« Les intellectuels de gauche se sont compromis dans le déni »

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Du communisme à l'islam, la faillite des intellectuels de gauche

L’écrivain et éditeur, André Versaille, explique dans son livre, Les Musulmans ne sont pas des bébés phoques, comment les intellectuels de gauche ont longtemps préféré avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Retour sur un siècle de déni qui préfigure celui d’aujourd’hui (1/2).




Causeur. Votre livre, Les musulmans ne sont pas des bébés phoques, dresse un bilan sévère de la civilisation occidentale aujourd’hui intellectuellement et culturellement démunie face à une civilisation arabo-musulmane. Mais pour vous le déni du réel, le relativisme et la culpabilité, principales « failles » de l’Occident que vous dénoncez, sont vieux de plus d’un siècle. Quelles sont leurs origines intellectuelles ?


André Versaille. Le déni est un phénomène universel, et vieux comme la mauvaise foi. En matière idéologico-politique, il est l’arme utilisée pour refuser de débattre d’un phénomène en contradiction avec sa propre vulgate, et cela quelque patent soit le phénomène, et absurde la vulgate. Le déni ne consiste pas seulement à nier la réalité de certains faits, il refuse même que ceux-ci soient nommés. « Nous sommes dans une société qui murmure, avec une incapacité à dire les choses », a écrit Boualem Sansal. C’est cette incapacité que j’ai tenté de surmonter.


Dans mon livre, je me suis penché sur le déni utilisé par ma famille idéologique, celle des intellectuels de gauche. Combien se sont compromis ! Mais certains ont sauvé l’honneur : Camus, Koestler, Orwell, entre autres. Et ce sont eux que l’on aura toujours conspués. On ne se déchire jamais aussi bien qu’en famille, disait Mauriac…



Il nous fut toujours plus confortable de nous tromper avec nos maîtres et amis que d’avoir raison avec nos ennemis



J’ai donc remonté le temps et tenté de faire la chronique de ce déni sur un siècle d’histoire en suivant les positions de certains intellectuels français parmi les plus brillants et les plus écoutés face à des dictatures ou des régimes totalitaires : stalinisme, maoïsme, autocraties tiers-mondistes dès lors que ceux-ci se réclamaient de la gauche. Les citations rapportées ont pour seul objectif de mettre en évidence l’esprit récurrent de certaines prises de position idéologiques, et de tracer le fil qui relie une série de dénis successifs.


Je suis parti de la révolution bolchevique, car c’est peu après l’installation du régime communiste en Russie que le regretté Lénine nous a traités, nous les bourgeois occidentaux qui voulions à tout prix être reconnus comme progressistes, d’« idiots utiles ». C’est du moins ce qu’on raconte.



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Nous nous sommes souvent aveuglés – et avec quelle détermination ! La plupart du temps, l’information existait mais nous en faisions fi, tant nous avions peur, par sa seule lecture, de passer pour des traîtres. Je me souviens qu’un jour, j’avais une vingtaine d’années, installé dans un café, je lisais L’Opium des intellectuels d’Aron ; un de mes amis vint à passer, me reconnut, me salua et me demanda ce que je lisais. Je lui montrai la couverture du livre. « Eh bien, t’as du temps à perdre ! » me dit l’ami. « Tu l’as lu ? »,demandai-je. Réponse : « Et puis quoi encore ? »


Quelques maîtres à penser, dont le plus emblématique était Sartre, fortifiaient en nous un surmoi bien plus totalitaire que ne l’aurait pu faire l’opinion publique. Il nous fut toujours plus confortable de nous tromper avec nos maîtres et amis que d’avoir raison avec nos ennemis. On se souvient du temps où nous répétions en boucle qu’un « anticommuniste est un chien »1, et qu’il valait mieux se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron. Préférer se tromper qu’avoir raison, fallait-il être aliéné…



Combien d’intellectuels « progressistes » ont proféré des mensonges en pleine connaissance de cause



Nous avons tout nié : les camps de concentration soviétiques ; les procès truqués de Moscou, de Prague et d’ailleurs ; les horreurs du maoïsme ; et puis, avec l’essor du tiers-mondisme le caractère dictatorial de plusieurs régimes issus de la décolonisation. On pense généralement que Donald Trump est l’inventeur des « alternatives facts ». Quelle erreur ! Nous, les « progressistes », l’avons précédé d’un siècle…


Le plus étrange n’est pas que nous ayons fait des « erreurs » – ce que plusieurs d’entre nous avoueront tardivement avec une bonhomie souriante –, c’est l’entêtement de beaucoup à persévérer dans la même erreur : lorsque nous avons finalement rejeté le stalinisme, ce fut pour adopter le maoïsme que le besoin de soleil et de musique poussa certains à assaisonner de castrisme. Combien d’intellectuels « progressistes » ont proféré des mensonges en pleine connaissance de cause, déniant de fait toute obligation vis-à-vis de la vérité ? Quant à la responsabilité morale… « Non seulement nous avions tort, reconnaîtra Jean Daniel, mais c’étaient nos adversaires qui avaient raison» Yves Montand avait résumé plus lapidairement le parcours de sa génération : « Nous étions cons ! Cons et dangereux ! »


J’ai donc passé en revue l’histoire contemporaine pour m’arrêter sur certains moments où nous nous sommes illustrés, en insistant sur le temps de la décolonisation qui fut celui de notre tiers-mondisme aveugle dont l’effet idéologique continue de se faire sentir jusqu’à aujourd’hui à travers le multiculturalisme et le communautarisme.


Comment expliquez-vous ce phénomène ? Pourquoi tant des gens cultivés et intelligents ont préféré « avoir tort avec Sartre » ? Est-ce un phénomène psychologique comme celui décrit par Elias Canetti (Masse et puissance) ?    


Pour ne pas « hurler avec les loups », pour ne pas passer pour un « chien » ! Notre obsession : montrer à tout prix que nous appartenons au « bon camp », celui du « Bien ». Nous nous conduisons comme des bourgeois honteux de leur condition sociale. Et plus la honte sera insupportable, plus nous nous montrerons radicaux.


Le cas de Sartre est, à cet égard, exemplaire. Contrairement à Camus, enfant misérable élevé par une mère analphabète, Sartre est issu d’une famille bourgeoise aisée ; et, contrairement à son « petit camarade » Raymond Aron, sa politisation fut très tardive. L’avocat Henri Leclerc, défenseur attitré des gauchistes et qui a bien connu Sartre, tient l’engagement radical de ce dernier pour une action « réparatrice » : « C’est vrai qu’il[Sartre] s’est embarqué dans le soutien de la GP [la Gauche prolétarienne] avec un discours où l’on sentait chez lui l’envie d’être ‘‘dans le coup’’, fruit de sa crainte permanente de réitérer la passivité politique dont il avait fait preuve sous l’Occupation : la révolution venait, il voulait en être»2


Comment ces idées sont-elles propagées ?


Pour ce qui nous intéresse actuellement, c’est-à-dire le fanatisme islamiste, je pointerais le tiers-mondisme. Je tiens à préciser que j’ai toujours été et que je reste un anticolonialiste convaincu.


La guerre d’Algérie, qui fut la guerre de décolonisation emblématique, a été le berceau du tiers-mondisme français. Ce fut une cause exaltante à laquelle bien des Français (et des Belges !) progressistes ont participé. Nous étions convaincus que cette lutte allait entraîner non seulement l’émancipation du joug colonial, mais un mouvement universel qui allait bâtir des nations fondées sur la justice, l’équité, et la fraternité avec les autres peuples émancipés. C’était l’euphorie bienvenue et si légitime. Eh oui, l’émancipation était belle au temps des colonies !


Vint le moment de l’indépendance et de l’édification de l’Etat. La réalité s’avéra douloureuse. Aux yeux de tous, l’émancipation devait charrier la liberté. Hélas, dans les faits, dans la plupart des États décolonisés, et notamment arabes, ni la liberté ni la justice ne furent au rendez-vous : le tiers-monde arabe n’accoucha pratiquement que de dictatures, et de dictatures assumées – y compris par nous ! « Une fin grandiose justifie des moyens parfois regrettables, mais indispensables », répétions-nous. Et, bien sûr, nous entonnions l’éternel « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Non seulement nous avions choisi d’être aveugles face à ces nationalismes excluants, mais nous n’avons jamais marchandé notre soutien aux dictateurs, si sanglants fussent-ils, pour peu qu’ils se déclarent progressistes.



Nous avons lancé la mode de la repentance



Car oui, très vite après l’émancipation, en Algérie et dans d’autres États arabes décolonisés, on a vu poindre la nécessité, pour leurs autorités, d’apparaître comme des victimes humiliées de l’Occident. C’est là le cœur de mon propos : ce sentiment d’impuissance, de dominés irresponsables, répétés par tant d’Arabes, nous ne l’avons sans doute pas créé, mais nous l’avons lourdement fortifié. Nous avons été jusqu’à applaudir leur détestation de l’Occident. Et par là, nous avons avalisé les autocraties comme un moment de transition inévitable, un « despotisme de défense », disait-on, du à la guerre que les États Occidentaux, nous en étions convaincus, continuait souterrainement à infliger à leurs ex-colonisés. Et c’est ainsi que nous avons consolidé le bâillon qui étouffait toute parole démocratique sur le terrain. Malgré l’évidence, nous ne voulions pas admettre que des peuples ex-colonisés pouvaient surgir des despotes aussi implacables que les anciens administrateurs d’un colonialisme vieilli dont la vigueur s’était affaiblie.


Notre grille d’interprétation l’emportait sur la réalité du terrain dont la reconnaissance nous aurait immédiatement taxé de réactionnaires et, évidemment, de racistes. Mettre en cause la politique du FLN c’était s’aligner sur l’extrême droite Algérie française.


Alors, comme à l’époque stalinienne, à force d’aveuglement, notre famille a laissé à la droite – voire à l’extrême droite – l’exclusivité de la dénonciation de l’oppression.


Combien de temps encore refuserons-nous de réfléchir à la part de responsabilité de tant de tiers-mondistes, candides ou cyniques ou les deux, dans bien des échecs de la décolonisation, notamment de celles des pays arabes ? À cause de notre omerta, il faudra des décennies à ces résistants pour parvenir à briser le silence.


« N’oublions jamais que nous les avons colonisés », était notre rappel constant. Le sentiment de culpabilité fait partie de l’ADN de la gauche. Il faut dire que 2000 ans de christianisme nous ont planté dans la tête le sentiment de la culpabilité du péché originel, un sentiment que la manie d’autocritique communiste a exacerbé jusqu’à la folie.


C’est ainsi que nous avons lancé cette trouvaille du curé : la mode de la repentance : il ne s’agissait plus de reconnaître et d’enseigner l’histoire de la colonisation, il s’agissait de s’en accuser au présent. Avec quel acharnement avons-nous insisté pour être reconnus coupables et comptables du colonialisme !



Beaucoup de progressistes vont considérer le fanatisme islamiste, et le terrorisme qui l’escorte, comme une réaction d’opprimés envers l’Occident « néo colonial »



Nous eûmes raison, je le répète, de dénoncer avec la plus grande vigueur non seulement les crimes de la colonisation, mais son principe même. L’esprit critique envers soi-même étant une des caractéristiques de la pensée progressiste occidentale, du moins depuis le XVIIIe siècle, l’inventaire de la colonisation fut fait, et des vérités furent établies et reconnues.


En revanche, nous avions décidé de rester aveugles aux exactions et crimes perpétrés par les autorités issues de la décolonisation. Les relations entre l’Occident et les États décolonisés, ne seraient pensées, une fois pour toutes, qu’en termes de dominants/dominés. De manière univoque, le tiers-monde était et resterait ontologiquement la terre des damnés victimes de la colonisation. Et parce qu’il fut dominant pendant des siècles, l’Occident resterait (ontologiquement, lui aussi) responsable du malheur de ces damnés. Ce fut notre dogme le plus indiscutable. Il le reste encore aujourd’hui. Les tyrans exotiques avaient beau opprimer leur peuple, la plupart d’entre nous continuaient de fermer les yeux.


Cet esprit tiers-mondiste, toujours vivace, qui a engendré le multiculturalisme et, par voie de conséquence, le communautarisme, peut expliquer l’étonnante indulgence, pour ne pas dire plus, à l’endroit de l’islamisme. Car, parmi les raisons invoquées pour expliquer la violence islamiste, on pointe très souvent l’humiliation que l’Occident a fait subir aux musulmans. Un sentiment de victimes et d’humiliation éprouvé par beaucoup d’Arabes, mais surtout instrumentalisé par des gouvernants d’États arabes.


Partant de là, beaucoup de progressistes vont considérer le fanatisme islamiste, et le terrorisme qui l’escorte, comme une réaction d’opprimés envers l’Occident « néo colonial », et une vengeance contre les campagnes menées par les Occidentaux au Moyen-Orient et en Afrique Noire.


Mais dans ce cas, pourquoi Daech exerce-t-il cette vengeance contre l’Allemagne ou la Belgique qui n’ont pas colonisé le monde arabe ? Contre les chrétiens d’Orient ? Contre les Yézidis dont les djihadistes violent massivement les femmes et les filles, réduisent les populations en esclavage et ce au nom du Coran ? Pourquoi les islamistes de Boko Haram se sont-ils attaqués à des petites filles nigérianes qu’ils ont vendu comme du bétail ? Pourquoi enfin, Daech exerce-t-il son terrorisme surtout contre les musulmans, y compris sunnites, en Irak et en Syrie, lorsque ceux-ci ne lui font pas allégeance ? Toutes ces populations font-elles parti des dominants ? Sont-elles à la solde de l’Occident impérialiste?


Notre vision tiers-mondiste a considéré comme « objectivement progressistes » des régimes comme ceux de Kadhafi, de Saddam Hussein, du Hezbollah et du Hamas. Et nous avons été jusqu’à dénoncer la volonté de vouloir démocratiser des régimes du tiers-monde, comme celui par exemple du colonel Kadhafi, comme étant une insupportable injonction néo coloniale. Les dictateurs pouvaient poursuivre leurs exactions et leurs tueries de milliers de leurs concitoyens, dépouiller les autres de la plupart de leurs droits, diffuser dans leurs écoles la haine à l’endroit des Occidentaux, nous les progressistes, nous ne bougerions pas !


Jeune homme vous avez vous-même, comme vous le racontez dans votre livre, été séduit par le corpus idéologique que vous dénoncez aujourd’hui. Quand et pourquoi avez-vous changé idéologiquement ? 


Oui, dès la fin de mon adolescence je me suis situé à gauche, et j’y suis resté. Car tout de même, de Condorcet à Léon Blum, il y en a eu des hommes et des femmes de gauche formidables ! Je n’ai pas changé idéologiquement : c’est la gauche qui a changé.


Et si je n’ai jamais été encarté, je me sens néanmoins toujours membre de cette famille devenue porte-parole autoproclamée de l’humanité souffrante, et composée d’athlète de la commisération. Eh oui, j’ai beau lire et relire Cioran, Muray et mon cher Flaubert, rien n’y fait. Je dois être victime d’une variante du syndrome de Stockholm. Quoi qu’il en soit, je n’ai toujours pas trouvé l’énergie de la quitter. Axiome : rien ne nous ramollit autant qu’une pensée molle.


Retrouvez bientôt la deuxième partie de cet entretien…