LA PRIÈRE DEVANT LA COUR SUPRÊME

La suprématie de Dieu peut-elle ne pas déteindre?

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Et le débat reprend...

L'audition par la Cour suprême de la plainte contre la prière à Saguenay nous aura permis de constater que la Ville de Saguenay et son maire, Jean Tremblay, ont changé de stratégie dans la défense de cette pratique jugée discriminatoire par le Tribunal des droits et libertés de la personne.

Devant les instances inférieures, les intimées avaient en effet soutenu, par l’entremise des professeurs Solange Lefebvre et Gilles Bibeau, que la prière n’était pas une prière. Devant la Cour suprême, l’avocat de Saguenay, Me Richard Bergeron, a désavoué cette approche : à plusieurs reprises, il a reconnu que la prière en question était bel et bien une prière religieuse et que le fait d’en appeler à Dieu constituait bel et bien un geste théiste.

Mais la défense n’est pas sans faille pour autant. Pour justifier la pratique de ce rituel religieux, Me Bergeron s’en remet au préambule de la Constitution canadienne qui reconnaît la suprématie de Dieu. Dans son mémoire, il écrit que « cette référence à Dieu, dans son effet, ne permet pas une interprétation restrictive du droit à la liberté de conscience […]. Mais à l’inverse cependant, cette liberté de conscience n’est pas non plus restreinte du seul fait de ce préambule et conséquemment, toute prière qui reprend la même source morale ne peut violer cette liberté ».

Difficile de trouver meilleur exemple de sophisme : puisque le préambule ne permet pas de limiter la liberté de conscience, toute prière qui s’en inspire ne peut donc avoir pour effet de violer cette liberté ! Pour appuyer ce raisonnement, il présente la prière comme un « référent moral théiste », ce qui ne réduit en rien son contenu ni sa portée.

La prière de Jean Tremblay est à la fois une action de grâce par laquelle les élus remercient Dieu des bienfaits accordés à la ville et une profession de foi profonde en l’interventionnisme divin. Le tout précédé et suivi du signe de croix qui est une autre déclaration solennelle de foi catholique et d’adhésion aux dogmes chrétiens de la Trinité et de la Rédemption. Il s’agit donc d’un véritable credo auquel les citoyens sont de facto conviés à s’identifier puisqu’ils y sont nommément inclus.

Peut-on, comme le fait Richard Bergeron, séparer la morale divine des autres attributs de Dieu ? D’où tire-t-il son interprétation ? Ayant mentionné qu’il n’était pas un expert en théologie et n’ayant pas fait appel à de nouveaux experts, comment peut-il avancer une telle interprétation qui va à l’encontre de la lettre et de l’esprit de la prière et à l’encontre de ce que soutient son client ?

La croyance de Jean Tremblay en des forces surnaturelles interventionnistes (et non seulement en des guides moraux) est bien connue, et il n’est pas le seul à professer de telles croyances dans le cadre de ses fonctions. En 2002, le conseil municipal adoptait à l’unanimité une « Proclamation à sainte Anne » stipulant que « l’histoire civile et religieuse [de Saguenay] porte […] un signe de la protection déjà accordée par sainte Anne à la petite maison blanche protégée du déluge en 1996 ». La proclamation en appelle à nouveau à l’« intercession » de sainte Anne afin que la ville, les dirigeants et les citoyens « soient protégés contre tous les fléaux ».

Si la prière n’était qu’une inspiration morale pour les élus, pourquoi devrait-elle être récitée en public ? Ce contexte montre bien qu’il s’agit d’un rituel identitaire destiné à rassembler les Saguenéens autour de croyances communes.

Et pourquoi le règlement prescrit-il que l’assemblée ne peut débuter qu’après deux minutes suivant la fin de la prière ? Devant la Cour, Me Bergeron a affirmé qu’il s’agissait d’un accommodement destiné à ceux qui ne souhaitent pas assister à la récitation de la prière. C’est en soi reconnaître qu’il y a atteinte à la liberté de conscience puisque les accommodements visent à protéger des droits fondamentaux.

Le jugement de la Cour d’appel faisait par ailleurs grandement état du caractère non confessionnel de la prière et, de ce fait, concluait à la non-discrimination. Me Bergeron a aussi insisté sur ce fait. Mais pourquoi le caractère non dénominationnel de la prière est-il à ce point important ? Pourquoi pas un Notre Père ? Pourquoi pas une prière juive ? Pourquoi ne pas déclamer « Allah Akbar » ? Parce qu’une prière associée à une confession particulière brime la liberté de religion des croyants d’autres confessions.

Une prière peut donc heurter la liberté de conscience de ceux qui n’en partagent pas le contenu ou les référents historiques et moraux. L’honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître qu’une prière — même non dénominationnelle — a le même effet sur un incroyant. Sinon, ce serait réduire l’exercice de la liberté de conscience au seul domaine du religieux ou à considérer que les incroyants et les « sans religion » sont des citoyens de deuxième classe à qui l’on ne reconnaît pas la pleine liberté de conscience.

Si la Cour suprême se montre réceptive à l’obligation de neutralité religieuse à laquelle doivent se restreindre les élus des gouvernements municipaux, il serait suprêmement étonnant que les juges aillent jusqu’à remettre en question le préambule déiste de la Charte. Il leur faudra alors réussir à faire une distinction entre la portée de ce préambule et le fait de soumettre une assemblée municipale à une prière.

Ici encore, Me Bergeron leur donne des munitions. Il a en effet soutenu qu’« un État laïque peut afficher une couleur religieuse » à condition que « cette couleur ne déteigne pas » sur l’application de la loi. La « suprématie de Dieu » peut-elle, lorsqu’on la reconnaît dans une loi fondamentale, ne pas déteindre sur le reste ? La récitation d’une prière par un représentant de l’État est manifestement une propagation de la couleur déiste de la Constitution sur l’administration des affaires de l’État avec, comme conséquence, la violation des droits fondamentaux.

Et à quoi donc pourrait servir la suprématie de Dieu si elle ne déteignait pas sur le reste ?

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Daniel Baril46 articles

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Anthropologue de formation, ex-rédacteur à l’hebdomadaire Forum de l’Université de Montréal, administrateur au Mouvement laïque québécois et à l’Association humaniste du Québec.

Auteur de Aux sources de l’anthropomorphisme et de l’idée de Dieu et codirecteur des ouvrages collectifs Heureux sans Dieu et Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec.





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