Houspillé dans le ROC, pardonné au Québec

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Les Québécois se foutent de la sensiblerie raciale américaine


Raciste, pour certains. Erreur innocente, pour d’autres. Alors que Justin Trudeau a passé la journée de mercredi à se confondre en excuses, sa photo en brownface a été accueillie bien différemment au Canada anglais et au Québec. Un clivage qui s’explique par le passé distinct des deux sociétés et une sensibilité inégale au sein de la population, observe un sociologue.


L’image de Justin Trudeau déguisé en Aladdin à une fête costumée en 2001 a fait le tour de la planète. Puis, une deuxième photographie et une vidéo ont été dévoilées, cette fois-ci montrant Justin Trudeau déguisé en Noir avec un blackface. La neuvième journée de campagne électorale a complètement déraillé.


Mais avant même que ces nouvelles images circulent, les manchettes dénonçaient en coeur le brownface du chef libéral jeudi matin. John Ibbitson, du Globe and Mail, a scandé qu’il n’y avait « aucune excuse » au geste de M. Trudeau. « Il dit […] qu’il réalise maintenant que c’était raciste. Il aurait dû le savoir à l’époque. » Christie Blatchford, du National Post, lui a reproché de parler de « maquillage ». « Non monsieur. Le brownface n’est pas du maquillage. »


Or, les critiques étaient loin d’être aussi calomniatrices dans la presse francophone. « Le “racisme” du geste était davantage une faute d’ignorance culturelle que d’hostilité », a chroniqué Yves Boisvert dans LaPresse +, en parlant d’« insensibilité ». « C’est TELLEMENT pas grave que Justin Trudeau se soit déguisé (j’insiste sur le “déguisé”) lors d’une soirée thématique en 2001. Le gars voulait ressembler à Aladdin. COME ON !!! », a gazouillé Jonathan Trudeau, du Journal de Montréal.



Je ne veux pas contribuer à cette controverse dans ce cadre. Je trouve que c’est d’instrumentaliser cet enjeu-là qui doit être débattu et dont on doit encore discuter mais en dehors du contexte électoral




Le sociologue Joseph Yvon Thériault explique ce contraste par l’histoire différente du Québec et du reste du Canada, de même que la proximité culturelle du Canada anglais avec les États-Unis. Le blackface est né au sud de la frontière au XIXe siècle, où les spectacles de minstrels permettaient à des acteurs blancs de se moquer des Afro-Américains avec un accent ridicule ou des comportements enfantins. La société américaine s’est construite autour de l’esclavage et de son abolition et le phénomène du blackface y a été structurant, explique M. Thériault. Au fil des décennies, le Canada et les pays anglo-saxons se sont américanisés. La sensibilité au blackface s’est importée. Mais le Québec s’est davantage construit en miroir à la France, dont le passé colonialiste n’a pas compté le même épisode d’esclavage en terre française qu’aux États-Unis, note M. Thériault. « La notion est moins prégnante » au Québec, dit-il.


Le professeur associé de sociologie à l’UQAM rappelle que le blackface visait à l’origine à se moquer des esclaves, mais que l’intention n’importe plus. Tout déguisement accompagné d’un blackface « est devenu inacceptable, inadmissible », observe-t-il, même s’il s’agit d’un costume d’Halloween ou de théâtre. « Mais en soi, historiquement, ce n’était pas du blackface parce que le blackface était vraiment une dérision du noir. »


Le député libéral Greg Fergus, qui préside le caucus des élus noirs, estime que c’est une erreur de mettre dans le même panier un blackface visant à ridiculiser les noirs et un costume d’Halloween même si, dit-il, ledit costume est aujourd’hui « déplacé ». « Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il faut avoir des nuances sinon, si on traite tout le monde de raciste, le mot va perdre tout son sens. »


Photo: La Presse canadienne / West Point Grey AcademyJustin Trudeau s’est déguisé en sultan pour une soirée costumée quand il était enseignant à Vancouver, en 2001.

Micheline Labelle, professeure émérite de sociologie à l’UQAM, est du même avis et accuse les partis d’être tombés dans « l’opportunisme politique de bas étage en parlant de racisme ». « Le racisme, ce n’est pas ça. C’est une idéologie structurée qui s’exprime dans les préjugés, dans les comportements concrets ou dans la violence ou la ségrégation raciale. »


Le rappeur Webster, alias Aly Ndiaye, qui avait beaucoup commenté la controverse du spectacle SLAV, n’a pas voulu sauter dans la mêlée. Car il estime que le cas Trudeau fait tout un tollé simplement à cause de la campagne électorale, alors que des dénonciations passées sont restées pratiquement ignorées. « Je ne veux pas contribuer à cette controverse dans ce cadre. Je trouve que c’est d’instrumentaliser cet enjeu-là qui doit être débattu et dont on doit encore discuter, mais en dehors du contexte électoral », a-t-il fait valoir.


Des excuses acceptées


Bien que des cas récents de blackface aient fait scandale (Mario Jean peint en noir au Gala des Oliviers 2013 pour imiter Boucar Diouf ; une imitation de Gregory Charles au Bye Bye de la même année ; une autre de PK Subban au spectacle 2014 revue et corrigée), la sensibilité au phénomène est apparue au Canada au cours des dix ou quinze dernières années selon le professeur Thériault. « Je trouve surprenant que M. Trudeau s’excuse pour un geste d’il y a 20 ans, parce qu’il y a 20 ans la réception n’était pas comme aujourd’hui. »


L’empathie face au blackface reste en outre liée davantage aux milieux politique, journalistique, littéraire et universitaire, selon le sociologue, et ne trouve pas le même écho dans la population. « Il y a une culpabilité qui s’est installée dans les milieux intellectuels qui provient de quelque chose de réel, d’un processus de colonisation qui doit être décrié et condamné, mais qui fait en sorte que ce processus est allé probablement trop loin. D’où cette coupure entre les élites et le peuple. »


La Ligue des Noirs du Québec, le Conseil national des musulmans canadiens et le groupe Canadians United Against Hate ont tous accepté les excuses de Justin Trudeau, prononcées mercredi soir peu après la diffusion de la première photo. La Ligue des Noirs du Québec a même sommé M. Trudeau de ne plus répondre aux questions sur le sujet, défendant son bilan au gouvernement et arguant qu’il ne s’agissait de rien de plus que d’une « tempête dans un verre d’eau ».


Le maire de Calgary, Naheed Nenshi, qui est musulman, a accusé le coup de la photo de M. Trudeau comme « un coup de poing ». Elle lui a rappelé le racisme vécu toute sa vie et que même les gens qu’il admire et respecte « ont besoin d’encore un peu d’éducation ». Il n’estime toutefois pas que ces incidents auront une incidence importante sur l’élection. « Les gens se sont déjà fait une tête sur ces enjeux. »



Avec Hélène Buzzetti




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