L’adoption d’une loi en Alabama a créé une véritable onde de choc mondiale : acclamée par les uns parce qu’elle protège la vie des enfants à naitre, elle est décriée par les autres parce qu’elle brimerait la liberté des femmes. Notre collaboratrice Ariane Beauféray propose ici une perspective différente sur la question.
Les compétitions sportives sont finies pour moi. Après trois enfants, aucune chance que je me rende un jour aux Jeux olympiques pour obtenir une médaille en judo. On oublie également l’idée de devenir une étoile du ballet classique.
Dans la vie, on ne peut pas tout faire : soit parce qu’on n’en a pas les capacités, soit parce qu’on doit choisir entre plusieurs options.
Je ne peux pas choisir toutes les saveurs chez le marchand de crème glacée; si je regrette le sorbet à la framboise en léchant ma boule vanille, comment apprécier la vie?
La vraie liberté
Comme bien des gens sur cette terre, je considère le mensonge comme quelque chose de mauvais la grande majorité du temps.
(Vous conviendrez sans doute avec moi que dire à un nazi où se cache un juif simplement pour éviter de mentir est plutôt contrintuitif. Kant ne dirait probablement pas cela, mais on n’a pas à être d’accord avec tous les grands philosophes. Fin de la parenthèse.)
Je ne dirai jamais à mes enfants qu’ils peuvent tout faire dans la vie.
Alors, suivant cette logique, je ne dirai jamais à mes enfants qu’ils peuvent tout faire dans la vie. Simplement parce que ce n’est pas vrai.
Ils pourront essayer bien des choses, je les soutiendrai du mieux que je peux dans leurs projets et leur apprentissage de ce qu’est la vraie liberté, mais certaines choses leur seront inaccessibles et demeureront simplement des rêves. Et cela n’est pas mauvais; les rêves nous font emprunter des sentiers inédits, mais ils ne mènent pas forcément vers la destination à laquelle on pensait au départ.
Et parfois, il est nécessaire de changer de sentier, car sinon on court vers un précipice. Finie pour toujours la crème glacée.
N’aimant pas le mensonge, je ne vais pas vous mentir non plus.
Qui est mon corps?
J’ai un corps, comme vous. Une tête, deux bras, deux jambes, rien d’exceptionnel. Mais ce corps n’est pas à moi. Je suis mon corps.
Si vous me serrez la main, alors vous me touchez. C’est moi, ce n’est pas qu’une main. Et dans certains contextes, me toucher la main est inadmissible; vous n’avez pas le droit de me toucher sans mon accord. Pas parce que mon corps est ma propriété, mais parce que mon corps est moi.
Si vous touchez ma voiture, je ne serai peut-être pas très contente. (Il est où ton permis coco? T’as déjà conduit une manuelle?). Mais vous n’avez touché que ma propriété, vous ne m’avez pas touchée moi.
Une propriété, on l’achète, on la construit, on la vend, on la brise. Mais vous ne pouvez rien faire de tout cela avec moi.
Et si je ne suis pas une propriété, je ne suis pas ma propriété. Je suis moi. Quitte à être honnête avec vous, soyons honnête jusqu’au bout : je n’ai pas plus le droit de m’acheter, me vendre, me construire ou me briser que vous.
Pouvoir faire quelque chose ne m’en donne pas le droit.
Oh, je pourrais le faire, comme vous (mais je sais que vous avez souvent de belles intentions, ne vous braquez pas !). Mais pouvoir faire quelque chose ne m’en donne pas le droit.
Vous me suivez toujours? Attention, on s’en va vers un sentier brulant. Le genre de sentier qu’on n’emprunte souvent qu’avec de bons amis, car on ne veut pas se retrouver tout seul au bout. Pas de précipice à la fin, promis. Mais je ne vous promets pas de crème glacée non plus.
Tout ce que je (ne) contrôle (pas)
Si je suis mon corps, si mon corps n’est pas ma propriété, si je ne peux pas tout faire avec ce corps qui est moi (que ce soit gagner les Jeux olympiques ou me faire esclave contre rémunération), il y a des centaines d’actes que je ne peux pas faire au nom du droit à la propriété.
On pourrait inventer des tas de slogans. Certains existent déjà.
« Mon corps, mon choix! »
« Mon corps, mon vêtement! »
« Mon corps, ma chirurgie esthétique! »
Oh, je ne dis pas qu’on devrait tous porter des uniformes. Cela dit, non, je n’ai pas le droit de me promener torse nu en centre-ville en plein été parce qu’il fait chaud et parce que c’est mon corps.
Je peux très bien décider de payer un chirurgien pour me refaire le nez, mais ce n’est certainement pas un droit basé sur le droit à la propriété individuelle de ma personne. Et, je peux aussi décider de concevoir un enfant avec l’homme que j’aime, mais ce n’est pas parce qu’il grandit en moi que cela me donne le droit de le détruire.
Oups! On vient de marcher sur une braise!
Il y a des choses comme cela dans la vie qui nous font mal. Ne suis-je pas maitre de mon corps, maitre de moi?
Si je veux sortir dehors, j’y vais! Et que personne ne m’en empêche!
Mais si le rhume s’empare de moi, je n’ai plus qu’à sortir les mouchoirs. Je ne contrôle pas tout. Je déprime, je me mets en colère, je pleure, je souris. Il y a tant d’émotions et de désirs en moi que je contrôle si peu. Alors, contrôler la maladie ou les autres, n’en parlons pas!
Un sanctuaire pour protéger
Quand une vie apparait, là aussi, je suis si peu en contrôle. Quelle tête aura-t-il? Sera-t-il en santé? Pourquoi la contraception n’a pas fonctionné? Pourquoi le père n’en veut-il pas? Pourquoi est-ce que je vomis mes trippes tous les matins? Et les vergetures…
Mon corps a changé; j’ai changé. Je suis autre. Chaque matin, le temps, avec ses joies et ses épreuves, imprime un passage sur moi; le passage d’une vie nouvelle imprime d’ailleurs un passage bien visible.
Une autre vie. Un autre corps. Une autre personne. Et mon corps? Qu’est-ce que mon corps vient faire là-dedans? Il ne pourrait pas naitre d’une rose ou d’un chou, celui-là?
Or s’il naissait d’une plante, qui le protègerait? Resterions-nous à côté, à surveiller qu’il grandit bien, qu’il est en sécurité? Il est si vulnérable, si petit, si fragile. C’est si facile de le piétiner. Il lui faut une aide perpétuelle avant d’éclore. Cette aide viendra de moi; de toute ma personne, et donc de mon corps aussi.
Mais je ne veux peut-être pas l’aider. Je ne veux pas qu’il s’impose.
La vie ne s’impose pas
J’ai dit en début d’article que je serai honnête, que je ne mentirai pas.
Voilà une vérité : la vie ne s’impose pas.
Chaque vie nouvelle nait de nos actes. Des actes réalisés dans l’amour, mais aussi dans le regret, dans la tristesse, dans la folie, sous l’effet de drogues, ou encore dans l’irrespect de ma volonté et de mon corps et donc de ma personne entière.
Cela ne change rien au fait que ce nouvel être ne s’impose pas; il est, tout simplement, et n’a rien choisi. Il n’a pas la propriété de son corps, tout comme moi je ne l’ai pas. Il n’a pas encore de volonté, mais il est intouchable, comme je suis intouchable si je ne veux pas qu’on me touche. Oh, certains me violent; ils violent mon corps ou ma conscience. Mais cela me donne-t-il le droit de violer le corps de cette vie en moi? Y a-t-il des corps, et donc des personnes, moins dignes d’être respectées que d’autres?
Votre corps ne m’appartient pas. Mon corps ne m’appartient pas. Des tas de sentiers s’offrent à nous. Et si nous choisissions un chemin sur lequel le respect de tous est la destination?
C’est un long chemin, mais on n’atteindra jamais le bout si on ne commence pas à marcher dessus dès aujourd’hui.
Ce n’est pas un beau sentier balisé et toujours vert. On peut s’écorcher sur des épines, chuter, désespérer. Si je l’emprunte seule, c’est une tragédie sans nom. Mais si j’y suis entourée, alors il y aura toujours une main pour m’aider à me relever. Une main, peut-être la vôtre; votre personne, entière et belle, qui décide de se donner pour un autre, l’espace d’un instant.
On peut aussi choisir d’autres sentiers; des chemins de propriété, de possession, de contrôle total, d’irrespect, de destruction, de jugement. Penser que ces chemins mènent au bonheur relève de l’utopie.
Il ne faut pas mentir aux enfants; j’essaierai d’apprendre aux miens que certains chemins ne valent pas la peine d’être empruntés.