En 2012, le président Obama, la secrétaire d’État Hillary Clinton et le secrétaire à la Défense Ashton Carter ouvraient un nouveau chapitre dans leur entreprise de domination mondiale : un réajustement stratégique visant à déplacer les priorités du Moyen-Orient vers l’Asie.
Intitulé Pivot vers l’Asie, il indiquait que les États-Unis concentreraient leurs ressources économiques, militaires et diplomatiques vers un renforcement de leur position dominante et un affaiblissement de l’influence croissante de la Chine sur la région.
Le Pivot vers l’Asie n’a pas diminué les moyens mis en œuvre au Moyen-Orient, il a augmenté les engagements militaires dans la région, tout en provoquant plus de conflits avec la Russie et la Chine.
Le Pivot vers l’Asie signifiait que les États-Unis cherchaient à élargir et approfondir leurs alliances militaires régionales afin d’affronter et d’encercler la Russie et la Chine. Le but était de paralyser leur économie et de favoriser l’agitation sociale menant à l’instabilité politique et au changement de régime.
L’assaut lancé par les États-Unis pour étendre leur empire dépendait de la coopération de mercenaires et d’alliés pour atteindre ses objectifs stratégiques.
Le soi-disant Pivot vers l’Asie adoptait une double approche, basée sur un pacte commercial économique mais aussi divers accords et traités militaires. Toute la stratégie américaine de maintien de la suprématie mondiale dépendait de la sécurisation et du renforcement de son contrôle sur ses alliés et mandataires régionaux. L’échec du régime Obama à conserver les États vassaux de Washington accélère son déclin et provoque des manœuvres politiques désespérées.
Une posture militariste
Il n’y a pas de doute que toutes les décisions et mesures militaires prises par l’Administration Obama à l’égard de la région Asie-Pacifique n’ont visé qu’un seul but : affaiblir les capacités de défense de la Chine, miner son économie et forcer Pékin à se soumettre à la domination de Washington.
Dans sa poursuite de la suprématie militaire, Washington a installé un système avancé de missile en Corée du Sud, a augmenté son armada aérienne et maritime et a étendu ses activités provocatrices le long du littoral chinois et de ses itinéraires commerciaux maritimes vitaux. Washington a entrepris une campagne d’extension de ses bases militaires en Australie, au Japon et aux Philippines.
Cela explique pourquoi Washington a exercé des pressions sur son régime vassal de Manille sous l’ancien président Nonoy Aquino Jr. pour faire juger son différend territorial avec la Chine, concernant les îles Spratley, devant un tribunal relativement obscur des Pays Bas. La décision européenne, sans surprise en faveur de Manille, fournissait aux États-Unis une couverture légale pour leur agression planifiée contre la Chine dans la mer de Chine méridionale. Les îles Spratleys et Paracels sont pour la plupart des îles coralliennes et des bancs situés le long des routes commerciales les plus fréquentées du monde, expliquant le refus de la Chine (Pékin et Taipei) de reconnaître la Cour d’arbitrage spécial.
L’intervention stratégique contre l’économie : Le Trans-Pacific Partnership (TTP)
Les États-Unis ont rédigé et promu le Trans-Pacific Partnership (TTP) − un accord sur le commerce et les investissements couvrant 12 pays du Pacifique − conçu pour assurer la domination économique régionale des États-Unis tout en laissant délibérément la Chine de côté. Le TTP devait être la clé de voûte des efforts étasuniens pour augmenter les profits des multinationales américaines à l’étranger en réduisant les règles de protection des producteurs nationaux, les lois du travail et les règlements environnementaux. En raison de ces dispositions nationales impopulaires, qui avaient aliéné les travailleurs et les consommateurs américains, l’électorat a obligé les deux candidats à retirer leur appui au TPP – ce que le scribouillard du Financial Times dénonçait comme «les dangers de la démocratie populaire». Les constructeurs de l’empire de Washington ont envisagé le TPP comme un outil pour dicter et faire respecter leurs règles sur un système commercial Asie-Pacifique captif. Du point de vue des grandes entreprises américaines, le TPP était l’instrument de choix pour maintenir leur suprématie en Asie tout en excluant la Chine.
La fin du siècle asiatique de Washington
Pendant plus de soixante-dix ans, les États-Unis ont dominé l’Asie, ravageant le continent avec deux guerres majeures, une en Corée et l’autre en Indochine, qui ont fait des millions de victimes, et de multiples interventions de contre-insurrection en Indonésie, en Thaïlande, en Malaisie, aux Philippines, au Timor, au Myanmar, au Pakistan et en Afghanistan. L’objectif stratégique a été d’élargir leur pouvoir militaire et politique, d’exploiter les économies et les ressources et d’encercler la Chine et la Corée du Nord.
Mais sous le régime d’Obama-Clinton-Kerry, les structures impériales se dissolvent.
Le TTP anti Chinois de Washington s’effondre et a été remplacé par le Partenariat économique régional intégré [Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP en anglais, NdT], parrainé par la Chine et établi avec plus de cinquante pays membres dans le monde, y compris les dix nations de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), la Corée et la Nouvelle-Zélande. Bien sûr, la Chine finance la majeure partie du partenariat et, sans surprise, Washington n’a pas été invité…
En raison des conditions très favorables du RCEP, tous les alliés et colonies, anciens comme contemporains, des États-Unis ont signé, établissant des alliances commerciales avec la Chine et modifiant effectivement la configuration du pouvoir.
Déjà le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et l’Indonésie ont officialisé des liens économiques croissants avec la Chine. La débâcle du TTP vient d’accélérer la transition vers le nouveau pacte commercial chinois (le RCEP). Les États-Unis ne pouvaient plus compter que sur leurs quatre fidèles alliés, un Japon stagnant économiquement, l’Australie, la Corée du Sud et son ancienne colonie pauvre, les Philippines [jusqu’à très récemment seulement, NdT], pour soutenir sa tentative d’encercler militairement la Chine.
Les dangers de la démocratie populaire : Le pivot vers la Chine du président Duterte et la fin de la suprématie étasunienne en Asie du Sud-Est
Depuis plus d’un siècle (depuis l’invasion des Philippines en 1896), surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis ont affirmé leur primauté en Asie, Washington a utilisé l’archipel philippin comme un trampoline pour contrôler l’Asie du Sud-Est. Le contrôle des Philippines est fondamental pour l’impérialisme américain : la supériorité stratégique de Washington dépend de son accès à la mer, à l’air, aux communications et aux bases terrestres et opérationnelles situées aux Philippines et d’une classe dirigeante philippine complaisante.
La pièce maîtresse de la stratégie américaine visant à encercler et à renforcer le contrôle sur les routes maritimes de la Chine, vers et depuis cette économie mondiale, est l’accumulation massive d’installations militaires américaines aux Philippines.
Le soi-disant pivot vers l’Asie des États-Unis implique cinq bases militaires visant à dominer la mer de Chine méridionale. Le Pentagone a élargi son accès à quatre aéroports stratégiques et à une base militaire par l’entremise de l’Accord renforcé de coopération en matière de défense signé par le président philippin Aquino en 2014, mais suspendu par les tribunaux philippins jusqu’en avril 2016. Il s’agit notamment de :
(1) La base aérienne d’Antonio Bautista sur l’île de Palawan, située près des îles Spratleys contestées, en mer de Chine méridionale.
(2) La base aérienne de Basa à 80 km au nord-ouest de la capitale des Philippines, Manille, surplombant la mer de Chine méridionale.
(3) La base aérienne de Lumbia située dans le port de Cagayan de Oro, Mindanao, une immense installation américaine en construction.
(4) La base aérienne de Mactan – Benito Ebuen située sur l’île de Mactan au large des côtes de Cebu, dans le centre des Philippines.
(5) Le fort Magsaysay situé à Nueva Ecija, sur Luzon, centre d’instruction et de commandement central de l’armée philippine, sa plus grande installation militaire qui servira aux États-Unis comme base d’entraînement et d’endoctrinement de l’armée philippine.
Les planificateurs du Pentagone avaient envisagé de cibler les navires et les bases aériennes chinoises dans la mer de Chine méridionale à partir de ces nouvelles bases sur les côtes occidentales des Philippines. Elles menacent essentiellement la stabilité de toute la région, en particulier les routes commerciales vitales chinoises vers l’économie mondiale.
Washington a intensifié son intervention en mer de Chine méridionale en s’appuyant sur les décrets émis par son précédent mandataire, Benigno (Noynoy) Aquino, III (2010-2016). Ceux-ci, cependant, n’ont pas été ratifiés par le Congrès et ont été contestés par la Cour suprême philippine.
Le Pivot vers l’Asie de Washington prévoyait de centrer son renforcement militaire sur les Philippines. Mais cette possibilité est maintenant menacée. Le nouveau président Rodrigo Duterte, qui a succédé à Aquino en juin 2016, poursuit une politique étrangère indépendante visant à transformer les Philippines du statut de colonie militaire américaine pauvre et subordonnée aux États-Unis à celui de pays ouvert à des liens économiques et commerciaux à long terme avec la Chine et les autres puissances économiques régionales. Duterte a ouvertement contesté la politique américaine qui voudrait utiliser les Philippines pour encercler et provoquer la Chine.
Le Pivot vers la Chine philippin est rapidement passé d’une rhétorique colorée à une importante réunion sur le commerce et l’investissement entre le Président Duterte accompagné d’une énorme délégation de chefs d’entreprise philippins et leurs homologues chinois à Pékin, fin octobre 2016. Tout au long de ses trois premiers mois au pouvoir, Duterte a reproché à Washington de s’ingérer dans sa campagne contre les seigneurs de la drogue et leurs revendeurs. Aux prétendues «préoccupations pour les droits de l’homme» d’Obama contre sa campagne antidrogue, il a répondu par des contre-accusations disant que les États-Unis s’étaient acoquinés avec des narco-politiciens-oligarques notoires pour poursuivre le programme d’expansion de leurs bases militaires. Le président Duterte et sa guerre contre la drogue vont au delà d’allégations d’alliance américaine avec les narcotrafiquants et entrainent deux changements stratégiques : (1) il a promis de mettre fin aux patrouilles maritimes américaines et philippines dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale qui ne sont destinées qu’à provoquer Pékin ; et (2) le Président Duterte a annoncé qu’il mettrait fin à des exercices militaires avec Washington, en particulier à Mindanao, parce qu’ils menaçaient la Chine et sapaient la souveraineté philippine.
Le président Duterte, en poursuivant son agenda nationaliste indépendant, a rapidement et de façon décisive renforcé le pivot des Philippines vers la Chine qui, dans le contexte de l’Asie du Sud-Est, est en train de normaliser les relations commerciales et les règles d’investissement avec son géant de voisin. Durant la troisième semaine d’octobre (2016), le président Duterte, son équipe politique et 250 chefs d’entreprise ont rencontré des dirigeants chinois pour discuter de projets d’investissement et d’accords commerciaux de plusieurs milliards de dollars, ainsi que de relations diplomatiques plus étroites. Les premiers résultats, qui sont prometteurs, représentent plus de 13 milliards de dollars en projets commerciaux et en infrastructures essentielles. Alors que le pivot des Philippines vers la Chine progresse, il provoque un profond changement dans la politique et la militarisation de l’Asie du Sud-Est. Sans un contrôle étasunien total sur les Philippines, l’arc stratégique d’encerclement de Washington contre la Chine est brisé.
Selon un récent arrêt de la Cour suprême des Philippines, le controversé Accord de coopération militaire renforcé imposé par l’ancien président Aquino par voie de décret sans ratification par le Congrès peut être résilié par le nouveau président, par décret. Cette décision a creusé quelques trous importants dans ce que le Pentagone considérait comme un accord en acier trempé concernant ses bases stratégiques aux Philippines.
Le gouvernement Duterte a annoncé à plusieurs reprises l’engagement de son administration pour mettre en place un programme de modernisation économique et de reconstruction sociale pour la société philippine. Ce programme ne peut être réalisé que par des décisions qui entrainent des investissements de plusieurs milliards de dollars dans l’infrastructure, des prêts et la coopération technique de la Chine, alors que rester une colonie militaire américaine en retard ne menacera pas seulement ses partenaires économiques asiatiques mais condamnera les Philippines à une autre génération de stagnation et de corruption. Uniques en Asie du Sud-Est, les Philippines ont longtemps été embourbées dans le sous-développement, obligeant la moitié de leur main-d’œuvre qualifiée à chercher une servitude contractuelle à l’étranger, alors qu’à la maison la société est devenue victime de trafic de drogue et de gangs liés aux oligarques.
Conclusion
Le Pivot vers l’Asie de Washington, empêtré dans ses efforts pour embrigader les pays asiatiques dans sa croisade contre la Chine, ne se déroule pas comme l’avait envisagé l’équipe Obama-Clinton-Kerry. Cela s’avère être une débâcle majeure de politique étrangère pour les administrations présidentielles américaines sortantes et (vraisemblablement) entrantes. Hillary Clinton, candidate au parti démocrate, a été forcée de dénoncer le Partenariat commercial transpacifique (TPP), alors qu’il était l’un de ses projets préféré lorsqu’elle était secrétaire d’État. La stratégie militaire de base du Pentagone, bloquée dans sa vision de l’Asie du Sud-Est digne des années 1980, est sur le point d’imploser. Les Philippines, ancienne colonie et État vassal, se détournent enfin de leur asservissement total aux dictats militaires américains et se dirigent vers une plus grande indépendance et des liens régionaux plus forts avec la Chine et le reste de l’Asie. L’Asie du Sud-Est et la mer de Chine méridionale ne font plus partie d’un grand échiquier soumis aux tentatives de domination du Pentagone.
Par désespoir, Washington pourrait décider de recourir à un coup de force militaire – un coup d’État aux Philippines, soutenu par une coalition d’oligarques, de narco-patrons et de généraux, basés à Manille. Le problème avec une tentative précipitée de changement de régime est que Rodrigo Duterte est immensément populaire auprès de l’électorat philippin – précisément pour les mêmes raisons qui poussent l’élite de Washington et les oligarques de Manille à le mépriser. Le maire de Manille, Joseph Estrada, lui-même victime d’un changement de régime instauré par Washington, a déclaré que tout coup d’État soutenu par les États-Unis sera confronté à une opposition de masse d’un million d’adhérents et de tout le groupe des hommes d’affaire nationalistes, déjà orientés vers la Chine. Un putsch défaillant, comme le coup fatal au Venezuela en 2002 contre Hugo Chavez, pourrait radicaliser la politique de Duterte bien au-delà de son agenda nationaliste et isoler davantage les États-Unis.
James Petras
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