Appelons cela un théâtre de l’absurde – avec des sous-titres létaux. Sous pression de toutes parts – même Donald Tusk, président du Conseil européen – dans son rendez-vous avec le destin, Carles Puigdemont s’est rabattu sur une dialectique de judoka de dernière minute : un non-déni de déni de Déclaration unilaterale d’indépendance. Ce qui a été déclaré a été immédiatement suspendu ; la République de Catalogne a duré six secondes.
Comme c’était à prévoir, le gambit politique a médusé Madrid. Le Premier ministre Mariano Rajoy, alias le nano-Franco, a posé un ultimatum ; vous avez cinq jours pour expliquer si vous avez déclaré votre indépendance ou non.
Indépendamment de la réponse, l’option nucléaire de Madrid reste sur la table ; à savoir l’article honni 155 de la Constitution, qui peut enclencher une suspension du gouvernement et du parlement catalan pour une durée de six à douze mois.
Mais cela peut se faire autrement, un 155 au ralenti, en parallèle à une offre floue de démarrage de processus de réforme constitutionnelle dans les six mois au maximum. Madrid a besoin de la Catalogne pour la réussite de sa réforme. Donc, essentiellement, il suffirait que Puigdemont dise qu’il n’a rien proclamé du tout pour que le train démarre.
C’est beaucoup plus compliqué que cela n’en a l’air. L’extrême gauche catalane, jusqu’à la dernière minute, a tenté de convaincre Puigdemont de proclamer l’indépendance inconditionnelle. En même temps, comme c’était à prévoir, ces six secondes ont mis en colère les unionistes catalans [NdT : les unionistes sont anti-indépendantistes]. Les modérés, pour leur part, préfèrent voir une lueur d’espoir au bout du tunnel.
Le problème est que la stratégie de Madrid consiste à fissurer la coalition indépendantiste catalane ; la sécession à l’intérieur de la Catalogne pour empêcher la sécession tout court. Jusqu’ici, la fissure a été colmatée par certains membres du parlement catalan, qui ont signé une déclaration de soutien à la – toujours non-existante – république.
Jetez-moi cette constitution
Le président de la Cantabrie, Miguel Ángel Revilla, résume l’affaire : tout est de la faute de Rajoy. Revilla rappelle avec inquiétude que « 50% des Catalans veulent quitter l’Espagne. Il y a quatre ans, ce n’était pas le cas. » Il souligne la façon dont « le statut catalan – approuvé par les Catalans et le parlement espagnol – a été attaqué par la cour constitutionnelle, donc ils devaient être furieux, d’accord ? Cela n’avait rien à voir avec l’indépendance, c’était un pacte qui posait une série d’obligations mutuelles. »
Le refus du dialogue du gouvernement espagnol, selon Revilla, est ce qui a mené à l’impasse actuelle. Rien d’étonnant à cela ; Rajoy est conseillé par son prédecesseur, l’ancien Premier ministre José María Aznar.
La très réactionnaire administration en place à Madrid aurait pu désamorcer la bombe avant même le référendum en mobilisant les secteurs de la classe ouvrière, en Catalogne, dont la première langue est l’espagnol et non le catalan ; ceux-là sont nombreux à considérer le dossier de l’indépendance comme une « guerre des élites ».
A la place, Madrid a opté pour une tactique répressive franquiste. Le roi Philippe VI a eu une chance d’appeler au calme et de réunir le pays ; il a choisi de jouer les Croquemitaines-en-chef. Les « leaders » de l’UE s’en sont tenus à des platitudes, comme celles du favori de Rothschild Emmanuel Macron, avec sa « profonde » vision d’une Europe intégrée, et l’abdication de la chancelière Angela Merkel de son rôle de Dispensatrice de Sagesse ; après tout, la Catalogne n’est pas la Crimée.
La Commission européenne, perdant au passage le peu de crédibilité qu’elle avait encore, a rondement ignoré ses « valeurs essentielles », les droits des minorités garanties par l’article 2 du traité fondateur de l’UE, aussi bien que par l’article 21 de sa charte des droits fondamentaux.
Podemos a quelques bonnes idées pour « sauver la démocratie espagnole ».
Malgré tout, il semble n’y avoir qu’une seule feuille de route raisonnable.
1. Virer l’administration incompétente du nano-Franco Rajoy, qui ne veut pas de dialogue ; un projet difficile dans un pays aussi peu flexible que l’Espagne.
2. Expliquer à tous en Catalogne, notamment aux différentes branches de la classe travailleuse, ce que l’indépendance signifierait dans les faits – quelque chose dont les « leaders » actuels sont bien incapables. La Catalogne – l’une des régions les plus riches de l’UE – dans ou hors de l’UE ? Commercer dans quelle monnaie ? Sans armée ? Capable de contrôler une puissance voisine hostile (l’Espagne) et non reconnue par la France ?
3. Lancer un processus exhaustif de dialogue national pour réformer la constitution dépassée de 1978 – en privilégiant une charte moderne, fédérale, qui mettrait l’accent sur des consensus entre régions, et qui prendrait en considération les opinions des 25%, au bas mot, d’indépendantistes radicaux de Catalogne.
Rien de tout cela n’est au menu – et c’est pourquoi la vraie tragédie ne fait que commencer. L’Espagne est déjà fracturée – et il n’y aura pas de retour en arrière.
Rosa Luxembourg à la rescousse
La tentation de dresser des parallèles avec l’Europe du siècle dernier est forte. Par exemple, on pourrait penser à adapter le dernier essai au vitriol écrit par Rosa Luxembourg avant son assassinat de juillet 1919 ; « vous autres, hommes de main stupides ! Votre ‘ordre’ est bâti sur du sable ». Dans le même temps, Rosa Luxembourg prévenait la gauche contre l’émergence du nationalisme petit-bourgeois après la chute des Habsbourg (la Tchécoslovaquie était une exception).
Le « catalanisme » – qui est né au XIXe siècle – est tout autre chose, malgré tout. La fissure Barcelone-Madrid est fondée sur des raisons économiques et fiscales importantes, de plus amplifiées par les conséquences négatives de la crise financière de 2008. Le nationalisme catalan n’est pas étroit d’esprit, mais accueillant et très ouvert aux autres – qu’ils proviennent d’autres régions d’Espagne ou de l’étranger.
Le problème politique semble insoluble parce que la Catalogne – la plus européiste des régions d’Espagne, et historiquement partisane du républicanisme et du fédéralisme – conteste l’essence même du système espagnol. Jeter aux oubliettes cette constitution dépassée – écrite immédiatement après la mort de Franco et ruisselante d’amnisties de franquistes – est aussi important que l’auto-détermination. Dire que les Bourbons vont droit à une crise de légitimité est un doux euphémisme.
Les actions de Madrid du Jour de la Répression – menée par un partisan franquiste de la torture, l’infâme colonel de la Guardia Civil Diego Pérez de los Cobos, dit général Boum-Boum [Ndt : référence à une chanson catalane] – étaient appelées à raviver la mémoire de la Catalogne en tant que centre anarchiste/républicain pendant la guerre civile espagnole ; la Guardia Civil, en elle-même, représente la mémoire du franquisme. Il est compréhensible que les séparatistes préfèrent laisser en arrière cette charge historique/financière quand ils voient l’impossibilité d’une réelle modernisation de l’Espagne.
La perspective d’une implosion de l’Etat actuel espagnol – avec ses répercussions possibles, du Pays Basque à l’Ecosse – devrait motiver les Européens de tous poils à réfléchir intensément à toutes les interconnexions entre la ville, le territoire, la nation, l’Etat et l’Union européenne ; un exercice salutaire de réflexion en politique économique.
Au lieu de quoi, encore une fois, nous avons une paralysie totale de Bruxelles. Il n’y a pas de plan B. Pire, il n’y a pas de volonté politique, comme l’ont remarqué quelques Verts du Parlement européen. Rien d’étonnant, avec des leaders aussi médiocres que l’équipe Juncker/Tusk et le numéro deux de la Commission européenne, le juriste néerlandais Frans Timmermans, et ses propos selon lesquels « quelquefois, la lettre de la loi doit être préservée par un usage proportionné de la force. »
Bruxelles, qui fait face à la perspective d’une région qui peut partir d’un seul coup non seulement de l’UE, mais aussi de l’euro, est incapable de comprendre que la fracture espagnole est représentative de la fracture des Etats-nations de l’UE. Le soutien inconditionnel de Juncker/Tusk au nano-Franco ne peut qu’être interprété comme hors de propos par les cercles progressistes européens ; quel bien pourrait émerger d’une médiation par ces non-entités ? C’est la société civile d’Espagne et de Catalogne, ensemble, qui doivent être les médiateurs. On peut se demander s’ils sont à la hauteur.
Traduction Entelekheia