En avril dernier, des pourparlers entre l’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, la Russie et la Chine laissaient entrevoir une sortie de crise pour ce pays ravagé par 16 années d’occupation occidentale. Mais quelques mois plus tard, Donald Trump annonçait l’envoi de nouvelles troupes. Andre Vltchek a effectué de nombreux voyage en Afghanistan. Le journaliste nous livre ses impressions sur le conflit et ses possibles issues. Entretien réalisé par Alessandro Bianchi, rédacteur en chef de Anti Diplomatico. – Investig’Action
Interview d’André Vltchek par Alessandro Bianchi
Paru sur L’Anti Diplomatico sous le titre Andre Vltchek: « The people of Afghanistan have had truly enough of this Western imperialist barbarism », Investig’Action et Mondialisation pour la version française
AB : La position géographique de l’Afghanistan a toujours occupé un rôle central. Les pourparlers de paix d’avril entre l’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, la Russie et la Chine semblent avoir mis fin à la dominante et persistante présence américaine dans le pays. Quelle est votre opinion?
AV : Ce que vous venez de mentionner est extrêmement important, mais je ne suis pas prêt à m’en réjouir encore. Cela pourrait être, en tout cas en théorie, la première étape vers la fin de l’une des occupations les plus brutales et destructrices de l’histoire de l’OTAN, ou ce que les médias nationaux US aiment décrire comme « la plus longue guerre américaine ».
Mais ne l’appelons pas seulement « présence américaine ». Je sais que quelques Européens aiment se décrire en quelque sorte comme des victimes, mais ils ne le sont absolument pas. L’Europe est au coeur de tout ce cauchemar et les Etats-Unis ne sont rien d’autre que leur création : ils sont la progéniture de l’Europe. À de nombreux égards, les Etats-Unis sont l’Europe.
Le Royaume-Uni est bien derrière cette horreur que l’Afghanistan est contraint de traverser, du moins en théorie ; c’est une vengeance sadique pour toutes les anciennes défaites britanniques dans le pays. Je rappelle qu’historiquement, la Grande-Bretagne est responsable de plus de massacres à travers le monde que tout autre pays sur terre. À présent, elle façonne idéologiquement les Etats-Unis et en réalité l’impérialisme occidental tout entier. Son machiavélisme, sa machine de propagande sont inégalés.
Ce que je peux confirmer de mon expérience directe, c’est qu’actuellement le peuple afghan en a vraiment assez de cette barbarie impérialiste occidentale. Ils sont épuisés après seize ans d’invasion horrible. Les Afghans n’aiment pas l’Occident, ils se méfient de l’Occident… Mais la plupart d’entre eux restent silencieux, car ils sont constamment effrayés par la pression. Et n’oublions pas aussi que la collaboration avec les forces de l’occupation occidentale est aujourd’hui le « business » le plus juteux en Afghanistan. Des diplomates afghans, de nombreux politiciens, d’innombrables commandants militaires, des ONG financées par l’Occident et même des milliers d’éducateurs sont tous au service des occupants. Des milliards de dollars sont générés à partir d’une collaboration particulièrement honteuse. C’est tout un énorme business. Et la mafia des Afghans serviles, tous ces « journalistes, diplomates, gouverneurs et éducateurs », ne quittera jamais volontairement ses positions lucratives.
Le colonialisme occidental corrompt ! Il corrompt une génération après l’autre dans tous les pays conquis et occupés.
Les Afghans qui sont purs, les Afghans qui sont fiers, les patriotes au coeur magnifique (et il y a encore beaucoup de ce genre de personnes dans ce pays qui est devenu l’un de mes endroits préférés sur Terre) ces Afghans-là n’ont actuellement aucun pouvoir, aucun mot à dire.
Photo A. Vltchek – policier blessé au cours de l’attaque contre une station de télé à Jalalabad
Heureusement, même les élites se rendent compte à présent qu’il n’y a aucun moyen d’aller de l’avant sous le régime actuel et sous l’occupation.
À Kaboul et dans les provinces, le peuple commence à se tourner vers la Russie, la Chine, mais également l’Iran, et même l’Inde. En dépit de son terrible passé dans cette partie du monde, même le Pakistan ne peut plus être mis de côté. Tout est mieux que l’OTAN.
AB : Comme dans d’autres parties du monde, la présence de troupes américaines n’explique pas pleinement l’objectif à long terme des stratèges militaires. À certains égards, l’Afghanistan ressemble à une situation similaire en Asie du Sud-Est. En Corée du Sud, la présence américaine perdure depuis 1950, tout comme la déstabilisation de la péninsule coréenne. L’invasion américaine ne changera pas le fragile équilibre négocié entre les parties en avril dernier et n’affectera pas les efforts de Moscou et Pékin pour stabiliser le pays. Comment définissez-vous aujourd’hui la présence américaine en Afghanistan ?
AV : Je la définis comme inhumaine, barbare et complètement raciste. Et je ne parle pas seulement de la présence américaine, mais également de la présence européenne, en particulier celle du Royaume-Uni.
Il n’y a aucun doute sur le niveau auquel l’ancien régime socialiste d’Afghanistan a sombré sous le poids de la cruauté de l’Otan. Il suffit d’aller sur les sites du PNUD* ou alors le site de l’OMS et tout est là, en détail : l’Afghanistan est aujourd’hui le pays le moins développé d’Asie (selon l’index HDI – Human Development Index). Les Afghans ont la plus faible espérance de vie sur leur continent.
Les Etats-Unis affirment avoir réussi à dépenser, depuis l’invasion de 2011, entre 750 milliards et 1, 2 trillion de dollars. C’est énorme, c’est une somme astronomique, encore plus grande que tout le plan Marshall après la Seconde Guerre mondiale (ajusté au dollar actuel) ! Mais cet argent a-t-il été dépensé pour aider le peuple afghan ? Bien sûr que non ! C’est parti principalement dans la corruption des « élites » et leurs descendants, dans l’armée, dans les salaires des entrepreneurs étrangers. D’énormes bases militaires ont été construites ; certaines ont été à un moment donné démantelées, d’autres ont été aménagées ailleurs. Des aéroports ont été construits – tous militaires. Les entreprises de sécurité privées occidentales s’en donnent à coeur joie. J’ai un jour calculé que si tout l’argent avait été équitablement réparti entre tous les Afghans, le pays aurait eu un revenu bien plus important par habitant que la prospère Malaisie. Et pendant seize années consécutives !
Ce que l’occident a fait subir à l’Afghanistan est malsain ! C’est Orwell qui rencontre Huxley, et le tout mêlé aux pires cauchemars de peintres comme George Grosz et Otto Dix.
Photo A. Vltchek – champ de pavots à proximité de la base aérienne US de Bagram
Les anciennes lignes d’autobus construites par l’ex-Tchécoslovaquie n’existent plus ; il ne reste que des débris. Mais beaucoup résistent encore. Les immeubles d’habitation soviétiques, appelés Makroyans, sont toujours là même si les appartements ont grand besoin de rénovation. Les canalisations d’eau à la campagne ont été construites par l’Union Soviétique, de même que les canaux d’irrigation autour de Jalalabad et ailleurs. L’Inde a construit des barrages. La Chine a construit des établissements de santé publique. Qu’a construit l’Occident ? Rien d’autre que la misère totale, des conflits armés et surtout – d’innombrables baraques militaires, de grands murs de béton et des clôtures, le trafic de drogue, la prostitution intellectuelle et comme toujours, un sombre et total nihilisme !
Photo A. Vltchek – Immeubles de style soviétique à Kaboul
Photo A. Vltchek – conduite d’eau soviétique dans un village, province de Nangarhar
En 2007, environ 700 civils afghans ont été tués seulement par les raids aériens occidentaux, une grande augmentation même en comparaison avec 2006.
Les sous-traitants militaires géorgiens travaillant pour l’armée d’occupation américaine m’ont récemment dit : les Etats-Unis ont une cruauté totale envers le peuple afghan. Ils détruisent même les aliments non utilisés dans leurs bases militaires au lieu de les donner aux enfants affamés.
Le peuple afghan sait parfaitement bien qui sont ses amis et qui sont ses ennemis.
AB : Le monde change, et on peut constater de plus en plus d’efforts fructueux pour remplacer le chaos tracé par les politiques américaines. La route vers une prospérité économique et une unité réinstaurée parmi le peuple afghan est toujours en progrès. Mais une fois que le pays parviendra à établir son indépendance, Washington aura du mal à dicter ses conditions. Est-ce que des pays comme la Russie, la Chine et l’Inde seront capables d’éviter une dangereuse recrudescence des violences en Afghanistan ?
AV : Beaucoup de personnes en Afghanistan rêvent en réalité d’une véritable indépendance, et la plupart se souviennent avec une grande affection, toute la bienveillance et l’internationalisme offert par le peuple soviétique. Il y a bien sûr eu la guerre, d’une grande violence. Mais à la différence des Occidentaux, les Soviétiques sont venus ici dans un premier lieu en tant que professeurs, médecins, infirmiers et ingénieurs. Ils partageaient tout ce qu’ils avaient avec les habitants. Ils vivaient parmi eux. Ils ne se sont jamais cachés derrière des clôtures. Aujourd’hui en Afghanistan, si vous dites que vous êtes russe, des dizaines de personnes vous embrasseront, vous inviteront dans leur maison. Tout est en contradiction avec la propagande occidentale, qui prétend que les Afghans n’aiment pas les Russes !
Concernant la Russie et la Chine, oui, les deux pays travaillant en partenariat pourraient apporter la prospérité économique et la justice sociale en Afghanistan. Je n’en suis pas si sûr concernant l’Inde, qui jusqu’à présent a joué sur deux tableaux. Mais la Chine et la Russie sont prêtes et sont capables d’aider.
Le problème est que l’Afghanistan reste très loin d’une quelconque indépendance. L’Occident l’a occupé pendant seize ans, c’est assez terrible. Mais le pays a également été sacrifié pour des projets encore plus sinistres des Etats-Unis et de l’OTAN, pour bien plus longtemps que ça : l’Afghanistan a été, durant des décennies, un terrain d’entraînement pour les chefs djihadistes pro-occidentaux, en commençant par Al-Qaeda et les Mujahedeens (durant la « guerre soviétique » et la guerre contre le socialisme afghan). Aujourd’hui, les talibans ruinent le pays. Et de plus en plus, Daesh assassine aveuglément ici aussi. Récemment, les soldats de Daesh sont arrivés de Syrie et du Liban, où ils sont en passe d’être vaincus par l’armée syrienne, les Russes, mais aussi par l’armée libanaise et le Hezbollah. Nous savons que Daesh a été créé par l’Occident et ses alliés du Golfe.
Photo A. Vltchek – tanks soviétiques abandonnés
Photo A. Vltchek – tank soviétique détruit
Ce qui est essentiel à comprendre : la Russie et la Chine sont deux pays que l’Occident veut totalement déstabiliser. Dans ces deux pays, des fondamentalistes islamistes ont combattu et ont apporté des dommages considérables. L’Occident est derrière tout cela. Il utilise et sacrifie l’Afghanistan qui est absolument idéal pour les projets impérialistes occidentaux en raison de sa situation géographique, mais aussi parce qu’il est maintenant totalement déstabilisé et dans un état de chaos. En Afghanistan, l’OTAN maintient un « conflit perpétuel ». Les chefs djihadistes peuvent facilement se positionner là-bas, et ils peuvent ensuite être « exportés », pour combattre quelque part au Nord-Ouest de la Chine ou bien dans les régions de l’Asie-Centrale en Russie.
La destruction de l’Afghanistan est en fait une guerre génocidaire bien planifiée de l’Occident contre le peuple afghan. Mais le pays est également un terrain d’entrainement pour les djihadistes qui seront éventuellement envoyés pour combattre la Russie et la Chine.
AB : Tandis que les Etats-Unis exhalent leurs derniers soupirs en tant que puissance mondiale en déclin, incapables d’imposer encore leur volonté, ils lancent des agressions inutiles comme ces 60 missiles de croisière en Syrie ou ces 4000 troupes en Afghanistan. De telles actions ne changent rien sur le terrain et ne modifient pas l’équilibre des forces en faveur de Washington. Cependant, ça a un fort impact sur ce qu’il reste de confiance aux Etats-Unis, fermant ainsi les portes aux opportunités de dialogue et aux possibles coopérations.
AV : Là, je ne suis pas du tout d’accord. Je suis presque certain que l’Occident en général, et les Etats-Unis en particulier, sont clairement conscients de ce qu’ils font. Les Etats-Unis font partie des sombres puissances coloniales tout comme leurs conseillers, particulièrement le Royaume-Uni.
Les États-Unis ne vont pas simplement disparaitre sans mener un grand combat. Et ne pensez jamais que l’Europe y renoncera également. Ces deux parties du monde ont été construites sur le grand pillage de la planète. Un pillage toujours en cours. Ils ne peuvent se maintenir juste par le fruit de leur cerveau et de leur travail. Ce sont des voleurs perpétuels. Les États-Unis ne peuvent jamais être séparés de l’Europe. Les États-Unis ne sont qu’une énorme branche croissante à partir d’un effroyable tronc, de l’arbre du colonialisme européen, de l’impérialisme et du racisme.
Tout ce que font les Etats-Unis, l’Europe et l’OTAN actuellement est brillamment planifié. Ne les sous-estimez jamais ! C’est un plan brutal, sinistre et meurtrier, mais d’un point de vue strictement stratégique, c’est vraiment brillant !
Et ils ne disparaitront jamais d’eux-mêmes ! Ils devront être combattus et vaincus. Sinon, ils sont là pour rester : en Afghanistan, en Syrie, ou ailleurs.
AB : Quel est le rôle des troupes italiennes que vous avez vues lors de votre dernière visite en Afghanistan ?
AV : C’est le cocktail habituel de ce que le fascisme italien est devenu sous l’ère colonialiste, fasciste et de l’OTAN : un mélange de cruauté, d’hypocrisie et de quelques espoirs dans un Italie qui finirait par devenir un occupant compétent et « respecté »… J’ai vu les troupes italiennes à Herat…. ils occupaient une ancienne citadelle de la ville, et ils sautillaient dans tous les sens comme des danseurs de second ordre, juste parce qu’un de leurs officier supérieurs amenait sa famille pour une visite du site. C’était très gênant… J’ai des photos de cet « événement ». Mais la bonne nouvelle, en ce qui concerne les occupants italiens ne peuvent pas être pris au sérieux ; ils sont désorganisés, chaotiques et hédonistes même en temps de guerre.
Photo A. Vltchek – soldats italiens dans la forteresse occupée de Herat
De fait, j’adore les voir dans des endroits comme l’Afghanistan, parce qu’ils ne causent que très peu de dégâts. Ils font juste de la démonstration. Les Français, les Britanniques, les Américains – eux sont efficaces et brutaux, de vraies machines à tuer. Les Italiens sont plus doués pour le cinéma, la poésie et la cuisine que pour assassiner des locaux dans des pays étrangers occupés.
Andre Vltchek est un philosophe, romancier, réalisateur et journaliste d’investigation. Il a couvert des guerres et des conflits dans des douzaines de pays. Après avoir vécu en Amérique latine, en Afrique et en Océanie, Vltchek réside actuellement en Asie de l’Est et au Moyen-Orient et continue de travailler autour du monde. Il peut être contacté via son site Web et son compte Twitter.
* PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement