La prochaine guerre mondiale est déjà engagée

Les conflits par procuration et les perturbations induites sont entrés dans la panoplie des instruments de guerre

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Ce sont les armes qui diffèrent

L'offensive occidentale déployée contre la Russie en 2014, 100 ans après la conflagration de 1914, marque le point de départ du prochain conflit mondial. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis et les leurs sont en campagne contre un pays d’une taille considérable, ayant les attributs d’une grande puissance. Un seuil est franchi. Il ne s’agit plus de l’Afghanistan, de la Somalie, de l’Irak, de la Serbie, de la Libye ou de la Syrie.

La Russie se situe à une tout autre échelle et ses moyens de défense sont à l’avenant. Point n’est besoin de lui inventer des armes de destruction massive — comme l’ont fait Bush, Blair et consorts pour l’Irak en 2003 — elle en est bel et bien dotée. Les adeptes des conquêtes à faible coût sont peu susceptibles de trouver leur bonheur en Russie. Prêteraient-ils attention à l’histoire que les mésaventures de Napoléon en 1812 et les déboires d’Hitler en 1941-1944 leur rappelleraient combien peut être coriace le Russe qui lutte contre l’envahisseur.

L’histoire ne se répétant pas, l’affrontement actuel n’est pas une reprise de l’expédition napoléonienne, une réédition de la Première Guerre mondiale ou un redémarrage de l’opération Barbarossa. L’ère des armées de masse mobilisant des millions de soldats semble révolue.

Guère plus pertinente est l’idée du retour à la guerre froide que d’aucuns évoquent. Le face à face américano-russe s’en écarte, car l’état des deux protagonistes est altéré. Durant la guerre froide se regardaient en chiens de faïence deux superpuissances sûres d’elles-mêmes et s’érigeant en modèles, mais ayant une saine appréciation des capacités de rétorsion de l’autre.

Des règles tacites prenaient en compte les frictions et les heurts à la marge (pays associés, zones tampons, « tiers-monde »), mais écartaient les atteintes sérieuses à l’espace propre ou aux intérêts vitaux de l’autre. De la crise de Berlin à celle de Cuba, des pratiques et des codes se mettaient en place pour réglementer les relations bilatérales et éviter le pire. Paradoxalement, la dissuasion nucléaire et l’« équilibre de la terreur » contribuaient à la sécurité, ne serait-ce que parce que les lignes à ne pas franchir étaient connues et respectées.

D’hier à aujourd’hui

On en est loin aujourd’hui. Ni les États-Unis ni la Russie n’éprouvent l’assurance d’autrefois. Et pour cause. L’économie américaine est en panne, la crise de 2008 ayant étalé les carences du néolibéralisme mondialisé sur lequel repose sa primauté. Son hégémonie menacée, l’« unique superpuissance » s’active pour ralentir sa rétrogradation, désormais sans exclure l’affrontement avec des puissances rétives à son projet. Quant à la Russie, tombée si bas pendant et après l’effondrement de l’URSS, son redressement et le relèvement des conditions de vie de sa population l’empêchent de se plier aux exigences américaines. La Russie n’a pas vocation à s’enfermer dans le rôle qui lui est réservé de satellite fournisseur de matières premières à l’économie mondialisée et d’exécutant de rang subalterne d’une « gouvernance » mondiale hiérarchisée. Des deux côtés, impératifs primordiaux et crainte du lendemain dominent, favorisant la montée des tensions, la multiplication des incidents et un climat anxiogène. Contenue dans des limites reconnues durant la guerre froide, la conflictualité prend le dessus à partir de 2014. L’affrontement n’est plus un tabou.

Les guerres de nouvelle génération

Sans doute la page est-elle tournée sur les guerres à l’image de celles de 1914 et de 1939. Actuellement, le volet militaire est un complément à un conflit politico-économique. Le plus frappant dans la campagne en cours contre la Russie est son caractère familier. Comme par réflexe, les États-Unis recourent au répertoire de méthodes constitué durant les deux décennies d’unilatéralisme qui ont suivi la fin de la guerre froide.

La voie traditionnelle de l’attaque militaire-invasion-occupation ayant échoué en Irak, la boîte à outils privilégie les changements de régime par la déstabilisation, les « révolutions colorées », les ONG à multiples emplois, les guerres irrégulières sous-traitées à des milices (djihadistes, néonazis, etc.), le déchaînement médiatique, les sanctions-embargos, la « promotion de la démocratie et des droits de la personne », l’« ingérence humanitaire », la « responsabilité de protéger », etc. Cet arsenal s’étoffe depuis un quart de siècle. Il s’étend aux opérations militaires avec ou sans coalition ou aval du Conseil de sécurité (Kosovo, Irak). On y retrouve aussi des conflits par procuration et des guerres combinant bombardements aériens et combats au sol par des supplétifs locaux ou importés (Kosovo, Libye, presque lancée en Syrie en septembre 2013).

Le fait nouveau de 2014 est la soumission de la Russie à un traitement jusque-là conçu pour de petits pays récalcitrants. Comme d’habitude, les auteurs des sanctions antirusses disent leur espoir de voir la population à laquelle ils comptent infliger des privations se retourner contre son gouvernement. Il n’empêche que les opérations de mainmise, de reprise en main ou de mise au pas ont une tout autre portée lorsqu’elles visent une grande puissance capable de riposter.

Un scénario similaire se dessine à l’égard de la Chine. Avec un an d’avance sur la date prévue, son PIB vient de dépasser celui des États-Unis, lesquels perdent leur statut de première puissance économique mondiale acquis en 1872. La Chine pourrait ne plus trouver son compte dans un système mondial centré sur les États-Unis. Elle risque de se lasser de soutenir le branlant édifice financier américain et de détenir des masses de dollars se rapprochant d’une monnaie de singe. L’or qu’elle stocke en dit long. À Hong Kong, elle aussi a droit à un happening protestataire calquant les « révolutions colorées ».

Autant pour la Russie que pour la Chine, l’intention est de les neutraliser de l’intérieur. L’encerclement militaire, les démonstrations de force et le discours martial sont un moyen de pression au service de l’objectif poursuivi : la soumission par la désarticulation interne. Si cette stratégie fait long feu, la voie militaire serait empruntée sans détour. Si, au contraire, le but est atteint, effondrements étatiques, désordres à grande échelle et démembrements de pays s’ensuivront. Déjà, la guerre économique sous forme de sanctions et de plongeon des cours du pétrole fait des dommages « collatéraux » à des économies tierces. Les perturbations induites et les troubles provoqués sont entrés dans la panoplie des instruments de guerre. Dans tous les cas de figure, de fortes turbulences sont prévisibles dans cette guerre mondiale nouveau genre entamée en 2014.


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