Il est évident que les Etats-Unis tentent de maintenir par tous les moyens leur suprématie mondiale militaire, politique, financière et économique. Mais il est tout aussi évident que cette domination n’est plus ce qu’elle était avec son affaiblissement économique et financier relatif mais surtout son impossibilité à assumer la suprématie militaire d’autrefois. La part des Etats-Unis dans la production mondiale est passée en quarante-cinq ans de 55 % à 20 %. Depuis l’échec du Vietnam, toutes les opérations militaires des Etats-Unis se sont soldées par des enlisements et des retraits laissant derrière eux un chaos d’instabilité meurtrière. Toute cette politique de « puissance » se traduit sur le plan intérieur par une dégradation générale qui touche non seulement l’ensemble des services publics (1) mais l’ensemble des conditions de vie. Si ceux qui ont pu conserver un travail doivent se battre pour conserver le peu d’avantages qu’ils peuvent encore avoir, les laissés-pour-compte chez les prolétaires ou ex-prolétaires connaissent sans pouvoir y remédier une descente aux enfers qui touche tout autant les « petits blancs » que les minorités noires ou migrantes.
Le quotidien britannique The Guardian (2) citait récemment la revue conservatrice américaine National Review, comme exemple d’attaque contre « la classe ouvrière blanche » qui serait le cœur de l’électorat de Donald Trump. Dans un article titré « Father Führer », elle décrivait ainsi la situation des prolétaires américains dans les régions les plus déprimées comme les Appalaches et le Rust Belt (3), ce qu’il appelle les « communautés déclassées » dépendant totalement du Welfare (4) :
« Il ne leur est rien arrivé. Ils n’ont pas subi de terrible désastre. Il n’y a pas eu de guerre, de famine, d’épidémie de peste ou d’occupation étrangère… La vérité sur ces communautés dysfonctionnelles tombées en bas de l’échelle est qu’elles méritent de mourir. Economiquement, elles constituent des actifs négatifs. Moralement, elles sont indéfendables. La sous-classe d’Américains blancs est sous l’emprise d’une culture vicieuse et égoïste qui produit principalement la misère et des seringues à héroïne usagées. (5) »
Un autre journaliste de la même revue (6) en rajoute une couche :
« Pour le dire simplement, les Américains blancs prolétaires se suicident et détruisent leurs familles à un rythme alarmant. Personne ne leur impose de le faire. Ce n’est pas l’économie qui leur met une bouteille entre les mains. »
Les communautés déclassées sont partout aux Etats-Unis, pas seulement dans les Appalaches ou le Rust Belt. Depuis trente-cinq ans, la classe ouvrière a été décimée. Les dirigeants des entreprises disposaient des moyens les plus sophistiqués. La classe ouvrière n’avait que ses bras. Elle a tout perdu et ne pouvait compter que sur elle-même.
Les conséquences en sont visibles dans presque chaque ville ou comté rural, et pas seulement dans le Nord industriel ou les collines du Kentucky. Une petite ville de Floride édifiée autour de deux usines de jus d’orange a vu disparaître la première en 1985 et la seconde en 2005.
Dans le quartier de Lackawanna à South Buffalo (Etats de New York), les familles doivent encore se remettre de la fermeture d’une vieille aciérie. Il y en avait bien d’autres autrefois, qui apportaient à la communauté emploi et stabilité. Les usines désaffectées servent maintenant d’entrepôts. A Utica (Etat deNew York), une usine de General Electric est fermée depuis plus de vingt ans, tout comme le bistrot où les ouvriers passaient souvent la nuit. Bien des emplois sont partis ailleurs. Les nouveaux emplois sont moins payés et ne garantissent guère d’avantages sociaux. Les gens sont nombreux à jouer au casino pour tenter de glaner quelques dollars de plus.
Quand on pénètre dans ces communautés déclassées après avoir quitté quelques bulles de prospérité comme Manhattan, Los Angeles, la Virginie du Nord ou Cambridge, il suffit d’écouter les gens qui n’ont que leurs mains pour vivre pour entendre une frustration uniforme et une anxiété permanente. Dans un pays qui recèle tant de richesses, un pourcentage important de la population essaie tout simplement de ne pas sombrer… La frustration n’est pas une nostalgie mal placée – les statistiques économiques le confirment. Au cours des trente-cinq dernières années, les revenus ont stagné – sauf pour les très riches –, et de plus en plus de gens recherchent des emplois de de plus en plus rares. Les postes de travailleurs manuels dans l’industrie ont été les plus durement touchés, tombant de 18 millions à la fin des années 1980 à 12 millions aujourd’hui.
Ce n’est pas seulement une question de perspectives et d’emploi. Culturellement on assiste au développement de deux types d’Américains qui s’éloignent de jour en jour l’un de l’autre. Cette différence est manifeste dans l’éducation. La seule voie offerte à la classe ouvrière pour sortir de sa condition est une formation supérieure. Pourtant dans les meilleurs établissements on trouve très peu d’étudiants issus des couches sociales à faibles revenus, sauf pour les rares vivant dans des villes comme New York, Los Angeles ou Boston. Les différences sont aussi très marquées dans la santé ainsi que dans le domaine social – mariage, famille et lieu de résidence. Cette différence croissante a alimenté et cautionné les considérations péjoratives concernant la classe ouvrière blanche, la marginalisant et l’isolant encore plus. Si vous fréquentez des bureaux à New York vous pouvez entendre couramment des plaisanteries sur le « white trash » (racaille blanche), le « trailer trash » (racaille de mobile home), les « rednecks » (péquenots). A la télévision, on retrouve les mêmes moqueries vulgaires sur leur comportement, leur habillement, etc.
Alors que leur isolement grandit et que les chances de trouver un boulot diminuent, s’installe l’usage des drogues. Les Etats-Unis, et particulièrement la classe ouvrière blanche, sombrent dans une épidémie de drogue qui tue chaque année de plus en plus de gens. En dix ans, le nombre de morts dus à l’usage des drogues a doublé (7).
D’une certaine façon, on peut dire que les communautés noires ou latinos sont moins concernées par ce type de dégradations de leur situation sociale, accoutumées qu’elles peuvent être à une situation non seulement précaire mais marquée par le racisme et l’ostracisme, qui n’implique pas la perte brutale d’un statut économique et social.
Pourquoi une telle misère n’entraîne-t-elle pas de révoltes soit locales, soit globales, de ceux qui la subissent de concert avec par exemple les précaires dont la situation sociale n’est guère plus enviable ?
Avant de tenter de répondra à cette question il nous semble important de donner quelques chiffres qui relativisent les données que l’on jette ici ou là pour décrire la situation économique et sociale aux Etats-Unis. De 1971 à 2016, en quarante-cinq ans, la population est passée de 210 millions à 320 millions, soit une augmentation de 50 %. Sur cette même période, le PIB global est passé de 1 167 milliards de dollars à 17 500 milliards de dollars, soit quinze fois plus. Ainsi, le PIB par tête sur la même période a été multiplié par 10. Cette augmentation théorique de la richesse individuelle ne correspond nullement à la répartition de ces richesses entre capital et travail et, dans la partie dévolue à ceux qui vendent leur force de travail, à sa répartition entre les différentes couches sociales.
Il existe bien une érosion historique du taux d’exploitation du travail à partir de 1965, mais il remonte aux années Clinton. Le taux d’exploitation baisse en période de fin de cycle et de crise (1998-2002 et 2007-2009), mais ne cesse ensuite de se redresser pour rejoindre en 2006 les niveaux des années 1960, puis les dépasser en 2012-2013.
Non seulement le taux de plus-value augmente, mais s’accroît aussi la part de cette plus-value prélevée par le capital. Après exclusion du revenu des salariés les mieux payés du calcul de la masse salariale, la chute de la part du travail est plus marquée aux États-Unis. Dans les années 1990 et 2000, l’érosion de la part du travail est de 6 points en pourcentage (8).
L’ensemble entraîne des déplacements dans la répartition des revenus entre les différentes classes et couches sociales. L’importance de ces mutations dans la population américaine est donnée par une comparaison de la composition sociale d’après les revenus en 1971 et 2015 : la tranche moyenne est passée de 61 % à 50 % (120 millions), celle des revenus inférieurs s’est accrue de 25 % à 29 % (121 millions) et celle des revenus supérieurs de 14 % à 21 % (9).
Si l’on considère l’importance prise au cours des décennies passées par les mutations géographiques des industries et le développement du secteur des services, on peut voir que la délocalisation des emplois a également entraîné les délocalisations de la croissance et du pouvoir d’achat des consommateurs. Tout déplacement des activités industrielles du grand Nord-Est vers le Sud s’accompagne d’une baisse des rémunérations, d’une diminution des avantages sociaux et d’une dégradation des conditions de travail. Le ralentissement de l’économie est tout aussi marqué en 2016 : tous secteurs confondus, le nombre de licenciements a augmenté de 35 % en avril par rapport à mars ; dans les quatre premiers mois de 2016 ces licenciements ont atteint 250 000, le plus haut niveau depuis 2009. Il est difficile d’interpréter les chiffres donnés au jour le jour tant pour le nombre des licenciements que pour le montant des salaires. Après la chute des cinq premiers mois de 2016, près de « 300 000 nouveaux emplois auraient été créés ». Les salaires auraient augmenté de 2,6 % en un an, mais cela pourrait être dû à une pénurie de travailleurs qualifiés. Les économistes tablent sur le risque d’une nouvelle récession au cours des douze prochains mois (10).
« L’économie américaine fut enterrée lorsque les emplois des classes moyennes furent délocalisés et le système financier dérégulé
Les délocalisations ont profité aux cadres supérieurs et aux actionnaires car la baisse des coûts du travail a augmenté les bénéfices. Ces bénéfices sont arrivés jusqu’aux actionnaires sous forme de plus-value tout en profitant aux dirigeants sous forme de “bonus de performance”. Wall Street a quant à elle bénéficié de la hausse sur les marchés engendrée par l’augmentation des bénéfices.
Cependant, la délocalisation des emplois a également entraîné la délocalisation de la croissance et du pouvoir d’achat des consommateurs. Malgré les promesses d’une “nouvelle économie” et de meilleurs emplois, les emplois de substitution consistent de plus en plus en des postes à temps partiels, des emplois mal payés dans les services, par exemple vendeur, serveuse ou barman.
La délocalisation des emplois industriels et dans les services qualifiés vers l’Asie a stoppé la croissance de la demande aux Etats-Unis, décimé les classes moyennes et engendré des perspectives d’emploi insuffisantes pour les diplômés de l’enseignement supérieur qui sont alors dans l’incapacité de rembourser leurs prêts étudiants. L’échelle de la promotion sociale qu’offraient les États-Unis en tant que “société des opportunités” a été vendue pour des profits à court terme (11). »
Comment toutes ces catégories d’une classe sociale (ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre) peuvent-elles maintenir leur position économique et sociale et lutter contre les empiètements constants du capital pour réduire la part de la plus-value concédée aux exploités ou au soutien social de ceux dont nous venons d’exposer la détresse ?
Pour tous ceux qui sont tombés dans la misère la plus noire, la réponse est claire : leur situation et leur dispersion font qu’ils n’ont aucun levier pour promouvoir une quelconque révolte sociale. C’est cette impuissance insurmontable qui les entraîne vers la dégradation sociale qui a été esquissée ci-dessus.
Par contre les travailleurs précaires de toutes sortes tentent au moins d’obtenir une amélioration financière.
Le combat pour 15 dollars de l’heure
Comme le souligne un commentateur, ce combat est un « symbole de tout ce qui va mal dans l’économie » (12). Commencé il y a quelques années avec des luttes dispersées contre les chaînes de restauration rapide dont la principale était McDonald’s (13), il a culminé le 14 avril 2016 lorsque dans plus de 320 villes américaines les restaurants McDo ont vu des piquets de grève impliquant plusieurs dizaines de milliers d’exploités. Cette lutte s’est peu à peu étendue à tous les précarisés dans toutes les branches d’activité où la paie est souvent largement au-dessous des 15 dollars revendiqués (la recommandation de McDo à ses franchisés est un salaire de 10 dollars de l’heure fin 2016) (14).
Les 12 et 13 août devait se tenir à Richmond (Virginie) un congrès de milliers de travailleurs « bas salaires » qui vont tenter d’unifier le mouvement de tous ces salariés autour de deux revendications : les 15 dollars de l’heure et la constitution de syndicats. Mais les animateurs de ce mouvement (plus ou moins liés au syndicat SEIU) (15) comptent aussi regrouper les laissés-pour-compte de la société américaines qui sont aussi souvent ces exploités à moins de 10 dollars de l’heure dans la précarité la plus totale : les migrants de toutes sortes, protestant contre les violences policières, les Afro-Américains, les Latinos (plus de la moitié des Afro-Américains et les trois quarts des Latinos gagnent moins de 15 dollars de l’heure). « Les emplois précaires sont le reliquat de l’esclavage et ceux qui les occupent n’ont jamais fait partie de la classe moyenne (16).»
Si la revendication d’un minimum de salaire est relativement simple, dépendant du pouvoir fédéral et/ou de celui des Etats, il n’en est pas de même quant à celle d’une représentation syndicale. Dans le contexte actuel, une telle représentation est pratiquement impossible. Aux Etats-Unis, il n’existe pas de code du travail pas plus que de conventions collectives de branches. Il n’existe, pour un syndicat reconnu comme tel lors d’une procédure complexe, qu’un seul niveau de représentativité, celui de l’entreprise, et encore cette représentativité n’est-elle acquise, pour un seul syndicat, qu’après un vote majoritaire des salariés de l’entreprise. De fait, une telle représentativité ne peut pratiquement pas être acquise dans de très petites unités comme le sont les entreprises franchisées, et encore moins au niveau de la firme délivrant la franchise puisqu’il n’y a aucun lien juridique impliquant les salariés franchisés.
Pour que tous ces précaires puissent gagner une telle représentativité collective, il faudrait remanier le droit du travail aux Etats-Unis. Une telle situation fait que, présentement, le seul recours est la collectivisation de la grève pour contraindre les pouvoirs fédéral ou local à légiférer en imposant légalement le minimum de salaire.
L’avenir dira comment cela peut se développer.
La lutte de ceux qui ont un emploi couvert par une représentativité syndicale
Pour tous les exploités « protégés » les luttes se situent pour l’essentiel lors du renouvellement du contrat collectif de l’entreprise. Nous avons ci-dessus évoqué cette question : lorsque, à l’issue d’une procédure légale, un seul syndicat est reconnu représentatif dans une unité de travail, il doit ensuite signer avec l’employeur un contrat que s’applique à tous les travailleurs de cette unité. Mais ce contrat est toujours limité dans le temps, souvent entre trois et cinq ans, et il doit, à son terme, être renouvelé. Une telle disposition est favorable à l’entreprise, qui peut tenter de modifier les termes du contrat expiré pour l’adapter aux nécessités financières et économiques qui ont pu évoluer. Cette adaptation fait que dans cette période de crise l’entreprise propose la plupart du temps de réduire les avantages concédés dans le contrat expiré, avec souvent un chantage du genre : acceptez ou je ferme – ou délocalise ou sous-traite – tout ou partie de l’activité.
Il y a ainsi une multiplicité de conflits plus ou moins longs avec des grèves limitées ou de plus grande ampleur. Ils sont si fréquents et si nombreux qu’il est impossible de les citer tous, mais ils forment la trame de la lutte de classe aujourd’hui aux Etats-Unis. En 2016, 8 788 contrats arrivent à expiration, impliquant plus de 2 millions de travailleurs, et une bonne partie d’entre eux seront générateurs de conflits. Deux seuls exemples pour mesurer leur importance : celui des aciéries américaines en 2015-2016 et celui de la multinationale des communications Verizon en 2016.
Nous avons évoqué cette lutte dispersée dans les différentes aciéries du pays, soit dans nos colonnes (17), soit dans le bulletin Dans le monde une classe en lutte :
« 17 février 2016. Les 2 200 travailleurs de l’entreprise sidérurgique Allegheny Technologie Inc. (ATI) répartis dans six implantations différentes sont victimes d’un lock-out depuis six mois. Ils ont refusé un nouveau contrat présenté par le syndicat USW impliquant des concessions telles qu’un des travailleurs sidérurgiste a pu déclarer qu’elles “ramènent à la situation de 1930”. Le conflit s’insère dans un mouvement touchant l’ensemble des aciéries des Etats-Unis. Le syndicat a imposé la signature d’accords distincts, notamment avec la multinationale Arcelor, divisant la lutte unitaire. Seuls restent en lice les travailleurs lockoutés d’ATI et ceux de Sherwin Aluminum, dont les 450 ouvriers sont lockoutés depuis plus d’un an. Le but d’ATI est de sous-traiter plus de 40 % de sa force de travail à des employeurs de travailleurs non syndiqués. Les usines tournent au ralenti avec l’embauche “légale” de “travailleurs de remplacement”. Les grévistes peuvent toucher une allocation de 100 dollars (91 euros) par quinzaine; cette allocation a été divisée par deux fin 2015 ; elle cesserait d’être payée le 21 février 2016, mais un projet de loi de l’Etat pourrait la rétablir sans limitation. Le fonds de grève du syndicat USW alloue aux sections locales 100 dollars par mois distribués à la discrétion des responsables de la section. Le 23 février un accord a été conclu entre ATI et l’USW, mais le contenu n’en a pas été révélé ; il ne peut entrer en vigueur avec la fin du lock-out et de la grève que s’il est approuvé par la majorité des grévistes (18). »
La dernière grève importante autour du renouvellement du contrat concerne a multinationale des communications Verizon (téléphone, télécommunications, centres d’appel) qui, sur le territoire américain, exploite 40 000 travailleurs. Le contrat signé par deux syndicats (CWA et IBEW) (19) est parvenu à son terme en août 2015 et c’est seulement en avril 2016 que les syndicats ont finalement donné l’ordre de grève, le 13 avril, plus de huit mois après la fin du contrat. Les propositions de Verizon pour un nouveau contrat comportaient, en face d’une augmentation des salaires de 7,50 % sur plusieurs années, les habituelles restrictions concernant les assurances maladies et la retraite, mais surtout la fermeture de onze centres d’appel, le passage de certaines activités à la sous-traitance et une flexibilité totale de soixante jours par an pendant lesquels tout travailleur pourrait être déplacé dans un autre centre sur le territoire américain.
Le rejet par les travailleurs était évident et la grève s’imposait. Pourtant le délai imposé par les syndicats permit à Verizon de bien se préparer à la grève : la société embaucha 1 300 travailleurs non syndiqués, ouvrit des centres de formation pour les cadres et des jaunes, loua des hôtels pour loger ces derniers, etc. Pour Verizon, le nouveau contrat doit permettre de résoudre le problème posé par les changements de technologies entre le téléphone fixe et le mobile, qui se sont développées séparément avec des conditions de travail et de salaires différentes.
La grève fut très active, même radicale : des piquets de grève furent établis un peu partout dans les centres, y compris à l’hôtel de New York devant héberger les jaunes (mais Verizon obtint un jugement qui ordonna la levée de ce piquet). Verizon signala pas moins de 57 sabotages sans en préciser la nature. Des tentatives furent faites d’une extension auprès des implantations de Verizon à l’étranger. En mai, 1 700 travailleurs de l’entreprise concurrente AT&T de Californie entamèrent une grève de solidarité. C’est peut-être cet ensemble qui amena l’intervention de la Maison Blanche et la désignation d’un médiateur, ce qui conduisit à la signature par les syndicats d’un nouvel accord, sept semaines après le début de la grève.
Cet accord, en regard d’une augmentation de salaires de 11 % sur trois ans et l’annonce qu’il n’y aurait ni licenciement ni poursuites pour faits de grève, annule le projet de flexibilité, prévoit l’embauche de 1 300 travailleurs et le maintien de tous les centres, mais garde la réforme du financement des garantie maladie et retraite au détriment des travailleurs et une adaptation aux changements technologiques qui faciliteront les restructurations.
Habituellement, une fois le nouvel accord signé, la reprise du travail est conditionnée à son acceptation par un vote préalable de la majorité des travailleurs. Mais avant même ce vote, les deux syndicats concernés ordonnèrent la reprise du travail en arguant d’une victoire (de plus, cette précipitation par crainte d’un rejet prend effet au moment où les grévistes pouvaient faire valoir leur droit à des indemnités de chômage, ce qui leur aurait permis de prolonger la grève).
Au cours des six premiers mois de 2016, cette toile de fond des grèves ne s’est pas démentie : chez Boeing deux semaines de grève de 400 travailleurs, aux magasins Macy grève de 500 employés, chez un sous-traitant de DHL 200 travailleurs en grève, à Detroit 1 500 enseignants font la grève « maladie », etc.
Inexpliquée, cette grève sauvage dans le port de New York en janvier 2016. Les ports de New York et de New Jersey qui transfèrent chaque semaine 60 000 conteneurs sont bloqués le vendredi 29 janvier à 10 heures par une grève surprise sauvage de 100 dockers (sur 3 500 alors en activité). Le blocage des ports est total, ainsi que celui de plus de 200 camions (ceux qui amènent et évacuent les conteneurs). La régie portuaire déclare publiquement : « Nous ne savons pas pourquoi ils sont en grève. » De son côté, le syndicat des dockers, l’International Longshoremen’s Association, ordonne la reprise du travail en déclarant que les « différences » seront réglées. Il est en total porte-à-faux car ce sont ses membres qui font grève alors que les accords en cours interdisent la grève. Sous la pression (une enquête est diligentée pour déterminer et sanctionner les « meneurs ») et l’annonce de pourparlers, le travail reprend à 19 heures mais tout le trafic portuaire restera perturbé jusqu’au lundi, ce qui laisse penser que des résistances ont continué.
Les « différences » concernent en fait l’embauche des dockers, à la fois leur nombre et les conditions de recrutement. Cette embauche est soumise depuis des années à une commission spécifique officielle pour combattre l’infiltration de la mafia dans le syndicat et l’embauche des dockers : ce serait cette commission qui répugnerait à de nouvelles embauches qui ne se font qu’au compte-gouttes et aux contrôles poussés sur la vie des postulants. Au-delà, la grève viserait aussi la sous-traitance plus ou moins acceptée par le syndicat.
La montée de mouvements de résistance divers mais interdépendants
Le 20 septembre, pour le quatrième anniversaire d’Occupy Wall Street (OWS), les ex du mouvement de 2011 et d’autres nouveaux se sont rassemblés à Zuccotti Park à New York, pas tant pour enterrer les morts que pour tenter de voir quelle pouvait avoir été l’incidence de leur mouvement, qui s’était étendu à l’échelle des Etats-Unis, et ce qu’ils pouvaient revendiquer dans la situation présente du pays.
Une bonne partie des commentateurs soulignent une sorte de convergence d’un tas de mouvements d’opposition qui ont émergé depuis ou ont trouvé un sang nouveau dans un activisme renouvelé. On peut relier, dans une telle perspective aussi bien la forme légale dans la montée politique de Bernie Sanders que le radicalisme d’action directe dans l’assassinat de trois policiers à Bâton Rouge (Louisiane) en représailles des meurtres impunis de jeunes Noirs par des policiers.
Ces commentaires vont jusqu’à attribuer ce qu’ils considèrent comme une reprise des luttes ouvrières à ce que le mouvement OWS aurait diffusé à travers le pays. C’est inverser l’ordre historique des événements.
La crise et l’ensemble des attaques du capital pour protéger et accroître sa rentabilité touchent l’ensemble des classes exploitées mais d’une manière différente. Le mouvement OWS n’est pas l’initiateur des résistances des autres catégories d’exploités : il n’en est qu’une des formes d’expression et d’action d’une partie de ces exploités, ceux que l’on qualifie de « classe moyenne » en raison de ses revenus et de la stabilité d’emploi. Mais la réalité sociale des années écoulées montre que la frontière entre ces classes moyennes et ceux que l’on qualifie de précaires est très ténue et que l’on descend aisément dans la catégorie « inférieure ». Tous ces mouvements sont interdépendants car ils découlent d’une même situation dans le grand processus de l’exploitation de la force de travail.
Le mouvement OWS a pu prendre cette dimension parce qu’il se situait dans un ensemble même s’il était l’expression d’une partie de cet ensemble. Le « sang nouveau » qui effectivement se déverse aujourd’hui dans des secteurs aussi différents ne doit à ce mouvement temporaire que d’avoir exprimé ouvertement ce qui était latent à tous les niveaux de la domination capitaliste. Il n’appartient à aucune de ces fractions d’être l’initiatrice d’un mouvement plus global et plus radical qui peut surgir d’un événement touchant une fraction quelconque des exploités.
L’avenir dira quel sera alors l’élément unificateur.
H. S.
NOTES
(1) Un article du Monde (5 juillet 2016) donne la mesure de cette dégradation de l’état des ponts et des routes. L’Etat du New Jersey, proche de New York, a suspendu, faute de moyens, tous les travaux publics concernant les infrastructures routières. Pour tout le pays, il faudrait 900 milliards de dollars (817 milliards d’euros) pour remettre en état ces infrastructures. L’incidence annuelle de cette situation serait de 160 milliards de dollars (145 milliards d’euros) comprenant 7 millions d’heures perdues dans les retards et embouteillages de tous les transports en commun, lesquels sont eux-mêmes dans une situation financière catastrophique.
(2) The Guardian, Chris Arnade, 24 mars 2016.
(3) Rust Belt (la ceinture de rouille) est le nom donné aujourd’hui à tout le Nord-Est des Etats-Unis comprenant la région des Grands Lacs, New York et les Appalaches – ce fut dans les années 1950 le cœur de l’industrie américaine axée sur le charbon et l’acier, connu alors sous le nom de « Factory Belt ». Son déclin a commencé à la fin des années 1950 et s’est accéléré avec la crise de 2009. Sa population a diminué entre 10 % et 30 %. Les Appalaches sont une chaîne de montagne longue de 2 000 km parallèle à la côte Atlantique qui fut, grâce au charbon et autres ressources minières et ses industries sidérurgiques, un des éléments centraux de cette prospérité disparue.
(4) Le Welfare, système d’aide sociale, est complexe avec des interférences entre un mélange de politique publique et privée aux niveaux fédéral, des Etats et même des comtés. Depuis les années 1980 (présidence de Reagan) la tendance est au transfert des « charges sociales » des services fédéraux vers les Etats et du public vers le privé (celui-ci étant subventionné en partie par l’Etat fédéral et par les Etats, en partie par les fondations). De plus en plus, pauvres et SDF doivent se tourner vers les ONG ou autres « charities» dont l’activité n’est pas seulement une redistribution des revenus mais aussi un moyen de contrôle social. Le Welfare public comprend surtout les aides familiales, la santé pour les vieux (Medicare) et pour les nécessiteux (Medicaid). De plus en plus, le Welfare basé sur le manque de ressources est transféré sur le Workfare qui conditionne les aides à un minimum de travail. C’est ainsi qu’une des pièces maîtresses du Welfare, les Food Stamps (Supplement Nutrition Assistance Programme, tickets de repas) est conditionné depuis 1996 (présidence de Clinton) par l’obligation d’exercer un travail, payé ou bénévole, ou une formation, pendant 80 heures par mois ; l’application stricte de cette mesure dans 21 Etats en janvier 2016 aurait entraîné la radiation de plus d’un million de récipiendaires sur les quelque 5 millions de personnes bénéficiant de cette forme d‘aide sociale dans ces Etats, sur un total national de 25 millions de bénéficiaires.
(5) « Father Führer», National Review, mars 2016.
(6) David French.
(7) The Other Side, film récent (2015) du réalisateur italien Roberto Minervini tourné dans le Deep South, en Louisiane, donne une image saisissante de cette décomposition sociale. Les chiffres officiels du chômage ne correspondent nullement à la réalité. Plusieurs économistes soulignent que le taux de chômage serait, en incluant toutes les personnes « privées d’emploi », de 23 % de la population active (John Williams sur shadowstat.com). En avril 2016, seulement 63 % des Américains en âge de travailler occupent un emploi ou en recherchent un (Le Monde, 9 mai 2016).
(8) Perspective de l’emploi de l’OCDE 2012.
(9) Courrier International, 13 avril 2016.
(10) Le nombre des licenciements tous secteurs confondus a augmenté de 35 % en avril par rapport à mars (Le Monde, 9 mai 2016). Aux Etats-Unis l’emploi repart mais les doutes demeurent (Le Monde, 11 juillet 2016). « Shortage of skilled workers to drive US wages higher as population ages » (Financial Times, 20 avril 2016).
(11) « The US Economy Has Not Recovered and Will Not Recover », article de l’économiste Paul Craig Roberts (ancien sous-secrétaire au Trésor de l’administration Reagan), publié le 18 février 2016 sur son blog www.paulcraigroberts.org/2016/02/18/expanded-version-the-us-economy-has-not-recovered-and-will-not-recover/ – Voir une traduction intégrale sous le titre « La vérité glaçante sur les Etats-Unis » sur http://www.insolentiae.com
(12) The Washington Post, 2 juillet 2016.
(13) « McDonald’s hit by mass pickets over wages » (Financial Times, 15 avril 2016).
(14) Cette lutte était difficile à cause du système de franchises qui fait que chaque unité peut avoir des conditions différentes de travail et de salaire. On n’est pas salarié de McDo mais d’un employeur X qui a la franchise d’exploitation sous l’étiquette McDonald’s.
(15) Service Employees International Union (SEIU) fait partie de l’organisation Change to Win qui avec les Teamsters et United Farm Workers, s’est retirée en 1950 de la confédération AFL-CIO et n’y est toujours pas revenu. Ce syndicat joua un rôle important dans la grève des employés d’hôtels, résidences et d’entretien de bureaux qui, partie de Californie, s’étendit en 2006 à tous les Etats-Unis.
(16) « Minimum wage crusaders are holding convention to talk about racism », de Jim Tankersley (The Washington Post, 21 juillet 2016).
(17) « Acier et charbon, sidérurgie et mines, un nouveau contrat social », Echanges n°155 (printemps 2016).
(18) Dans le monde une classe en lutte, avril 2016.
(19) CWA : Communication Workers of America, IBEW : International Brotherhood of Electrical Workers.
source: http://spartacus1918.canalblog.com/archives/2016/09/09/34295563.html
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