L’impérieuse nécessité de la décence commune

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« Entre l’apologie de l’hyper-transparence et l’affichage d’une obscénité décomplexée s’ouvre tout le champ, large, digne et riche de la décence commune. »

Un ministre contraint de démissionner sous la pression de l’opinion pour cause de tables opulentes aux frais du contribuable, des gérants de Super U poussés vers la sortie de leur entreprise pour avoir participé à un safari (autorisé) et posé avec des cadavres de lions et autres bêtes rares dans le cadre de leurs loisirs privés, une porte-parole du gouvernement manifestement téléportée tout droit depuis quelque pyjama party jusque dans la tribune officielle du 14 juillet puis se lançant dans des considérations désinvoltes sur les homards, les kebabs et autre sujets d’importance, un candidat LREM à la mairie de Paris dont les conversations privées sont rendues publiques et dans lesquelles on apprend que le personnage qui s’était déjà distingué par son mépris envers le peuple gilets jaunes n’est pas moins tendre à l’égard de ses adversaires et futurs alliés qualifiés d’abrutis, de fils de p… et autres douceurs bienveillantes…


La période semble propice à l’étalage de scandales plus ou moins fondés et qui, à la faveur des chaleurs estivales, prennent des proportions parfois démesurées et enflamment l’opinion. L’esprit d’indignation et de vindicte qui anime parfois les réseaux sociaux (à quoi l’on ne saurait toutefois caricaturalement les résumer) vient amplifier et offrir une caisse de résonance inédite à ces scandales dont la nature toutefois n’est pas nouvelle loin s’en faut.


On peut regretter que des pratiques ou propos privés soient portés sur la place publique et fassent l’objet d’une sanction populaire avant même toute forme d’examen judiciaire éventuel.


On peut regretter l’ampleur prise parfois par ces émois dans lesquels la loi et les considérations juridiques n’ont que peu de place. On peut, ainsi, regretter que la fondamentale dichotomie entre la morale et le droit semble de plus en plus incompréhensible à l’heure des tribunaux 2.0, dans une époque d’hypermoralisation des discours et des postures d’affichage public (à défaut des pratiques).


On peut objecter, comme beaucoup l’ont fait, que dans le fond on ne sait pas grand-chose de ces dîners somptuaires du couple de Rugy, ni s’ils étaient réellement privés ou professionnels. On peut notamment regretter cet aspect envieux, cette hideuse résurgence de la passion égalitaire française parfois animée d’esprit de convoitise, d’aigreur ou de jalousie, ce que la particule de la cible de ce scandale n’aura fait que renforcer de manière parfois bien stupide et caricaturale. On peut, surtout, s’alarmer de ce que cet incendie d’opérette permette commodément d’escamoter le véritable et considérable scandale à la fois social, économique et écologique représenté par le traité de libre-échange avec le Canada (CETA) ou le traité européen avec le Mercosur.


On peut regretter que des pratiques ou propos privés soient portés sur la place publique et fassent l’objet d’une sanction populaire avant même toute forme d’examen judiciaire éventuel : la chasse à laquelle ont participé les gérants du Super U était autorisée et Benjamin Griveaux a tout à fait le doit d’être habité d’une pensée éminemment vulgaire voire d’avoir en privé des accès du syndrome de Gilles de la Tourette.


Le candidat Macron est le premier à avoir bénéficié de ces méthodes pour accéder au pouvoir, en l’occurrence le lynchage sans autre forme de procès de François Fillon.


On peut regretter que les moindres provocations évidemment délibérées de la porte-parole du gouvernement Sibeth N’Diaye, experte en communication pseudo-disruptive, fassent l’objet d’interprétations sans fin alors que de toute évidence il s’agit d’une stratégie parfaitement élaborée ayant pour objet à la fois de signifier aux Français qu’ils n’ont plus la main sur leurs propres outils symboliques et culturels (les convenances, le comportement, la bienséance, la gastronomie) mais surtout dans l’espoir à peine dissimulé de provoquer chez ses détracteurs chauffés à blanc et poussés à bout des "dérapages" lesquels viendraient, le cas échéant, servir la soupe d’une bien-pensance et d’une indignation qui n’attendent que ce fameux sésame pour éclore et occuper le terrain. L’indifférence face à ces pitreries semble donc l’attitude la plus sage, en attendant que des personnes plus adaptées à la hauteur de la situation reprennent la main sur les affaires publiques.


On peut déplorer, comme beaucoup l’ont fait, cette hypermoralisation des réactions de l’opinion publique, tendant à vouloir renforcer encore davantage une forme de transparence dans la vie publique "à la scandinave". Bien souvent alors, on tombera dans la stigmatisation facile des réseaux sociaux, suspectés de tous les maux. On accusera également ceux qui feront leur beurre sur ce business de l’indignation, en l’occurrence par exemple le journal Mediapart. On n’hésitera alors soi-même devant aucune indécence, allant jusqu’à comparer implicitement (ou pas) le ministre François de Rugy manifestement bien peu scrupuleux avec Pierre Bérégovoy qui s’est donné la mort précisément et a contrario en raison de son hyper-probité. Mais déjà à l’époque, la Mitterrandie avait accusé les "chiens" auxquels supposément avait été livré "l’honneur d’un homme" afin de mieux masquer le honteux et méprisant traitement dont la si probe figure de Pierre Bérégovoy avait fait l’objet par cette même Mitterrandie si peu scrupuleuse.


Se défier, comme le fait le président Macron, d’une "République de la délation", semble une bonne idée. Sauf que le candidat Macron est le premier à avoir bénéficié de ces méthodes pour accéder au pouvoir, en l’occurrence le lynchage sans autre forme de procès de François Fillon, avec les bons soins d’un parquet national financier dont on connaît désormais la légendaire impartialité. Emmanuel Macron est également l’un des principaux zélateurs des méthodes puritaines et hystériques du "name and shame", dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles reposent davantage sur l’émotion, le lynchage irréfléchi et la pulsion de justiciers moralisateurs plutôt que sur de saines pratiques judiciaires.


S’insurger contre la divulgation de propos insultants tenus dans le cadre privé semble de bon aloi, au regard du respect non seulement de la vie privée, si chère à la France, mais aussi de la liberté d’opinion et d’expression. Sauf que c’est précisément cette majorité si prompte à faire la morale qui a promulgué un décret inique permettant de porter en justice des propos privés considérés comme haineux, diffamatoires ou injurieux à caractère non publics (décret du 3 août 2017). Si personne ne souhaite voir encouragés ce genre de propos, cela reste encore du domaine de la vie privée et de la liberté de chacun, tout comme il est loisible à Benjamin Griveaux de parler de ses adversaires politiques comme un charretier et de mépriser la terre entière (lui qui n’a pourtant pas fait preuve de grand-chose à part d’un militantisme macronien fervent pour lequel il est récompensé).


Le seul but ici étant de provoquer une réaction, ce qui permet de retomber sur les pattes de cette logique caricaturale, binaire, du camp des pseudo-progressistes opposé à celui de pseudo-réactionnaires.


S’insurger, semblablement, comme l’a fait pour se défendre François de Rugy, de l’indignation populaire au regard de ses dépenses somptuaires prétendument professionnelles, pourquoi pas, sauf que ces postures épicuriennes et dépensières venant d’un donneur de leçons patenté, prônant la frugalité et une écologie toute de façade simplement destinée à ponctionner le brave peuple roulant en diesel fait singulièrement désordre.


Nous ne reviendrons pas même ici sur les provocations vestimentaires et culinaires indigentes de la porte-parole Sibeth N’Diaye lesquelles n’ont d’autre objectif que d’être, en soi, le message, en bonne interprète qu’elle est du célèbre principe de Mac Luhan "le medium est le message", autrement dit dans son cas "le scandale est le message", ce qui suffit à en manifester l’insignifiance. Le seul but ici étant de provoquer une réaction, ce qui permet de retomber sur les pattes de cette logique caricaturale, binaire, du camp des pseudo-progressistes opposé à celui de pseudo-réactionnaires. On connaît la chanson et pour tout dire on en est un peu las.


Dans une période, pourtant, où la volonté de moralisation s’est à la fois diffusée ad nauseam sur le plan du discours, de la rhétorique (et notamment celle dite "progressiste", ce qui explique qu’il soit toujours assez savoureux d’en voir les principaux pourvoyeurs pris la main dans le pot de confiture), mais aussi où cette même morale publique s’est en quelque sorte privatisée et hyper-individualisée (je m’habille comme je veux, je dis ce que je veux, je me comporte comme je veux car je suis le nombril de mon monde et seule la loi sert de curseur), il semble plus que jamais nécessaire de rétablir, par-delà l’affirmation du principe de la supériorité de l’intérêt général sur les intérêts particuliers et/ou minoritaristes, l’impérieuse nécessité de la "common decency".


Où l’on retombe une nouvelle fois sur Orwell et sur le philosophe Michéa qui sont tous deux et à maints égards plus que jamais d’une brûlante actualité, par-delà les affrontements caricaturaux des camps supposés du Bien et du Mal, de la morale puritaine et d’un hédonisme de pacotille prompt parfois dans son outrance à justifier n’importe quelle obscénité,lesquels camps finissent de toute façon par sembler accrochés l’un à l’autre telle une moule à son bouchot. Entre l’apologie de l’hyper-transparence et l’affichage d’une obscénité décomplexée s’ouvre tout le champ, large, digne et riche de la décence commune.