Le Brexit à la lumière de Carl Schmitt

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« A bien des égards, la repolitisation de l’Union Européenne s’apparente à une reprise en main par les nations et les partis de leur destinée politique et économique. »

Le Brexit représente plus qu’un simple référendum sur la participation du Royaume-Uni à l’Union Européenne ; il marque la fin du consensus politico-économique qui entourait la construction supranationale de cette dernière fin de siècle, estime Diane Delaurens.


Alors que Theresa May vient de présenter sa feuille de route pour la future négociation de la sortie du Royaume-Uni hors de l’Union Européenne [1], il est utile de replacer le vote « leave » au référendum du 23 juin dernier dans une perspective de plus long terme : celle de l’Histoire européenne des cinq derniers siècles.


Dans son discours intitulé « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » [2] prononcé à Barcelone en 1929 lors du congrès de la Fédération internationale des Unions intellectuelles, le philosophe Carl Schmitt retrace le parcours de la pensée européenne. Il y voit un motif récurrent : la recherche, pour chaque époque, d’une sphère de « neutralisation » selon le terme consacré, c’est-à-dire d’un thème central autour duquel les intellectuels de différentes sensibilités peuvent s’accorder. Dès lors que celui-ci redevient un espace de conflits, les travaux se tournent vers la recherche d’un nouveau champ d’accord, de sorte que se sont succédé plusieurs sphères neutres du XVI° au XX° siècle : « sans cesse l’humanité européenne émigre de son champ d’affrontement et recherche un domaine neutre, et sans cesse ce domaine neutre, à peine occupé, se transforme aussitôt en champ d’affrontement et rend nécessaire la quête de nouvelles sphères de neutralité. » [3]


Dans ce schéma, le Brexit [4] n’est pas un simple événement politique. Il est le symptôme de la fin de l’Union Européenne en tant que sphère de neutralisation sur laquelle les Européens pouvaient s’accorder et construire des projets communs. Dans le creux du vote britannique se joue en réalité l’avenir de l’Europe, avenir que le texte de Schmitt nous permet d’éclairer.


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L’Union européenne, une neutralisation moderne


Au travers des secteurs neutres successifs apparaissent l’esprit et l’unité européens ; aux quatre-cents ans retracés par Schmitt correspondent quatre thèmes dominants : la théologie, la métaphysique, la morale, l’économie ou la technique. Le tournant fondamental, qui a déterminé tous les suivants, est celui de la théologie du XVI° siècle au système scientifique naturel du XVII°. Après des siècles d’unité chrétienne, l’Europe du XVII° se construit en effet autour du rationalisme de la science métaphysique (Bacon, Galilée, Kepler, Descartes pour ne citer qu’eux), lequel est ensuite remplacé au XVIII° siècle par le discours humaniste et moral des Lumières. Puis, avec la révolution industrielle et la naissance du capitalisme, l’unité de l’Europe des XIX° et XX° siècles se fonde sur l’alliance de l’économie et de la technique.


L’Union Européenne, à l’évidence issue de ce schéma historique, s’appuie en tant que construction politique sur la neutralité du secteur de l’économie. C’est bien par la méthode des « petits pas », en mettant d’abord en commun les productions de charbon et d’acier dans une alliance économique et commerciale, que la CECA [5] a vu le jour en 1951 puis la CEE [6] en 1957. Le libre-échange des marchandises, des capitaux et des hommes au sein du marché intérieur a quant à lui relancé la construction européenne dans les années 1970 et 1980. Puis le projet de la monnaie commune, l’euro, a pris la suite et demeure aujourd’hui la politique la plus intégrée de l’Union Européenne, grâce à une banque centrale [7] indépendante des Etats-membres. Or, comme le dit Schmitt, « dès qu’un secteur prend une position centrale, les problèmes des autres secteurs sont résolus à partir de ce centre et tombent au rang de problèmes de second ordre, dont la solution sera automatique dès que les problèmes du secteur central seront résolus » [8]. Le prisme économique de l’Union Européenne ne s’en comprend que mieux.


La neutralisation de l’Union Européenne se perçoit également dans le discours qui est tenu à son égard. En effet selon Schmitt, « les processus et les événements qui font impression sur l’âme des hommes […] sont fonction du secteur dominant du moment » [9]. En d’autres termes, sont d’autant plus discutés des événements qui inquiètent car ils menacent la sphère d’accord. Le philosophe prend ainsi l’exemple du tremblement de terre de Lisbonne de 1755, qui signale par la « littérature moralisante » [10] qu’il suscite à l’époque, l’unité européenne autour de la morale des Lumières. Un tel événement n’aurait à l’inverse pas le même impact aujourd’hui ; mais les crises boursières de 1929 et de 2008 ont davantage agité les esprits. Or, le risque de la sortie d’un Etat membre de l’Union Européenne ou de la zone euro (GrexitBrexit) est brandi depuis quelques années comme un fait d’apocalypse, qui risquerait par effet domino de mettre à mal toute la construction européenne. Sans trancher la question de la véracité de cette perception, le seul fait qu’elle existe révèle à quel point l’Union Européenne est le paradigme neutre de cette fin de XX° siècle et début de XXI°.


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La repolitisation risquée révélée par le Brexit


C’est pourquoi il est permis de penser que le référendum du 23 juin 2016 et la prochaine mise en route du processus de sortie, constituent à la fois des symptômes de la fin de la neutralisation et un véritable coup d’arrêt à la construction politique. Que le « out » ait été majoritaire montre que le consensus quant à l’Union économique n’est plus. Il existe désormais un débat au sujet du bien-fondé d’une telle entreprise au sein des peuples européens, en réponse à celui qui existe au sein de la classe intellectuelle, entre ceux qui souhaitent en sortir et ceux qui voudraient y rester. Loin d’une économie et d’une technique où il n’y aurait parfois « aucune alternative », le débat politique semble se (ré)introduire dans les domaines fondateurs de l’Union. Cette repolitisation constitue un nouveau défi pour l’aventure européenne. Faut-il y voir l’accomplissement de sa destinée première – une construction politique dont l’étape économique devait être dépassée – ou bien un dévoiement de son essence – une sphère neutre d’accord des peuples ?


A bien des égards, la repolitisation de l’Union Européenne s’apparente à une reprise en main par les nations et les partis de leur destinée politique et économique. La philosophe Chantal Mouffe estime [11] que la neutralisation actuelle, selon elle inhérente au libéralisme, est un obstacle à la démocratie véritable : sans opposition entre des opinions politiques différentes notamment quant à des sujets économiques, pas de débat ni de choix, et pas non plus d’identité. En ce sens, elle rejoint Schmitt en considérant que la base de la politique est le pluralisme et la distinction entre des groupes, amis ou ennemis, lesquels deviennent dans un cadre démocratique apaisé des alliés et des adversaires : « le but d’une politique démocratique est de transformer l’antagonisme potentiel en une agonistique » [12]. Schmitt lui-même considère à la fin de son discours qu’une neutralisation, au sens de réunion dans un seul groupe, constitue un renoncement à la lutte (virtuelle ou réelle) et au pluralisme, et en devient par-là négation de la vie et de la politique. Ainsi, la repolitisation de l’Union Européenne apparaît comme une renaissance et la possibilité d’une réinvention du parcours des peuples européens.


Il ne faut cependant pas éluder les risques que pose une telle repolitisation de secteurs auparavant neutres. Le cadre démocratique de Chantal Mouffe, qui permet l’expression pacifiée des désaccords, est lui-même mis en danger. En effet selon Schmitt, le processus de neutralisation a atteint un paroxysme avec la technique, simple mécanisme qui n’interroge pas les fins, et qu’une politique forte domptera tôt ou tard. Ainsi à une neutralisation poussée correspondrait en retour de balancier une politisation d’autant plus brutale, dont il faut se méfier : « la technique ne sait qu’intensifier la paix ou la guerre, elle est également prête à servir l’une ou l’autre, et le nom et l’invocation de la paix n’y changeront rien » [13]. La repolitisation actuelle de l’Union Européenne pourrait alors, si on ne l’encadre pas, se révéler plus néfaste que son ancienne neutralisation pour le pluralisme et la vie politique.


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Vers une neutralisation écologique


Sur le long terme, la neutralisation économique et technique ne serait qu’une étape dans le processus historique européen, bientôt remplacée, à mesure qu’elle se politise, par un nouveau secteur neutre. Quel serait alors, dans le contexte post-Brexit, ce champ d’accord possible entre les peuples européens ? L’écologie, au sens de protection de l’environnement, semble être une bonne candidate. En premier lieu, elle concerne l’ensemble de la population européenne et mondiale comme le faisaient les sujets de Dieu, de la métaphysique, de la morale et de l’économie avant elle. En deuxième lieu, avec le récent succès du traité de la COP21 et sa prochaine mise en œuvre, il est fort à parier que le sujet soit placé au centre des débats économiques, politiques et médiatiques actuels, en plus d’être un sujet de recherche philosophique [14]. Enfin et surtout selon Schmitt, « les concepts typiques des siècles respectifs tiennent, eux aussi, leur signification spécifique du secteur dominant de chaque siècle. » [15] Ne pourrait-on pas considérer que le terme contemporain de « climatosceptique » qui désigne – alors même que le scepticisme constitue la base de la pensée et de la méthode scientifiques – toute personne qui ne « croit » pas au réchauffement climatique ou à son origine anthropique, comme un concept typique du XXI° siècle ? Le fait que le champ lexical de la croyance, auparavant utilisé pour la religion et l’économie, soit aujourd’hui  de la même façon associé à l’écologie, est révélateur.


L’écologie pourrait ainsi servir de nouvelle base pour la construction européenne. L’Union se positionne déjà sur la scène internationale comme un leader dans ce domaine, en ayant adopté en 2014 un cadre de législation ambitieux à l’horizon 2030 : réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40% par rapport aux niveaux de 1990, porter à 27% la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique de l’Union, et améliorer d’au moins 27% l’efficacité énergétique de l’Union [16]. La neutralisation écologique serait alors l’opportunité pour l’Union Européenne de se redéfinir dans un secteur nouveau.


Il ne faut ainsi pas réduire le phénomène de neutralisation, au contraire de ce qu’écrit Chantal Mouffe, à un corollaire du libéralisme contemporain qu’il conviendrait de combattre au nom de la liberté politique. Dans une lecture plus proche de Schmitt, nous pouvons considérer que la neutralisation est un fait objectif de l’Histoire européenne, dont le libéralisme n’est que le visage récent. Ce processus présente au contraire de nombreux avantages : il permet en effet pendant un certain laps de temps un accord entre différents peuples et systèmes de pensée sur un sujet donné comme le rationalisme européen, les Lumières et le projet supranational qu’est l’Union Européenne. La neutralisation intellectuelle et politique peut donc se révéler un outil puissant pour le consensus entre les peuples européens et la dynamique des idées, en particulier dans le futur domaine de l’écologie. Si l’écologie est une opportunité pour l’Union Européenne, cette dernière serait également une chance pour la cause environnementale.


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Tirer les leçons d’avenir du Brexit


Le retrait britannique doit être analysé dans une perspective de long terme. A ce titre, il représente plus qu’un simple référendum sur la participation du Royaume-Uni à l’Union Européenne ; il marque la fin du consensus économique qui entourait la construction supranationale de cette dernière fin de siècle. Cela a deux conséquences : le retour du débat politique au sujet de thèmes apparemment neutres, et la neutralisation d’un nouveau domaine, peut-être l’écologie. Si cela permettra à court terme un progrès rapide du consensus, il ne faudra pas perdre de vue qu’une politisation s’ensuivra.


En effet, l’apport principal du texte de Schmitt est que toute neutralisation n’est que temporaire. L’analyse sur le temps long devrait ainsi permettre d’anticiper la fin du consensus, et le retour du conflit, plus ou moins apaisé, au sujet du thème central contemporain. Le véritable défi des dirigeants et des intellectuels est ainsi de prévoir et de négocier au mieux la fin de la neutralité d’un sujet, qu’il s’agisse de l’Union économique d’aujourd’hui ou de l’écologie de demain. Se servir de l’expérience actuelle de l’Europe du Brexit pour mieux penser la prochaine transition apparaît tant comme une opportunité que comme un devoir, afin de préserver la paix et la démocratie sur le continent.

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[1] http://www.bbc.com/news/uk-politics-38687842

[2] Publié dans SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 129 et suivantes

[3] SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 144

[4] Conjonction de « Britain » et « exit » (sortie)

[5] Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier

[6] Communauté Economique Européenne

[7] Banque Centrale Européenne ou BCE

[8] SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 139

[9] SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 138

[10] Ibid

[11] Voir à ce sujet : MOUFFE Chantal, « Le politique et la dynamique des passions », Rue Descartes 2004/3 (n° 45-46), p. 179-192 ; disponible en ligne à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2004-3-page-179.htm

[12] MOUFFE Chantal, « Le politique et la dynamique des passions », Rue Descartes 2004/3 (n° 45-46), p. 186

[13] SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 150

[14] Voir, entre autres, Face à Gaia de Bruno Latour et Le contrat naturel de Michel Serres.

[15] SCHMITT Carl, La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 139

[16] Voir à ce sujet : http://ec.europa.eu/clima/policies/strategies/2030_fr