L’Occident en route vers un déclin relatif ou un déclin absolu?

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On n'a pas fini d'en mesurer les conséquences

La valse des actualités pousse bien souvent les contemporains à ignorer les lames de fond qui font mouvoir l’histoire. Le manque de recul historique pousse d’ailleurs bien souvent les dirigeants à prendre des décisions en contradiction avec l’intérêt réel de leurs nations pour ceux qui s’en soucient du moins. Je ne parle donc pas des dirigeants français. Le fait est que la mondialisation économique a accouché d’une accélération de l’histoire. Une accélération que les différents protagonistes n’ont pas vue venir et qui prend de vitesse absolument tous les acteurs du jeu économique mondial actuel. C’est cette absence de conscience qui en partie explique les étrangetés récentes de l’affaire ukrainienne et les réactions étonnées des puissances émergentes, et déjà bien émergées que sont la Russie et la Chine. C’est Vladimir Poutine dans son discours qui affirme ainsi : « Je pense que nos amis américains sont tout simplement en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. » Il parle ainsi du dollar et des effets des politiques d’ingérence sur le système de domination monétaire américain. Les ingérences mettant en danger l’ouverture économique du monde et le rôle du dollar comme monnaie d’échange international. Étonnamment, le discours de Poutine au Club International de Discussion Valdaï est le discours d’un libéral désabusé. Vous allez me dire: « Poutine est un libéral ? ». Oui tout porte à croire qu’effectivement la vision économique de Poutine est en grande partie libérale puisqu’il fait du commerce le centre de la prospérité d’une nation et du libre-échange le facteur premier de son accélération.
Il est donc assez drôle de voir les Occidentaux brûler verbalement un homme qui finalement est assez proche d’eux sur le plan de l’alignement de la doctrine économique. Mais voilà, Poutine est le dirigeant d’une puissance montante qui met en danger par sa seule existence la domination des USA et de ses satellites. L’on pourrait faire la même remarque sur la Chine même si cette dernière n’est pas vraiment une puissance libérale sur le plan économique. Poutine accuse en fait les USA et ses sbires de ne pas avoir un comportement libéral en interférant dans les affaires du commerce et en faussant le libre exercice de la concurrence en faisant intervenir la politique dans l’économie. Je cite : « Nous voyons ce qui se passe quand la politique commence imprudemment à s’ingérer dans l’économie et que la logique des décisions rationnelles cède la place à la logique de confrontation, qui ne fait que nuire aux propres positions et intérêts économiques des pays en question, y compris les intérêts des entreprises nationales. » Serait-ce une réponse du berger à la bergère ? L’occident libéral pris à son propre piège. Lui qui accuse le vilain dictateur de l’Est de faire des pressions politiques dans la sphère économique, le voila accusé à son tour du même vice. Mais je crois que le texte de Poutine est surtout celui d’un homme déçu. La vérité crue à mon sens c’est que le libéralisme n’est qu’une doctrine d’usage géopolitique. C’est vrai pour l’occident, mais aussi pour les puissances montantes. L’on est pour le libéralisme que tant qu’il favorise tel ou tel intérêt. Et l’on vire sa cuti dès que le vent tourne. La Chine qui aime nous vendre des tee-shirts pour nous copier nos Airbus ne vient-elle pas de mettre en place une taxation des importations de charbon, frappant ainsi de plein fouet l’économie australienne ? Le problème c’est qu’au lieu d’accepter l’existence des nations et de leurs intérêts nous continuons à nous mentir par des discours trompeurs sur le doux commerce.
Le libre-échange et le suprématisme occidental
Le libre-échange est une arme idéologique pour nation avantagée. Friedrich List accusait déjà Smith et son école libérale de faire le jeu des intérêts de la puissance britannique. L’histoire lui a donné raison. La Grande-Bretagne a longtemps été le pays le plus protectionniste du monde jusqu’à l’abrogation des célèbres Corn Laws en 1846. Or le décollage du pays était en fait bien entamé avant cette date. Contrairement aux assertions libérales, l’histoire réelle montre que les pays décollent sous protectionnisme. Les USA ont eu des droits de douane de 50 % en moyenne de la fin de la guerre de Sécession jusqu’en 1945. Cela correspond au décollage industriel des USA et de leur économie. Je renvoie le lecteur aux nombreux livres sur le sujet et bien évidemment aux classiques de l’économiste et historien suisse Paul Bairoch « les Mythes et paradoxes de l’histoire économique ». En fait, le libre-échange est utilisé par certaines classes sociales contre d’autres suivant les penchants économiques du moment. La phase libre-échangiste de la Grande-Bretagne de la deuxième partie du 19e siècle correspond à la domination de la bourgeoisie issue de l’industrie manufacturière à un moment où les avantages acquis sous forme de productivité du travail par l’usage du charbon et de la vapeur étaient énormes. De fait, le libre-échange était alors à l’avantage de l’industrie britannique qui utilisa l’idéologie libérale afin d’étendre sa puissance politique et économique sur le reste du monde. Si le message libéral officiel consistait à dire « Ouvrez votre commerce, et vous pourrez importer nos marchandises supérieures. Ainsi nous prospérerons ensemble », la volonté réelle était plutôt de casser l’apparition de concurrents potentiels. La Grande-Bretagne allait jusqu’à offrir des quantités de drap à ses futures victimes pour détruire les fabricants locaux, et imposer le made in Great Britain. Les Anglais utilisaient aussi la canonnière pour ouvrir les frontières, les Indiens et les Chinois en savent quelque chose. Leurs cousins américains usaient d’ailleurs des mêmes méthodes, l’histoire du commandant Matthew Calbraith Perry au Japon est assez représentative du doux commerce à coup de canon version américaine.
Les intérêts des industries manufacturières britanniques ont supplanté ceux de l’agriculture et ont accouché d’une longue période de libre-échange pour l’économie britannique. Fort heureusement certaines nations ne sont pas tombées dans le piège, et elles ont développé, de leur côté, leurs propres industries, pour finir par rattraper, puis par dépasser, celle de la Grande-Bretagne. Le libre-échange se retourna alors contre la nation qui l’avait initialement promulgué. L’on subit aujourd’hui en Europe et aux USA une évolution similaire, à ceci près que tout se passe beaucoup plus vite sous l’effet du progrès technique et éducatif de la planète. Les USA sont devenus libre-échangistes à partir de 1945 pour des raisons pratiques. Pour lutter contre l’Union Soviétique et pour permettre aux entreprises capitalistes américaines de se développer en Europe, les USA ont accepté d’ouvrir leur propre commerce aux puissances étrangères en abaissant leurs barrières douanières. Comme dans le cas de la Grande-Bretagne au 19e, l’avantage colossal créé par le progrès technique et en plus le fordisme, permit aux USA de dominer culturellement et industriellement le vieux continent. Mais ce dernier n’était pas dupe et mit en place une politique relativement protectionniste. L’un des actes fondateurs de l’Europe était d’ailleurs la création d’un tarif extérieur commun. Mais l’un des facteurs nouveaux par rapport à l’époque britannique est le déplacé géographique des facteurs de production. En effet aujourd’hui on déplace les usines et les savoir-faire. C’est quelque chose de radicalement nouveau par rapport au 19e siècle et à l’époque de la théorisation du libre-échange intégral. Comme l’avait signalé Emmanuel Todd dans « L’illusion économique », les délocalisations ont commencé bien avant l’avènement de l’OMC dès la fin de la Seconde Guerre mondiale au sein même de l’OCDE. En effet, les pays européens et le Japon ont eux-mêmes bénéficié des délocalisations des industries américaines sur leur propre sol.
Le rattrapage extrêmement rapide du Japon et de l’Europe ne faisait que préfigurer le rattrapage de la Chine et du reste du monde sur l’occident. La seule différence est que l’Europe de l’Ouest et le Japon étaient à l’échelle des USA, la Chine et l’Inde sont beaucoup plus grosses démographiquement parlant. Le libre-échange aux USA a eu les effets extrêmement déformants sur l’économie US. La financiarisation résultant de celle-ci ayant concentré les richesses en haut de la pyramide sociale faisant des USA une nation encore plus inégalitaire que la Grande-Bretagne de l’époque victorienne. Mais ce n’est plus la bourgeoisie issue de l’industrie manufacturière qui bénéficie du libre-échange, cette dernière ayant été réduite à la portion congrue sous l’effet du libre-échange, mais la bourgeoisie financière pure et dure. Le libre-échange est toujours utilisé par une classe sociale pour son profit, mais la nature de cette classe sociale diffère suivant l’époque et le contexte. Quoi qu’il en soit il ne faut pas s’illusionner sur les apparences. Si le libre-échange est sans cesse présenté comme un jeu de gagnant gagnant, il est en fait une stratégie de domination de certaines classes sociales à l’intérieur même des sociétés qui le prônent. Le libre-échange permet par exemple à la Chine d’avoir une croissance sans inflation et sans hausse de salaire puisqu’elle n’a pas besoin d’un marché intérieur pour vendre ses marchandises. Permettant l’explosion des inégalités à l’intérieur de la Chine. À l’inverse le libre-échange permet aux élites d’occident de se passer des ouvriers et salariés locaux pour produire ce qu’elles consomment, et donc de croître là encore sans inflation et sans partage de la valeur ajoutée. La mondialisation libérale n’est qu’une internationale des rentiers.
Le problème c’est que ce mode de croissance ne peut avoir qu’un temps. Passée une certaine limite, le modèle de croissance déséquilibrée produisant des déficits commerciaux chez les uns, et des excédents chez les autres, il finit par induire des craquements et des crises de plus en plus violents. C’est la période que nous vivons aujourd’hui. L’Europe et les USA ne peuvent plus avoir de croissance en endettant toujours plus les états, les particuliers et les entreprises. La concentration des richesses fait que toute injection monétaire ne fait plus que croître la bourse et les diverses bulles spéculatives sans se transmettre à la consommation. De l’autre côté, les nouveaux pays industrialisés n’ont plus de débouché puisque leur marché extérieur s’épuise du fait de la désindustrialisation et que leurs marchés intérieurs sont encore trop étroits pour se substituer aux exportations. Qui plus est, un tel changement induit une déconcentration des richesses par inflation salariale et donc une réduction des inégalités qui se heurtera à la bourgeoisie industrielle de ces pays. C’est dans ce cadre-là qu’il faut analyser la situation actuelle et expliquer l’agressivité de plus en plus grande des élites occidentales face aux nouvelles puissances du monde extérieur.
L’Inde et la Chine sont le nouveau centre du monde
L’Europe et les USA sont malades. Ils n’ont plus la domination économique technique et industrielle qu’ils avaient. Et c’est leur propre politique libre-échangiste qui les a mis dans cette situation aussi vite. Sans le libre-échange le changement aurait été tout de même inéluctable à cause de la démographie, mais il aurait été plus lent et plus harmonieux. La Chine n’aurait pas eu de tels déséquilibres commerciaux et les USA ne seraient pas devenus une ploutocratie financiarisée. Les Occidentaux étaient persuadés que leur domination durerait toujours. Ils n’acceptent toujours pas leur déclin. Ils affichent au contraire la sûreté de leur propre puissance en s’enfermant dans un suprématisme qui n’a rien à envier au racisme du 19e siècle. Le suprématisme le plus voyant étant celui qui consiste à croire que nous nous spécialiserons dans la haute technologie pendant que la Chine et le reste de la planète produiront les objets. Cette idée est fondamentalement raciste. La Chine ou l’Inde produisent aujourd’hui nettement plus de jeunes scientifiques et ingénieurs que l’Europe ou les USA. Leur retard n’est que momentané, il ne durera pas. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le Japon ou la Corée du Sud.
La Chine va faire sa propre station spatiale et envoie des missions sur la Lune. L’Inde vient d’envoyer une mission automatisée sur Mars. De telles prouesses ne sont réalisables que si l’on a les compétences et les savoir-faire techniques de pays avancés. S’ils font de telles choses aujourd’hui que feront-ils dans 50 ans ? Au lieu d’être agressif, l’occident devrait accepter cette réalité. Le monde va retrouver ses équilibres d’avant l’industrialisation. Le centre du monde sera à nouveau l’Asie, c’est inéluctable à cause de la démographie. Le libre-échange nous est maintenant fortement défavorable, et il le sera de plus en plus. Quand l’essentiel des inventions viendra d’Asie que restera-t-il comme avantage comparatif à l’occident ? La prostitution ? Nous devons nous protéger et apprendre à nos jeunes à s’intéresser à ces nouvelles puissances. À parler leurs langues pour pouvoir les copier quand elles feront la course en tête. Il n’y a aucune honte à cela. Nos ancêtres l’on fait avant que l’occident domine le monde momentanément. La fin éventuelle de la domination du dollar pourrait d’ailleurs plonger les USA et ses satellites dans une crise invraisemblable tant la déconnexion entre l’économie physique et l’économie financière est à ce point énorme. Le déclin est une obligation pour l’occident. Il nous reste cependant la possibilité de rester des pays avancés et relativement prospères. Mais pour cela il faudrait renoncer à vouloir dominer la planète et accepter notre faiblesse par rapport aux autres. Chose que le suprématisme empêche de faire. Tant que nous nous considérerons comme supérieurs aux autres par notre culture et notre façon de voir, nous nous heurterons à des impossibilités. En nous voyant comme nous sommes, c’est à dire faibles, et désindustrialisés, nous pouvons mieux accepter la nécessité du protectionnisme et de la régulation commerciale.


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