Michel Chartrand 1916-2010 - Héros de la justice sociale

«On l'aime ou on ne l'aime pas, mais c'est un grand chêne qui vient de s'abattre. Et on a bien besoin de gens comme lui. Il avait le don de nous rappeler les injustices avec fracas.» -- Fernand Daoust

2010 - nos disparus

Michel Chartrand 1916-2010
Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir

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Alexandre Shields - Michel Chartrand a mené toute une existence de luttes sans jamais trahir ses idéaux, malgré les innombrables difficultés à faire entendre, au fil des décennies, sa voix plus que discordante. Au-delà de l'image caricaturale du gueulard invétéré, c'est un éveilleur de consciences d'une rare humanité qui s'en est allé hier. Un homme qui, oui, se laissait parfois aller à la colère. Celle «du juste», comme l'a écrit son ami et biographe Fernand Foisy.
Figure de proue du syndicalisme québécois, il s'est éteint lundi soir à l'âge de 93 ans, emporté par le cancer. Depuis quelques années déjà, le bouillant personnage avait progressivement réduit ses activités avant de se retirer pour de bon de la vie publique, après s'être consacré corps et âme à un engagement social et politique des plus intenses.
Ce tribun flamboyant a en effet pris part à plusieurs des événements les plus marquants de l'histoire du Québec au XXe siècle. De la Conscription de 1944 aux grèves très dures des années 1950, en passant par la Crise d'octobre, le Front commun de 1972 et la lutte pour l'indépendance, Michel Chartrand s'est forgé l'image d'une véritable force de la nature toujours animée du même objectif: défendre les plus démunis, les exclus et les sans-voix, tout en dénonçant l'indifférence des «bandits» de la classe dirigeante, qu'elle soit politique ou économique.
Ancien président de la CSN, Gérald Larose rappelle d'ailleurs que c'est lors de la grève historique des mineures d'Asbestos, en 1949, que Chartrand a vraiment pris le virage du syndicalisme. «C'est là qu'il a saisi toute l'ampleur de la collusion entre le pouvoir, la police et la compagnie. C'est aussi là qu'il a compris le sens de l'action syndicale.» Et tout au long de sa carrière, «il a donné de la crédibilité à la parole de la classe ouvrière, en plus d'élargir la pratique syndicale à l'action sociale».
Le verbe n'en demeurait pas moins tranchant. Un peu trop, au goût de certains. «On l'aime ou on ne l'aime pas, admet l'ancien président de la FTQ Fernand Daoust, qui l'a longtemps côtoyé. Mais c'est un grand chêne qui vient de s'abattre. Et on a bien besoin de gens comme lui. Il avait le don de nous rappeler les injustices avec fracas.»
Chartrand n'a d'ailleurs jamais cessé de dénoncer les travers du capitalisme, s'affichant ouvertement en socialiste convaincu. Nationaliste, il souhaitait que les Québécois aient un jour le courage de se donner un État indépendant. Autant de voeux demeurés sans véritable écho. Quoi qu'il en soit, même âgé de 78 ans, il s'engageait en faveur du «Oui» lors du référendum de 1995. «Tout le monde doit faire de la politique, dit-il alors. En démocratie, c'est un devoir: assumer ses responsabilités à son niveau, voir à ce que le monde s'épanouisse.»
Chaleureux et généreux
Cet orateur reconnu et apprécié savait en outre user de mots simples pour mettre en lumière des choses qui devaient selon lui aller de soi. «Il expliquait les choses très simplement et très concrètement. C'était un véritable pédagogue chaleureux et généreux», souligne Gérald Larose, qui affirme avoir beaucoup appris en l'écoutant.
Un sentiment partagé par l'acteur Luc Picard, qui a incarné le grand syndicaliste dans la série télévisée Simonne et Chartrand. Admirateur de l'homme, il l'a rencontré pour la première fois deux semaines avant le début du tournage. «Nous sommes allés au restaurant. Il avait amené des lys blancs pour ma blonde, qui n'était pas là et ne devait pas être là, se souvient-il. Il a récité de la poésie en latin. J'ai été frappé par son charme, sa chaleur, son sens de l'humour et son amour de la vie. Je pense que de tout ce que j'ai fait pour me préparer pour cette série, c'est cette rencontre qui a été la plus déterminante.»
M. Picard retient aussi le courage dont Michel Chartrand et d'autres acteurs sociaux de l'époque ont dû faire preuve dans les années 1940 et 1950 pour tenir tête au régime de Duplessis, notamment lors de grèves brutalement réprimées comme celle de Murdochville. Selon lui, on doit une bonne part des assises qui ont permis l'éclosion de la Révolution tranquille à «ces personnages colorés animés d'idéaux qui font défaut aujourd'hui».
Ses convictions sociales étaient également doublées d'un esprit de sacrifice au nom du bien commun. «Mon raisonnement, c'est que s'il n'y en a pas pour tout le monde, il n'y en a pas pour moi. Si les autres n'ont pas droit au même privilège que moi, je n'en veux pas», se plaisait-il à répéter. Fernand Foisy affirme d'ailleurs qu'«il a payé de sa personne» — tout comme sa femme — ses prises de position pour la classe ouvrière. Il a vécu modestement toute sa vie, dit-il.
Le militant a aussi «payé de sa personne» par des séjours derrière les barreaux. Lors de la Crise d'octobre de 1970, il a même été accusé d'appartenance au Front de libération du Québec et de conspiration séditieuse pour renverser le gouvernement du Canada. «Il a passé plus de quatre mois en prison et est devenu le porte-étendard des Québécois emprisonnés pendant la Crise. Il a alors dénoncé l'empiétement du pouvoir politique sur le judiciaire», explique l'historien Paul Labonne, coauteur du livre Un couple engagé. Cet ouvrage met en lumière les multiples engagements de Michel et de sa femme, Simonne Monet-Chartrand, militante très active pendant des décennies et décédée en 1993. Elle résumait ainsi les grands traits de son mari lors d'une entrevue télévisée: «Il est généreux, franc, impatient, intraitable quant à ses principes. Un homme de paradoxes, avec des défauts et des qualités excessifs. Il n'a pas un caractère facile, mais au moins, on ne s'ennuie jamais avec lui».
«Homme de parole, au courage exemplaire, à la générosité proverbiale, d'une très grande sensibilité malgré ses allures parfois rustres et brutales, il a eu tout au long de sa vie une capacité d'indignation et de révolte peu commune contre les injustices, a par ailleurs rappelé hier sa fille Suzanne G. Chartrand en lui rendant hommage. Puisse sa vie demeurer un exemple de courage et de détermination pour tous ceux et celles qui sont épris de justice sociale et de liberté!»
Défenseur des travailleurs
Les grandes centrales syndicales québécoises ont quant à elles rendu hommage au défenseur des droits des travailleurs. «Ce que Chartrand avait par-dessus tout, c'est l'instinct de l'action, la qualité, qui ne s'enseigne pas, de savoir saisir au bond l'actualité pour la retourner en sa faveur, illustre la présidente de la CSN, Claudette Carbonneau. Le meilleur exemple en est cette décision prise sur un coup de tête de louer, le 2 novembre 1971, le Forum de Montréal quatre jours après la manifestation d'appui aux travailleuses et travailleurs de La Presse où une manifestante avait perdu la vie. Pas moins de 17 000 personnes s'y regroupèrent dans un enthousiasme débordant. Le Conseil central n'avait pas les moyens de payer la location, mais qu'importe, il fallait agir!»
Qui plus est, Michel Chartrand n'a pas hésité à exprimer son nationalisme «tout au long de sa vie», salue Mme Carbonneau. Il estimait en effet que «le nationalisme, c'est le préalable de l'ouverture sur le monde: on ne peut accéder à l'international que par la médiation de la nation». Il ajoutait, dans la même entrevue accordée à la revue Maintenant en 1971, que «nationalisme et socialisme convergent obligatoirement car ils sont absolument nécessaires l'un et l'autre à la réussite des transformations de la société auxquelles ils tendent respectivement».
«Étant originaire de Murdochville, j'ai vu, très jeune, des hommes et des femmes se battre contre la police provinciale et les hommes de main de Duplessis pour le droit à la syndicalisation, souligne de son côté le président de la FTQ, Michel Arsenault. Les luttes, auxquelles ont participé Michel Chartrand et les autres leaders de cette génération ont contribué à sortir la société québécoise de la Grande Noirceur et au renouveau du syndicalisme québécois.»
Le premier ministre Jean Charest salue «un homme très coloré» qui a fait «une contribution très, très importante à l'évolution des droits des travailleurs». La chef péquiste Pauline Marois qualifie Chartrand d'«homme d'avant-garde qui a permis l'édification du mouvement syndical, dénonçant ainsi de multiples injustices faites aux travailleurs. Avec sa complice, Simonne Monet-Chartrand, une autre grande militante, ils ont servi de modèles pour plusieurs générations de Québécoises et Québécois».
«Ce que nous retenons de lui est chaleur, générosité, dévouement, droiture, pugnacité, courage. Tout cela fait de lui un des fils les plus aimés de notre nation», fait valoir Amir Khadir, député de Mercier. «Pensons seulement à la protection sociale et syndicale dont jouit le Québec. Ce sont des combats qui se sont menés dans les années 1940, 1950, au centre desquels se trouvaient Michel Chartrand et Madeleine Parent», rappelle-t-il.
Les funérailles auront lieu samedi à l'église Saint-Antoine-de-Padoue, de Longueuil.


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