Qui doit assumer les coûts humains, environnementaux et économiques de la tragédie survenue dans la municipalité de Lac-Mégantic, dans la nuit du 5 au 6 juillet dernier ? Qui sont les véritables responsables de ce désastre, ceux à qui incomberaient normalement l’acquittement des factures ?
Rappelons les circonstances du drame telles que rapportées par les médias. Un convoi de 72 wagons-citernes transportant 7,5 millions de litres d’hydrocarbure, remorquées par 5 locomotives, arrive à Nantes, le matin du 6 juillet 2013. Le train s’immobilise sur la voie ferroviaire principale, au sommet d’un dénivelé de 100 mètres (300 pieds). Un incendie se déclare dans la locomotive de tête, vite maîtrisé par les pompiers de Nantes qui ont fait ce que tous les pompiers de la province de Québec savent faire : maîtriser un incendie, puis rentrer dans leur caserne. Les pompiers n’étant pas des opérateurs de locomotive, ni les responsables du convoi de la Montreal, Maine and Atlantic Rrailway (MMA), se pose alors une première question : quel(s) employé(s) de la compagnie ferroviaire est ou sont sur place cette nuit-là pour prendre le relais et sécuriser le convoi après l’incendie ?
Quelques instants plus tard, à Nantes, un premier témoin oculaire voit le train se mettre lentement en mouvement ; un deuxième témoin oculaire voit arriver aux abords de Mégantic, tout feu éteint et à grande vitesse, trop grande vitesse, le train de la MMA…La suite est bien connue. Revenons à Nantes. Après l’incendie. Quelles mesures ont été prises alors pour immobiliser et sécuriser le convoi et par qui ? Les freins hydrauliques étaient-ils opérationnels ? À défaut, les freins manuels sur les wagons-citernes ont-ils été appliqués ? En nombre suffisant ? Étaient-ils en bon état de fonctionnement ? Se peut-il qu’un bris mécanique ait rendu inopérants tous les freins manuels appliqués sur chaque wagon-citerne ? Manifestement, les mesures n’ont pas été adéquates ou suffisantes, puisque le train a finalement dévalé la pente et parcouru à une vitesse folle les 13 kilomètres séparant Nantes de Lac-Mégantic…
Il est probable que l’équipe d’enquêteurs chevronnés sur place, dans les semaines qui ont suivi le drame, connaissent les réponses à ces questions et que les principaux acteurs concernés en soient déjà informés. Nous en saurons davantage, une fois l’enquête complétée et le rapport final rendu public. Nous en savons cependant déjà assez pour comprendre que la responsabilité civile des citoyens de Mégantic n’est pas en cause, pas plus que celle de la collectivité québécoise. Nous en savons également assez pour comprendre les intérêts colossaux en jeu. Car il ne s’agit pas ici de quelques centaines de millions $ pour dépolluer la rivière Chaudière et reconstruire le centre-ville de Mégantic, mais de milliards $, ceux de la production et du transport d’hydrocarbure en Amérique du Nord. Rien de moins. C’est sans doute conscient de ces enjeux que le gouvernement québécois, pragmatique ou opportuniste (?), a dit « oui » à la fois au pétrole albertain et à l’exploitation du pétrole de schiste d’Anticosti et du golfe Saint-Laurent.
Évidemment, la MMA a été ciblée d’amblée comme responsable du désastre. Ce subsidiaire des grandes compagnies ferroviaires, Canadien national (CN) et Canadien pacifique (CP), fait partie du groupe des chemins de fer d’intérêt local (CFIL) qui opèrent plusieurs tronçons abandonnés ou jugés non-rentables par les grandes compagnies ferroviaires. Ces tronçons secondaires interconnectés aux réseaux majeurs du CN et du CP jouent un rôle important sur le plan local et régional. Les entreprises du Lac-Mégantic bénéficiaient des services de la MMA dont les activités étaient, en principe, encadrées par les dispositions législatives et réglementaires des gouvernements provincial et fédéral.
Dans la foulé des privatisations du transport ferroviaire, l'adoption de la Loi sur les transports au Canada en 1996 a entraîné une augmentation spectaculaire du nombre de CFIL. En 2009, plus de 22 % des wagons complets de marchandises étaient pris en charge par des CFIL au point d'origine pour être remis à des chemins de fer de classe. Au Québec, les CFIL ont pu restaurer graduellement leurs infrastructures ferroviaires grâce à une entente de financement conclue avec le gouvernement du Canada et la province de Québec. Le Programme d’aide transitoire aux infrastructures de transport ferroviaire du ministère des Transports du Québec (2006) avait précisément pour objectif :
• la réhabilitation du réseau ferroviaire secondaire exploité par les CFIL;
• le maintien des infrastructures ferroviaires sur le territoire québécois en vue d’assurer l’intégrité du réseau et du système de transport du Québec;
• un meilleur équilibre modal dans le système de transport du Québec, et ce, dans un souci de protection de l’environnement et de sécurité.
Ajoutons qu’en vertu de la Loi sur le ministère des Transports du Québec, le ministre doit plus particulièrement à l’article 3 de cette Loi :
b) prendre les mesures destinées à améliorer les services de transport et, à cette fin, il peut notamment effectuer ou faire effectuer les travaux de construction, d'entretien et de réparation des installations portuaires, aéroportuaires et ferroviaires(…);
c) promouvoir le développement et la mise en oeuvre de programmes de sécurité et de prévention des accidents;
e) exercer une surveillance sur la propriété de tout chemin de fer construit ou subventionné par le gouvernement et sur les travaux qui s'y rattachent ou en dépendent.
Le gouvernement du Québec n’est cependant pas le seul ni le premier fiduciaire en matière de transport ferroviaire.
Un Décret du gouvernement fédéral a fixé au 1er mai 2013 l’entrée en vigueur de toutes les dispositions de la Loi sur la sécurité ferroviaire applicable aux compagnies de chemin de fer locales. Cette loi, sanctionnée le 17 mai 2012, implique que « les compagnies de chemin de fer d’intérêt locales devront présenter à Transports Canada, aux fins d’approbation, des règles de sécurité ferroviaire qui s’appliquent à leurs activités. Transports Canada sera responsable de surveiller leur conformité à ces règles en procédant à des vérifications directement auprès de leur compagnie plutôt qu’auprès de la compagnie de chemin de fer hôte. Les compagnies de chemin de fer locales auront jusqu’au 1er novembre 2013 pour présenter leurs règles aux fins d’approbation ».
Et pourtant, en dépit de toutes ces dispositions législatives et réglementaires, le désastre de Mégantic a bel et bien eu lieu le 6 juillet dernier. Comment l’expliquer ? Serait-ce que ces mesures n’ont pas été prises à temps ou qu’elles aient été trop partiellement appliquées et laissées sans suivi de contrôle adéquat sur le terrain ? On remarquera qu’il n’ait nullement question ici d’autoréglementation ou d’autocontrôle de l’industrie ferroviaire et les dispositions législatives sur la sécurité ferroviaire au Canada sont bien antérieures à 2012.
Que la vie reprenne son cours à Mégantic, que l’on reconstruise ce qui a été détruit, est une nécessité sociale et économique. D’ailleurs, les gouvernements du Québec et d’Ottawa ont engagé chacun 60 millions $ à cet effet. En substituant au terme « gouvernement » celui de « contribuables », on comprend que la facture va nous échoir. Devrons-nous aussi assumer les dégâts environnementaux, alors que notre responsabilité collective n’est nullement engagée ? Les coûts de dépollution risquent d’être stratosphériques. La revue Québec Science (octobre 2013) vient de publier un dossier intitulé « Lac-Mégantic après l’enfer. Les lendemains d’un désastre» qui fait réfléchir…
Espérons néanmoins que le sacrifice humain des Méganticois ne soit pas vain et que la Loi sur la sécurité ferroviaire soit appliquée dorénavant dans toute sa rigueur.
Yvonnick Roy
Québec
Lac-Mégantic
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