Tueurs d’espoir : 1954, les fruits amers de la CIA au Guatemala

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La CIA pratique des méthodes qu'elle sait par expérience inefficaces


« Il y a, pour autant que je le sache, une seule règle dans les relations internationales. L’ingérence d’un pays dans les affaires d’un autre cause des ressentiments. Elle produit à coup sûr des résultats exactement opposés à ses intentions… » – Allen Dulles, directeur de la CIA, le 3 décembre 1947, dans une conférence de la National Association of Manufacturers à l’hôtel Waldorf-Astoria. 1



Forte de l’installation réussie du Shah à la tête de l’Iran, la CIA – un organisme nouvellement créé qui, bien que construit sur les bases de l’agence de renseignements militaires OSS qui l’a précédé, manque peut-être d’expérience et tend à la remplacer par un enthousiasme bouillonnant et désordonné – se lance avec le zèle infatigable du missionnaire dans une opération visant à renverser le nouveau président élu du Guatemala, censément coupable du péché mortel de communisme. Nom de code : PBSuccess. 2 L’opération s’avérera un fiasco monumental, non pas parce qu’elle manquera son objectif, mais parce que le gouvernement guatémaltèque qu’elle abat n’est en aucune façon menaçant pour les USA. En revanche, l’ingérence des États-Unis radicalisera la gauche guatémaltèque jusqu’à amener une guerre civile qui durera plusieurs décennies. « Que ne donnerions-nous pas pour avoir un Arbenz aujourd’hui. Nous allons devoir en inventer un, mais tous les candidats sont morts » – Un officiel du Département d’État US en 1981. 3


Dictature fantoche et gros profits, un rêve capitaliste

Le président Jacobo Arbenz Guzman est un démocrate progressiste bon teint sans le moindre rapport avec l’URSS, mais la CIA, qui a négligé de s’informer de l’histoire du Guatemala et de la naissance du mouvement réformiste d’Arbenz, l’ignore superbement. Elle protège les intérêts de la United Fruit Company 4 (UFCo, alias « la frutera », 5 alias « el pulpo », la pieuvre), une entreprise bananière américaine introduite au Guatemala en 1904 qui, à force de privilèges octroyés au temps des dictatures militaires de Manuel Estrada Cabrera (1898-1920) 6 et plus tard, de Jorge Ubico (1931-1944) 7 s’est emparée de routes, de ponts, de communications, de banques, de la seule compagnie locale de chemins de fer et de son unique grand port sur l’Atlantique, de ses transports maritimes et de services publics, et constitue le centre névralgique du pays. La United Fruit trempe dans tout ce qui touche de près ou de loin aux politiques du pays, impose ses politiciens fantoches et s’arroge des avantages pharamineux ; par exemple, elle s’exempte de virtuellement toutes formes d’impôts ou de taxes « pour 99 ans » et possède plus de 40% des terres arables, 8 dont elle ne cultive que 5%. L’exemption d’impôts de la United Fruit Company, ainsi que divers passe-droits terriens, sont gagnés en 1935 par un avocat membre du conseil d’administration de la firme Sullivan and Cromwell, 9 John Foster Dulles, futur Secrétaire d’État et frère d’Allen Dulles, futur directeur de la CIA et lui aussi ex-avocat de Sullivan and Cromwell. Pendant des années, Allen Dulles aura d’ailleurs voyagé au Guatemala aux frais de la compagnie fruitière.10


Le joug monopolistique de la United Fruit Co (qui est également implantée au Honduras, au Costa Rica, en Colombie, au Nicaragua, au Panama et en République d’Équateur), imposé grâce à la corruption des dictateurs militaires locaux, léguera au monde l’expression « république bananière ». 11


La situation se maintient jusqu’en 1944, quand la Révolution guatémaltèque d’octobre, 12 conduite par un groupe de militaires dissidents, d’étudiants et de travailleurs libéraux renverse la dictature de Federico Ponce Vaides (juillet à octobre 44) et la remplace par une junte de trois hommes (Jacobo Arbenz, Jorge Toriello et Francisco Arana) qui convoque immédiatement des élections libres et démocratiques. En décembre 1944, l’écrivain Juan José Arévalo devient le premier président démocratiquement élu du Guatemala, et entame dans la foulée une série de réformes agraires destinées à en finir avec le système de travail forcé des journaliers, en place depuis 1877, et à favoriser l’émergence d’une classe moyenne de petits agriculteurs. Arévalo n’essuiera pas moins de 28 tentatives de coups d’État, mais il a l’indéfectible soutien de son ministre de la défense, le colonel Jacobo Arbenz, 13 et de sa garde présidentielle.


L’accession au pouvoir d’Arbenz, en 1951, envenime encore une situation déjà tendue. Deux ans après sa prise de fonctions, en accord avec les conclusions d’un rapport de 300 pages de l’International Bank for Reconstruction and Development 14 (aujourd’hui Banque mondiale) sur les conditions économiques du Guatemala et les démarches urgentes à entreprendre pour en faire un pays capitaliste moderne, le président Arbenz demande une expropriation pour toutes les terres en friche, qu’il souhaite redistribuer à des paysans sans terres, dont 225 000 acres de terres arables non cultivées de l’UFCo. Arbenz propose de compenser la compagnie fruitière américaine en lui payant les terres aux prix qu’elle a elle-même spécifiés dans ses déclarations au fisc, mais elle les a énormément minimisés pour payer moins d’impôts et, au lieu des 3 dollars l’acre qu’elle a déclarés jusque-là, elle exige – et le Département d’État américain avec elle – 75 dollars l’acre, pas un centime de moins.


Les grands propriétaires terriens menacés d’expropriations et l’UFCo fomentent des soulèvements étudiants, assassinent des leaders paysans, accusent Arbenz de communisme et demandent aux USA d’intervenir.


En novembre 1953, l’ambassadeur américain John E. Peurifoy, un anticommuniste borné qui compte à son passif la manipulation d’élections en Grèce, est nommé au Guatemala pour y mettre en route la mécanique du coup d’État concocté quelques semaines plus tôt dans les bureaux du commandement de la CIA.


« Le président (Arbenz) a déclaré que le problème dans son pays est celui de la relation entre la Compagnie fruitière et le gouvernement. Il s’est lancé dans une longue dissertation sur l’histoire de la Compagnie fruitière depuis 1904 ; et depuis, se plaint-il, elle n’a pas payé d’impôts au gouvernement. Il a dit qu’aujourd’hui, quand le gouvernement doit boucler un budget d’environ 70 millions de dollars, la compagnie fruitière n’y contribue que d’approximativement 150 000 dollars. 15 Cette somme dérive exclusivement de la taxe d’un cent par régime de bananes exporté du Guatemala.


J’ai interrompu le président à ce point pour lui dire qu’il devait commencer par le commencement et qu’il me semblait que, tant que des communistes exerceraient leur influence sur son gouvernement, je ne voyais pas l’espoir de meilleures relations. Le président a alors dit qu’il y avait quelques communistes dans son gouvernement et qu’ils y avaient une influence. Il s’est ensuite lancé dans sa version officielle, selon laquelle ces communistes sont « locaux » (n’ont pas de liens avec l’Union Soviétique). Il a exposé son ancienne amitié avec Gutierrez et Fortuny (deux communistes notoires), dont il a déclaré qu’ils étaient des hommes intègres.


Je lui ai dit que beaucoup de pays avaient pensé avoir affaire à des hommes intègres dans le passé, mais s’étaient rendus compte trop tard que les communistes avaient pris le pouvoir.


Il a répondu que cela ne pouvait pas se produire au Guatemala. Les communistes ne représentaient pas une menace pour le pays ». – John E. Peurifoy dans un télégramme au Département d’État, le 18 novembre 1953. 16 Peurifoy conclut son rapport en disant d’Arbenz qu’il « pense comme un communiste, parle comme un communiste, et même s’il n’en est pas un, servira jusqu’à ce qu’un autre arrive ».


Deux mois plus tard, en janvier 1954, Peurifoy déclare à Time magazine que « l’opinion publique, aux USA, pourrait nous forcer à prendre quelques mesures pour empêcher le Guatemala de tomber aux mains du communisme international ». 17


De la guerre des mots aux maux de la guerre : Edward Bernays, la CIA et le moulin à propagande

« La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme occulte de la société constituent un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir de notre pays » – Edward L. Bernays, Propaganda, 1928


Le gouvernail de la propagande anti-Arbenz est tenu par trois entités : la United Fruit Company, l’administration Eisenhower et la CIA.


La United Fruit Co (qui concentrera ses efforts sur les USA, pendant que la CIA prendra en main la propagande au Guatemala) dispose depuis des années déjà d’une arme redoutable : Edward Bernays, 18 neveu américain de Sigmund Freud décrété « père des relations publiques », un expert de la manipulation de masse. La campagne de désinformation anticommuniste que Bernays va lancer sera d’une telle efficacité qu’elle servira plus tard de modèle à la CIA contre Cuba et le Vietnam.19


Dès son arrivée dans les bureaux de la United Fruit en 1939, Bernays avait pensé que pour vendre plus de bananes, il fallait rendre toute la région mythique. Pour ce faire, il avait ouvert le Middle America Information Bureau, une officine spécialisée dans « l’éducation et l’information » sur l’Amérique centrale des journalistes et en bout de chaîne, des consommateurs américains.


« J’écrivais des articles, l’un après l’autre, je les moulinais et ils étaient envoyés à des journaux à travers tout le pays. Je ne savais pas grand-chose sur l’Amérique centrale. J’ai fait quelques recherches ici et là, mais la majorité des informations provenaient de la United Fruit Company » – Samuel Rovner, journaliste du bureau de Bernays.


Ainsi, le QG de l’assaut anticommuniste de Bernays, ainsi que son réseau de publications sont opérationnels depuis plusieurs années à l’époque de l’élection d’Arbenz. Dans les avis qu’il envoie à Sam Zemurray, président de la UFCo, Bernays explique vouloir amplifier au maximum la rumeur d’un communisme s’installant insidieusement dans « l’arrière-cour » des USA, de façon à forcer le gouvernement américain à une intervention militaire. Dix médias choisis, dont Le Reader’ Digest et le Saturday Evening Post, se chargeront de claironner les « faits » à la face du monde, chacun sous un angle légèrement différent par souci de « pluralité des opinions ». « Dans certains cas, les articles étaient écrits par des membres de leurs équipes rédactionnelles. Dans d’autres cas, le magazine nous demandait de lui fournir un article, et de notre côté, nous trouvions le meilleur rédacteur possible pour se charger de l’affaire », écrira plus tard Bernays.


Des articles paraissent entre autres dans le New York Times, le New York Herald Tribune et des publications libérales comme The Nation, procurant au passage une grande satisfaction à Bernays, qui estime que le contrôle de l’opinion publique américaine passe essentiellement par la séduction du public de gauche libérale. Tous ces magazines discutent doctement, sans le moindre recul ou la moindre preuve, de « l’influence grandissante du communisme au Guatemala ».


Pendant que les journalistes transpirent sur leurs machines à écrire dans leurs rédactions de New York ou de Cincinatti, les pontes de l’édition ont droit au tour du propriétaire : 20 en juin 1952, Bernays emmène les éditeurs de Newsweek, du Cincinnati Enquirer, du Nashville Banner, du New Orleans Item, ainsi qu’un co-éditeur de Time, l’éditeur pour l’étranger de Scripps-Howard, des officiels de United Press, du San Francisco Chronicle, du Miami Herald et du Christian Science Monitor pour un périple de deux semaines roboratives dans l’exotisme du paradis capitaliste et bananier de l’UFCo. A eux l’aventure virile, « les gin-tonics et le White Label Scotch de Dewar à l’ombre de vérandas tropicales, les kilomètres à perte de vue des fiefs privés couverts de jungles, les indiens tour à tour farouches, menaçants ou soumis, les bottes, les uniformes kakis, les chevaux et les pistolets… » (McCann 21). Dans son autobiographie, Bernays proteste de sa bonne foi : selon lui, ces messieurs étaient libres d’aller, de venir, de tout voir et de parler à qui ils voulaient, mais Thomas McCann, un attaché de presse de la UFCo, écrira plus tard que la presse « ne voyait qu’une mise en scène soigneusement réglée par le maître d’expédition. Le plan compromettait sérieusement l’objectivité. De plus, l’invitation elle-même demandait implicitement des concessions – ce qui était souligné par l’insistance de Bernays et de la compagnie à dire le contraire ».


De son côté, la CIA ne chôme pas. Dès septembre 1952, elle prépare une opération, PBFortune, 22 qui prévoit l’assassinat d’officiels du gouvernement Arbenz, de leaders syndicaux et d’autres gêneurs (58 personnes doivent être tuées et 74 autres, emprisonnés ou exilées), une guerre psychologique à base de menaces de mort et d’actes de violence gratuite contre le gouvernement, l’aide aérienne du dictateur nicaraguayen Somoza et finalement, la prise du pouvoir d’un militaire de l’armée guatémaltèque démis de ses fonctions par Arbenz, le colonel Carlos Castillo Armas. A la suite de fuites compromettant la sécurité de l’opération, PBFortune finira à la poubelle.


Une propagande tentaculaire

Les affaires avançant trop lentement à son goût, Bernays passe à la vitesse supérieure : il fera tourner à plein régime le moteur de l’anticommunisme maccarthyste. Il arrivera à établir un réseau d’espions sud-américains qui deviendront les sources d’une « liste secrète de 100 auteurs/journalistes spécialement intéressés par l’Amérique Centrale », et à engendrer une vraie paranoïa anticommuniste via des fausses « fuites » et des soi-disant « scoops », par exemple en 1954, un « transfert d’armes de l’Union Soviétique aux communistes du Guatemala à travers Mexico City » imaginaire. 23


Et la United Fruit ne s’en tient pas aux seuls services de Bernays ; elle a dans la manche un lobbyiste que les scrupules n’encombrent pas, Thomas G.Corcoran, conseiller de Roosevelt dont le fils Eliott dira « à part mon père, Tom [Corcoran] est l’individu le plus influent du pays ». Pour faire bonne mesure, la United Fruit loue aussi les services de deux autres experts en relations publiques, le conservateur John Clements et l’ex-assistant Secrétaire d’État aux Affaires latino-américaines de Truman, Spruille Braden. L’interpénétration entre entrepreneurs privés et leaders politiques est totale. Les passerelles entre l’une et l’autre sont si nombreuses que la United Fruit, une compagnie privée agroalimentaire spécialisée dans les bananes et le gouvernement des USA sont indissociables.


« Elle [la United Fruit] avait des connections enviables avec l’administration Eisenhower. Le Secrétaire d’État John Foster Dulles et la firme dans laquelle il avait travaillé, Sullivan and Cromwell, 24 avaient longtemps représenté la compagnie. Allen Dulles, patron de la CIA, avait siégé à son conseil d’administration. Ed Whitman, le chef des relations publiques, était le mari d’Ann Whitman, la secrétaire personnelle d’Eisenhower. (Whitman avait produit un film, « Pourquoi le Kremlin hait les bananes », qui présentait la UFCo en première ligne des tranchées de la guerre froide. 25) Le succès de la firme à relier la saisie de ses terres au mal du communisme international a plus tard été décrit comme « la version Disney de l’épisode » par un officiel de la UFCo. Mais les efforts de la compagnie ont payé. Elle couvrait les dépenses des journalistes qui voyageaient au Guatemala pour y apprendre le son de cloche de l’UFCo sur la crise, et quelques-unes des publications les plus respectées d’Amérique du Nord – y compris le New York Times, le New York Herald Tribune et le New Leader – ont publié des articles qui plaisaient à la compagnie. » – Walter LaFeber, The United States in Central America, 1993


C’est ainsi que l’opinion mondiale se retrouvera sous un feu roulant d’articles, de pamphlets, de photos, de films et de dessins animés, tous émis par la United Fruit, le Département d’État et la CIA, qui racontent à l’unisson « la montée implacable des Soviétiques » au Guatemala.


John Moors Cabot, Secrétaire d’État pour les affaires inter-américaines et frère de Thomas Cabot, ex-président de la United Fruit, déclare « les tentacules du Kremlin sont maintenant en pleine vue » à la Maison Blanche. Peurifoy renchérit, « nous ne pouvons pas permettre l’établissement d’une République Soviétique entre le Texas et le canal de Panama ».


De son côté, la CIA ne chôme toujours pas. En mai 1953, elle rapporte officiellement que la situation au Guatemala est hostile aux USA, que les communistes y exercent une influence hors de proportion avec la faiblesse de leur nombre et enfin, que leur influence est appelée à grandir tant que le président Arbenz restera au pouvoir.


En 1954, John Foster Dulles tape du poing sur la table à la conférence de l’Organisation des États américains et exige une action vigoureuse.


Aux Nations-Unies, Henry Cabot Lodge, un Sénateur représentant des USA, actionnaire de United Fruit et parent proche de Thomas et John Moors Cabot, bloque une demande d’aide de Jacobo Arbenz. La complicité de la France et de la Grande-Bretagne s’échangent contre le silence américain sur leur présence dans le canal de Suez, à Chypre et en Indochine. Les dictateurs du Nicaragua, du Honduras, du Venezuela et de la République Dominicaine, tous alliés des USA, lancent leur propres campagnes de désinformation et offrent des terrains d’entraînement, des stations de radio et des aérodromes aux Américains. Somoza, le dictateur du Nicaragua, ira jusqu’à exhiber des pistolets gravés de faucilles et de marteaux soi-disant interceptés sur un sous-marin se dirigeant vers le Guatemala. 26 L’opération, nom de code Washtub, prévoit la découverte par des pêcheurs (en fait, des hommes de Somoza) d’une réserves d’armes soviétiques soi-disant cachées par Arbenz au Nicaragua. Somoza parlera d’un sous-marin photographié, mais refusera d’en fournir les clichés. L’histoire fait long feu dans les médias guatémaltèques ; même avec la meilleure volonté du monde, personne n’y croit. 27


La propagande au Guatemala

Au Guatemala, la UFCo recrute un archevêque, Mariano Rosell Arellano, qui dénonce les « menées communistes » dans une lettre pastorale ; trente avions de la CIA en largueront des exemplaires ronéotypés à travers le pays. Les médias guatémaltèques sont également de la partie, et à cette époque, ils se réduisent à deux supports : la presse et la radio. Les deux médias, par la force des choses, ne s’adressent qu’à la moitié de la population, l’autre étant constituée d’indiens mayas qui ne parlent ni espagnol, ni anglais. Par chance pour la CIA, c’est la partie lettrée qui tient les rênes du pays, et c’est d’elle également que viennent les deux franges sociales fondamentales dans les politiques de l’Amérique latine : le peuple estudiantin et l’armée.


La CIA planifie une opération de propagande en six volets : 28 un hebdomadaire anticommuniste pour étudiants, El Rebelde (le Rebelle) entièrement sous contrôle de la CIA fournit le support du premier. Ses thèmes de la semaine en seront relayés par le second volet, une radio clandestine émettant d’une ferme laitière (nom de code, Operation Sherwood), la « Voz de la Liberacion » 29 (la Voix de la Libération) ; le troisième consistera en un titre de presse générale où la CIA peut passer des articles qui discuteront et développeront les sujets du magazine et de la radio – bien sûr, toujours sous un angle anticommuniste. Le quatrième rallie les chefs anticommunistes d’associations de travailleurs, le cinquième distribue des menus objets religieux aux indiens et le sixième enrôle les associations de propriétaires terriens. Tout comme les leaders d’associations de travailleurs, ces dernières sont chargées de convaincre les hésitants et de démoraliser l’opposition sur le terrain.


La radio est peut-être le seul aspect réussi de l’Opération PBSuccess. Les Américains maîtrisent le domaine des médias et dans cette atmosphère de fébrilité rédactionnelle, de mots pompeux utilisés pour leur impact émotionnel et de musiques choisies pour exalter, remonter le moral ou divertir et séduire leur auditoire, ils baignent dans leur élément de prédilection. Trois animateurs guatémaltèques (deux hommes et une femme), sous la direction d’un éditeur de presse américain, David Atlee Philips, se succèdent au micro pour enchaîner odes à la bravoure des soldats « qui se battent contre l’hydre communiste », appels au patriotisme, voix chaleureuse de leur animatrice qui conjure les « femmes catholiques, épouses et mères, de tenir leurs maris éloignés des syndicats, vrais nids de communistes » et autres fadaises. L’entreprise marche très bien dans ce pays isolé du monde, d’autant plus que les producteurs savent alterner les exhortations et objurgations avec de la musique populaire guatémaltèque, des hits américains à la mode et des blagues sur les communistes et l’équipe gouvernementale d’Arbenz. La radio commence à émettre le premier mai 1954. Elle pliera bagages le 2 juillet 1954, après deux mois d’émissions.


18 juin 1954, Le coup d’État

Dès mai 1953, le président Eisenhower a donné son accord de principe à la préparation d’un coup d’État au Guatemala ; Carlos Castillo Armas, fort de 150 à 200 hommes entraînés par la CIA, fait le pied de grue depuis des mois au Honduras dans l’attente du feu vert de Washington, quand la nouvelle de l’arrivée d’un cargo chargé d’armes tchèques à Puerto Barrios, en mai 1954, met le feu aux poudres. La presse bascule dans l’hystérie et Eisenhower donne l’ordre de passer à l’action. 30


Le 18 juin 1954, Castillo Armas et sa troupe entrent au Guatemala.


Les relations publiques ne dormant jamais, dès le démarrage du coup d’État, le bureau de presse de la United Fruit offre des mises à jour régulières sur les combats. Dans leur quartier général de Boston, les journalistes suivent les hostilités quasiment heure par heure.


Au bout de neuf jours d’attaques brouillonnes de Castillo Armas, de ratages successifs et d’actions chaotiques de la part de la CIA, 31 pour des raisons restées obscures, Arbenz, qui était pourtant en position de force, s’effondre et capitule. Contre toute attente, le coup d’État a abouti.


L’Arlésienne Soviétique : Operation PB History

Dès l’Opération réussie, Frank Wisner, patron de l’Office of Policy Coordination (OPC, une branche de la CIA spécialisée en actions psychologiques et paramilitaires) souhaite renforcer l’image triomphale de la CIA au Congrès et envoie des agents au Guatemala pour y dénicher les preuves d’un lien entre l’ex-gouvernement Arbenz et les Soviétiques, ainsi que des communistes « à corrompre ». Dans la tête de Wisner, il s’agit d’une part de démontrer de la façon la plus éclatante les « machinations soviétiques » dans la chasse gardée des États-Unis, l’Amérique centrale, et d’autre part de trouver des communistes « à contrôler et à exploiter pour le compte des États-Unis et de leur intérêts ».


Parmi plus de 150 000 documents trouvés dans les locaux du gouvernement Arbenz après leur mise à sac par la junte de Castillo Armas, les agents de Wisner ne trouveront que quelques livres marxistes, des documents communistes chinois sur les réformes agraires, des pages d’une biographie de Staline, des preuves de tentatives d’achats d’armes à l’Italie par Arbenz et quelques lettres démontrant « un fort parti-pris pro-communiste ». Aucun lien avec le Kremlin et aucun communiste « à corrompre ».


Épilogue en forme de guerre civile

Bien qu’elle ait été portée dans un fauteuil par une propagande nourrie, une presse aux ordres et une cohorte de dictateurs alliés, l’opération PBSuccess sera près de rater à cause d’une force d’intervention ridiculement réduite et d’une invraisemblable succession d’actions précipitées, d’improvisations sur le terrain et de cafouillages dus à l’amateurisme de la CIA et de ses marionnettes locales. Castillo Armas, un chef militaire des plus incompétents, passe à deux doigts de la défaite.


L’opération ne réussira qu’à cause de l’étrange effondrement psychologique d’Arbenz. Selon certains observateurs, la situation matrimoniale d’Arbenz, qui venait de découvrir l’adultère de sa femme, en aurait été le catalyseur. 32 Pour d’autres, Arbenz, effrayé par une rumeur de la CIA selon laquelle les Américains préparaient une offensive de grande ampleur, se serait démis pour épargner un bain de sang à son pays ; selon d’autres encore, Arbenz aurait craint que l’atmosphère de troubles ne donne des ailes à des officiers ambitieux de son entourage, et aurait préféré se rendre que finir assassiné. De fait, il est incompréhensible qu’un colonel d’une armée d’Amérique Centrale – donc un habitué de ces complots et de ces tentatives de coups d’État qui rythmaient la vie quotidienne des républiques bananières des années 50 – ait pu s’écrouler devant une attaque aussi anarchique et maladroite.


Allen Dulles ne manquera toutefois pas de considérer PBSuccess comme une réussite et d’en faire le modèle des interventions « secrètes » suivantes des USA.33 Quelques années plus tard, cela mènera la CIA tout droit à l’opération la plus manquée de son histoire, la débâcle de la Baie des Cochons (1961).


En 1955, Castillo Armas rencontre le vice-président des USA, Richard Nixon, et lui demande ce que les USA veulent qu’il fasse, et il le fera. 34 Ce que veut l’Amérique, c’est la fin du « communisme » au Guatemala. Castillo Armas se jette dans une répression tous azimuts absurde : le droit de vote des personnes illettrées est annulé, la loi agraire d’Arbenz abrogée, les terres récemment données aux paysans reprises de force, le communisme devient passible de mort, des centaines de personnes « disparaissent » (sont arbitrairement emprisonnées sans possibilité d’appel ou de communication avec l’extérieur).


Le ressentiment grandit rapidement et, en 1960, une guerre civile éclate. Elle durera trente-cinq ans, des décennies pendant lesquelles les Américains ne cesseront pas d’apporter leur soutien aux dictateurs et à leurs milices gouvernementales contre les rebelles, pour la plupart des indiens mayas. A ce jour, les escadrons de la mort guatémaltèques 35 soutenus par les USA sont responsables d’au moins 200 000 morts.


Mais un des rebelles, un jeune Argentin présent au Guatemala au moment du coup d’État, a échappé aux poursuites. L’ingérence dont il a été témoin le radicalisera jusqu’à en faire une des plus grandes icônes de la gauche révolutionnaire sud-américaine et l’un des pires cauchemars des USA : Ernesto Che Guevara.



Corinne Autey-Roussel


Références :


1 The Dulles Brothers… how to wreak havoc in Guatemala and Iran…

http://www.mohammadmossadegh.com/news/dulles-brothers/




3 Operation PBSUCCESS, the United States and Guatemala 1952 – 1954 par Nicholas Cullather

http://www2.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB4/docs/doc05.pdf




Banana Republic: The United Fruit Company, par P. Landmeier

http://rozylowicz.com/pdf-files/banana-republic.pdf




5 Pablo Neruda: “La United Fruit Co.” from Canto General, poème en espagnol et en anglais, 1950

http://www.writing.ucsb.edu/faculty/dean/Upload501B-Fall06/PabloNeruda.pdf




Manuel Estrada Cabrera, notice biographique

http://www.encyclopedia.com/topic/Manuel_Estrada_Cabrera.aspx








11 Banana Republic: The United Fruit Company, par P. Landmeier, 1997

http://rozylowicz.com/pdf-files/banana-republic.pdf




12 La Révolution d’octobre – 1944-54 – : la fin timide d’un libéralisme économique né à la fin du XIXe siècle (descendre sur la page jusqu’au chapitre)

http://www.iprag.net/histoire/Guatemala.htm




13 Jacobo Arbentz, notice biographique

http://spartacus-educational.com/JFKarbenz.htm




14 Bitter Fruit: The Untold Story of the American Coup in Guatemala, par Stephen C. Schlesinger

https://www.goodreads.com/book/show/102729.Bitter_Fruit




15 Les investissements de l’UFCO au Guatemala s’élevaient à 40 000 000 de dollars.




16 RS#05: Source 2 – American Ambassador to Guatemala, John E. Peurifoy, Telegram to Department of State, Dispatch No.522, December 18th, 1953

http://www.umbc.edu/che/tahlessons/pdf/historylabs/Guatemalan_Coup_student:RS05.pdf





18 Edward Bernays, courte notice biographique

http://pr.wikia.com/wiki/Edward_Bernays




19 The United Fruit Company in Central America, history of a public relations failure, par M.B. Myers

http://faculty.quinnipiac.edu/charm/CHARM%20proceedings/CHARM%20article%20archive%20pdf%20format/Volume%207%201995/251%20myers.pdf




20 Watch Out for the Top Banana, par Larry Tye

http://cabinetmagazine.org/issues/23/tye.php




21 An American Company: The Tragedy of United Fruit par Thomas McCann, 1976

http://www.goodreads.com/book/show/3632254-an-american-company




22 PBFORTUNE par Gerald K. Haines, CIA declassified

http://www2.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB4/docs/doc01.pdf




23 Watch Out for the Top Banana

http://www.cabinetmagazine.org/issues/23/tye.php





25Why the Kremlin Hates Bananas, film de United Fruit, début des années 50




26 Guatemala en El siglo del viento par Eduardo Galeano. En espagnol.

http://www.literaturaguatemalteca.org/Gale2.html







30 Covering a Coup: The American Press and Guatemala in 1954, par John Kirch

http://imerrill.umd.edu/johnkirch/files/2010/03/Covering-a-Coup-John-Kirch.pdf




31 Guatemala : CIA’s banana revolt

http://www.bibliotecapleyades.net/sociopolitica/esp_sociopol_secretgov_5f.htm





33 Operation PBSUCCESS, The United States and Guatemala 1952-1954, Nicholas Cullather, CIA declassified

http://www.foia.cia.gov/sites/default/files/document_conversions/89801/DOC_0000134974.pdf




34 Secret History: The CIA’s Classified Account of Its Operations in Guatemala 1952-1954 par by Nick Cullather

https://www.goodreads.com/book/show/37331.Secret_History




35 Death squad diary – Looking into the secret archives of Guatemala’s bureaucracy of murder, par Kate Doyle

http://www2.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB15/death_squad_harpers.pdf




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