armée ukrainienne était basée sur un territoire... était composée et organisée sur un territoire. Cela signifie qu'il y avait beaucoup de russophones dans les forces armées. Une fois qu'ils ont été envoyés au combat dans le Donbass, ils ne voulaient même pas combattre leurs propres concitoyens et les russophones, alors ils ont préféré faire défection.


Et en plus de cela, vous aviez en 2014, je veux dire de 2014 à 2017, à cette période, le leadership de l'armée ukrainienne était extrêmement pauvre. Il y avait beaucoup de corruption. Je ne suis pas sûr que l'armée était préparée à un tel type de guerre, en fait, parce que la guerre qui était menée à l'époque par les rebelles était très similaire à ce que vous pouvez voir au Moyen-Orient aujourd'hui, ou ces dernières années. Cela faisait des unités très mobiles qui se déplaçaient très rapidement, beaucoup plus vite que les unités lourdes dont disposait l'armée ukrainienne, et, en conséquence, si on regarde le schéma des différentes batailles qui ont été menées en 2014, 2015, on peut voir que les Ukrainiens n’ont jamais figuré. Ils n'ont jamais eu l'initiative. L'initiative était toujours du côté des rebelles.  Et ce n'était pas la guérilla. C’est important de le dire.  C’était une sorte de guerre extrêmement mobile.  Et en plus de cela, je pense que l'armée n'était pas vraiment préparée à se battre en général.  Il y avait donc beaucoup de suicides, beaucoup de problèmes d'alcool, beaucoup d'accidents, beaucoup de meurtres dans l'armée ukrainienne.


Et cela a conduit beaucoup de jeunes Ukrainiens à quitter le pays, parce qu'ils ne voulaient pas s'engager dans l’armée.  Et ce que je veux dire, c'est que cela a été enregistré et rapporté par des rapports officiels au Royaume-Uni et aux États-Unis, je pense. Ils ont fait des rapports très intéressants sur le faible taux de recrutement de personnes, parce que les gens ne voulaient pas simplement rejoindre l'armée. Et c’est la raison pour laquelle l’OTAN a été impliquée, et j'ai été impliqué dans un tel programme, en essayant de remodeler l’image de l'armée et de trouver des solutions pour améliorer les conditions de recrutement de l’armée, et des choses comme ça.


Mais les solutions apportées par l'OTAN [pour la réforme de l'armée] étaient en fait des solutions institutionnelles qui prendraient du temps, et pour compenser le manque de personnel et probablement pour avoir un personnel militaire plus agressif, ils ont commencé à utiliser des internationalistes et des mercenaires, en fait. Personne ne connaît exactement le nombre de ces paramilitaires ou milices d'extrême droite.  Reuters avance le chiffre de cent mille.  Je ne suis pas en mesure de le vérifier, mais c’est un chiffre donné par Reuters. Et cela semble correspondre à ce que nous pouvons observer maintenant dans les différentes régions du pays. Ces paramilitaires ont donc joué [et jouent encore] un rôle majeur, non pas dans la guerre mobile, et je dirais même [non pas dans] la guerre de campagne normale, mais ils sont utilisés pour maintenir l'ordre dans les villes. Et c'est exactement ce que vous avez aujourd'hui à Marioupol, par exemple, où vous avez ces gens, les milices extrémistes, parce qu'ils ne sont pas équipés pour les opérations de terrain. Ils sont équipés pour la guerre urbaine. Ils ont un équipement léger, ils ont quelques véhicules blindés, mais ils n'ont pas vraiment de chars, rien de tout cela.


Donc, ce sont définitivement des unités destinées à la guerre urbaine.  C'est ce qu'ils font dans les grandes villes.  Et ces types sont extrêmement fanatiques, on peut le dire, et ils sont extrêmement dangereux.  Et cela explique ce qui se passe à Marioupol, les batailles et les combats extrêmement brutaux que vous avez à Marioupol, par exemple, et nous verrons probablement la même chose à Kharkov.


Aaron Maté : Pour conclure, je voudrais vous interroger sur certaines des atrocités récentes qui nous ont été rapportées.  Il y a eu des rapports sur des massacres de civils par la Russie dans la ville de Boutcha et aussi des massacres de forces ukrainiennes, et puis vous avez eu l'attaque de la gare de Kramatorsk.  Je me demande si vous avez évalué ces deux incidents et ce que vous en pensez.


Jacques Baud : Eh bien, il y a deux choses dans tout cela.  La première est que les indications que nous avons sur les deux incidents indiquent que les Russes n'en sont pas responsables.  Mais, en fait, nous ne savons pas. Je pense que c'est ce que nous devons dire. Je veux dire, si nous sommes honnêtes, nous ne savons pas ce qui s'est passé. Les indications que nous avons, tout, tous les éléments que nous avons tendent à désigner des responsabilités ukrainiennes, mais nous ne savons pas.


Ce qui me dérange dans toute cette affaire, ce n'est pas tant que nous ne sachions pas, parce que dans une guerre, il y a toujours de telles situations, il y a toujours des situations où vous ne savez pas exactement qui est vraiment responsable.  Ce qui me dérange, c'est que les dirigeants occidentaux ont commencé à prendre des décisions sans savoir ce qui se passe et ce qui s'est passé.  Et c'est quelque chose qui me dérange assez profondément, qu'avant d'avoir le moindre résultat d'une enquête, d'une investigation, et je veux dire une enquête internationale, impartiale, sans cela nous commençons déjà à prendre des sanctions, à prendre des décisions, et je pense que cela illustre comment l'ensemble du processus décisionnel en Occident a été perverti.  Depuis février ou même avant, en fait, parce que nous avons connu une situation similaire après le détournement d'avion, – ou pas un détournement d'avion, d'ailleurs, ce n'était pas un détournement d'avion, – mais l'incident en Biélorussie avec ce vol Ryanair.  Vous vous souvenez peut-être qu'en mai dernier, l'année dernière, les gens ont commencé à réagir quelques minutes seulement après que l'incident ait été rapporté dans la presse, même s'ils ne savaient pas ce qui se passait !  C’est donc cette façon de faire des dirigeants politiques en Europe, je veux dire dans l'Union européenne, mais aussi dans les pays européens.  Cela me perturbe en tant qu’officier de renseignement.  Comment pouvez-vous prendre une décision qui a un tel impact sur les populations ou sur des pays entiers et qui perturbe même nos propres économies ? Cela a donc tendance à se retourner contre nous.  Mais nous prenons des décisions sans même savoir ce qui se passe, et cela, je pense, indique un leadership extrêmement immature que nous avons en Occident en général.  C'est certainement le cas aux États-Unis, mais je pense que cet exemple de la crise ukrainienne montre que le leadership européen n'est pas meilleur que celui des États-Unis. C’est même parfois pire, je pense.  C’est donc cela qui devrait nous inquiéter, le fait que des gens décident sur la base de rien, et c'est extrêmement dangereux.


Aaron Maté : Jacques Baud, ancien officier de renseignement stratégique au sein du Service suisse de renseignement stratégique, a également occupé plusieurs postes de direction en matière de sécurité et de conseil à l'OTAN, à l'ONU et dans l'armée suisse.  Jacques, merci beaucoup pour votre temps et votre perspicacité.


Jacques Baud : Merci pour tout.  Merci à vous.