Ottawa — Le premier ministre Stephen Harper et son ministre de la Justice avaient été avertis que la nomination du juge Marc Nadon à la Cour suprême du Canada risquerait de poser problème. Et l’avertissement n’est pas venu de n’importe qui ! Il a été servi par nul autre que la juge en chef de cette même Cour, Beverley McLachlin.
Dans une rare sortie publique, la Cour suprême du Canada a confirmé jeudi que Mme McLachlin a contacté directement le ministre de la Justice, Peter MacKay, ainsi que le chef de cabinet de Stephen Harper, Ray Novak, au sujet « de l’admissibilité d’un juge d’une cour fédérale » à titre de juge québécois. « À cause de l’impact institutionnel sur la Cour, la juge en chef a avisé le ministre de la Justice, M. MacKay, de l’enjeu potentiel avant que le gouvernement ne nomme son candidat pour le poste à la Cour. Son bureau a aussi avisé le chef de cabinet du premier ministre, M. Novak. La juge en chef n’a exprimé aucune opinion à propos du mérite de cet enjeu », indique par courriel le porte-parole de la Cour suprême, Owen Rees.
Tard en soirée jeudi, le bureau du premier ministre a indiqué à La Presse canadienne qu’il avait refusé de répondre à l’appel de la juge sur l’avis de M. MacKay, selon qui il aurait été «mal avisé et inapproprié» de le faire.
Lorsque le gouvernement fédéral pourvoit un poste à la Cour suprême, il soumet une liste de cinq candidats potentiels à un comité de députés qui doivent en évaluer le mérite. Ils ramènent la liste à trois candidats. Il est pratique courante, lors des travaux secrets de ce comité, que la juge en chef comparaisse pour expliquer les besoins de son banc. Elle prend à ce moment connaissance des candidatures considérées.
Selon nos informations, Mme McLachlin a à cette occasion mis les députés en garde contre les candidatures québécoises provenant d’un tribunal fédéral. Toujours selon nos informations, il est toutefois exceptionnel que la juge ait aussi pris la peine de contacter les bureaux du ministre et du premier ministre. Dans les coulisses du gouvernement, on parle d’un geste « particulier ».
Le juge Marc Nadon a quand même été nommé par le gouvernement conservateur à titre de troisième juge québécois, nomination qui a été contestée par un avocat torontois, Rocco Galati. Elle a été invalidée par la Cour suprême au motif qu’ayant siégé à des tribunaux fédéraux pendant plus de 20 ans, M. Nadon ne se qualifiait pas à titre de juriste du Québec.
Partis d’opposition
Tous les partis d’opposition interrogés ont estimé que les conservateurs ont récolté ce qu’ils avaient semé. « Ils auraient dû comprendre dès cet instant qu’effectivement, la nomination du juge Nadon était inconstitutionnelle »,résume le bloquiste André Bellavance.
Le chef du NPD, Thomas Mulcair, dit ne pas être « surpris » que le gouvernement ait été averti qu’il allait faire « erreur ».« Est-ce que M. Harper écoute ? Il n’écoute jamais rien. »
Pour le libéral Stéphane Dion, l’avis de la juge en chef ne signifie pas pour autant que le ministre MacKay aurait dû s’abstenir de nommer Marc Nadon. « S’il tenait à tout prix à cette nomination, en tant que ministre responsable, il aurait dû faire un renvoi à la Cour suprême avant de nommer le juge. »
Le ministre Peter MacKay a voulu minimiser cette intervention de la juge en chef. « Il n’est pas singulier pour moi de parler avec Mme McLachlin »,a-t-il dit tout en refusant d’expliquer la nature de cette conversation. Il rappelle qu’il avait aussi obtenu un avis juridique de deux ex-juges de la Cour suprême (Ian Binnie et Louise Charron) qui lui avaient dit, au contraire, que cette nomination était acceptable. Preuve, selon lui, qu’il était approprié d’aller de l’avant.
Ingérence ?
Le National Post, qui le premier a ébruité cette affaire jeudi, fait état d’insatisfactions dans les coulisses conservatrices à l’égard de la Cour suprême à cause d’une succession de récents jugements leur étant défavorables (nomination de Marc Nadon, réforme du Sénat, prostitution, commission des valeurs mobilières, etc.). Selon le National Post, certains conservateurs feraient courir le bruit que Mme McLachlin a affirmé que le gouvernement Harper a causé plus de tort à la Cour que tout autre gouvernement dans l’histoire du Canada. Le bureau de Mme McLachlin dément cette allégation. Le ministre MacKay a refusé de se prononcer sur « des commentaires superflus qui laisseraient croire à une certaine animosité ».
Mais la juge a-t-elle outrepassé ses pouvoirs en appelant le ministre et le bureau de M. Harper ? Non, répondent les trois experts consultés par Le Devoir. Stéphane Beaulac, professeur de droit à l’Université de Montréal, estime notamment que « c’était approprié. Ça confirme qu’en amont, l’information venait de plein d’endroits qu’il y avait un doute sur la légalité de cette nomination ». Le doyen adjoint à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Pierre Thibault, s’avoue « un peu surpris » par cette communication, mais ne la trouve pas inappropriée dans la mesure où elle portait sur un sujet qui concerne la juge en chef et sur lequel elle est déjà consultée. « Ce n’est pas du tout de la même nature que ce que raconte Frédéric Bastien dans son livre La bataille de Londres [sur un contact qui serait survenu entre la Cour et le gouvernement à propos d’un avis sur le point d’être rendu]. » Le constitutionnaliste Ned Frank ne voit pas de problème non plus. L’Association du Barreau canadien n’a pas voulu se prononcer.
Par ailleurs, le remplaçant de M. Nadon se fait toujours attendre. Le ministre MacKay a indiqué que c’est parce qu’il voulait consulter le nouveau ministre de la Justice du Québec. Mais il a aussi laissé entendre qu’il pourrait attendre en août, puisqu’un autre siège québécois se libérera à ce moment.
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Un salaire à rembourser
Marc Nadon n’a jamais siégé à la Cour suprême bien qu’il ait touché son salaire (342 800 $ par an) pendant que son sort était pris en délibéré. Comme le jugement à son sujet annule sa nomination à la Cour suprême, il est considéré comme n’ayant jamais quitté son poste de juge à la Cour fédérale d’appel. Il doit donc rembourser son salaire à la Cour suprême, mais récupérer celui du tribunal fédéral. Combien doit-il retourner ? La Cour suprême étudie encore la question, a-t-on indiqué au Devoir cette semaine.
Avec Marie Vastel
COUR SUPRÊME
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