Les relations entre la France et la Russie ne sont pas bonnes aujourd’hui. En témoigne, et ce n’est que l’un des indicateurs, la baisse de la part de la France dans le commerce extérieur de la Russie qui est passée de 3,87% à 2,44% et de la 10ème à la 14ème place. Pourtant, certains rêvent de faire pire.
L’interview donnée dans le journal Le Monde par l’ancien Président de la République (1), M. François Hollande, en témoigne. Il demande ainsi que l’on « menace la Russie » : « La Russie se réarme depuis plusieurs années, et si elle est menaçante, elle doit être menacée » a-t-il ainsi écrit. Quand on se rappelle le bilan calamiteux de son mandat, en particulier sur la politique étrangère, on ne peut être que surpris. Voici un homme qui sera passé en un article du pleutre au pitre.
C’est dans ce contexte qu’il convient de lire, avec attention, l’ouvrage publié en décembre 2017 par Hélène Carrère d’Encausse Le Général de Gaulle et la Russie (2).
Un livre important
Cet ouvrage est construit en trois parties, qui s’éclairent les unes les autres. L’auteur a choisi un plan chronologique pour les deux premières parties, ce qui est amplement justifié. La troisième est une réflexion sur le processus de « détente », processus auquel le général de Gaulle tenait temps, et qu’il fit tout pour enclencher. Madame Carrère d’Encausse utilise, et confronte, les sources françaises, qui sont nombreuses, car l’entourage du général De Gaulle a été assez prolixe en mémoires, avec des sources issues de publications ou des archives russes et soviétiques. Certaines de ses dernières datent de 1983, comme le recueil des textes échangés entre 1941 et 1945. D’autres sont plus récentes, comme l’article de Mikhail Lipkin, consacré au voyage que de Gaulle fit en Union soviétique en 1966 et à ses suites ou les ouvrages de Moltchanov et d’Obitchkina, l’un et l’autre parus en 2016. C’est ce qui confère à cet ouvrage son intérêt particulier car il nous donne à voir la politique du général De Gaulle non seulement du point de vue français mais aussi du point de vue soviétique. Surtout, ce livre montre de manière très claire que de Gaulle lutta, contre les Etats-Unis mais aussi parfois contre l’Union soviétique, pour imposer la vision d’un monde multpolaire.
La France Libre, entre Roosevelt, Hitler et Staline
La première partie porte donc sur les relations du général De Gaulle avec l’Union soviétique de 1940 à 1946. Cette partie insiste sur la combinaison de préventions, existant d’un côté comme de l’autre, mais aussi sur les raisons profondes qui allaient conduire, fin 1944, sur le « Traité d’alliance et d’assistance mutuelle ».
De l’existence des divergences politiques, l’un et l’autre partie tirent la conclusion qu’elles ont besoin de cet allié encombrant, difficile, mais néanmoins nécessaire. Car, pour le général de Gaulle, à juste titre obsédé par la nécessité de rétablir la France à sa place et dans son rang, craignant à raison le projet américain d’administration directe de la France libérée (l’AMGOT), l’alliance avec l’URSS — ou plus précisément comme il la voyait avec la Russie — était une nécessité absolue. A cela s’ajoutait une vision pour l’après-guerre, où de Gaulle estimait que « l’alliance de revers » était pour la France la meilleure méthode pour contenir l’Allemagne. De la même manière, pour Staline et les dirigeants soviétiques, la reconnaissance de la France Libre peut permettre de diversifier les relations avec les autres alliés occidentaux.
L’apothéose de cette relation, complexe, traversée de conflits et de coup de théâtres, fut le voyage en URSS du général de Gaulle en décembre 1944. Ce voyage donna lieu à la signature du « Traité d’alliance et d’assistance mutuelle ». Ce dernier devait rapidement s’avérer mort-né, en raison du début de la guerre froide. Mais, les raisons qui, d’un côté comme de l’autre, avaient conduit à sa signature perduraient. Ce traité allait en un sens paver le chemin qui serait suivi après 1958. Et l’on ne peut être que frappé par la prescience de long terme de la vision du général de Gaulle sur un certain nombre de points.
La France souveraine en action
La seconde partie traite des relations avec l’URSS après le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Ces relations sont tout d’abord hypothéquée d’une part par la volonté du général de faire avancer la réconciliation franco-allemande (à un moment où l’URSS tente de faire reconnaître la RDA) et d’autre part l’extrême fermeté que le général de Gaulle montra à chaque fois qu’une crise éclata, comme à Berlin ou à Cuba. Mais, les soviétiques découvrirent aussi l’ampleur des différents qui opposaient de Gaulle aux dirigeants américains, tout comme ils étaient eux-mêmes confrontés à des divergences majeures avec les dirigeants chinois.
Le retrait de la France des organes intégrés de l’OTAN va alors accélérer un processus de rapprochement réciproque, processus qui — pour les soviétiques — est aussi lié au programme des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) dont la France entend disposer. Le premier de ces sous-marins ne ferra sa première patrouille qu’en 1971, soit deux ans après le départ du général de Gaulle du pouvoir. Mais, le programme lui-même a atteint un point de non-retour à la fin de 1965. L’indépendance stratégique de la France va ici s’avérer un facteur de paix.
On n’en est certes pas là en 1966, quand le général de Gaulle fit son second, et célèbre, voyage en URSS. Mais il est clair que l’émergence de la dissuasion nucléaire a changé radicalement et la manière des soviétiques de percevoir la France, et la manière dont de Gaulle perçoit l’ordre international. Le temps est venu de la « détente », et le mot fera date, et même si des oppositions majeures continuent d’exister, les contacts économiques, scientifiques et culturels peuvent se développer. Les événements des années 1980 allaient confirmer les analyses du général de Gaulle. En ce sens, ce fut bien de Gaulle et non Raymond Aron qui sut penser avec réalisme et intelligence la seconde moitié du XXème siècle.
La nécessité du monde multipolaire
Les intuitions, mais aussi les analyses solidement appuyées sur l’histoire, la géographie et la culture, du général de Gaulle ont été validées par l’histoire. Fondamentalement, son idée maitresse que le retour de la France au premier rang des puissances mondiales serait un facteur de paix, que l’acquisition par la France de la dissuasion nucléaire, en brisant le duopole de fait entre américains et soviétiques, serait un facteur de libération progressif en Europe, a été vérifiée par l’histoire. C’est un point important à rappeler aujourd’hui alors que l’on tend à réécrire l’histoire de la guerre froide et à magnifier le rôle de la construction des institutions européennes (de la CEE à l’UE), alors que ces institutions ne jouèrent en réalité AUCUN rôle dans les processus qui allaient avoir lieu à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Ce qui est central c’est que l’idée d’un monde multipolaire est essentielle à la paix et à la sécurité européenne. Il fallait « En finir avec Yalta ».
Non qu’il faille se bercer d’illusions quant aux conflits d’un monde « multipolaire » ou tout simplement au conflit pour l’émergence d’un tel monde. Mais, ces conflits sont infiniment moins graves et moins menaçants que ceux résultants d’un monde bi ou unipolaire. Alors que se précise la perspective d’un affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, cette idée du monde multipolaire retrouve aujourd’hui toute son importance. Mais, pour que le monde soit véritablement multipolaire, il faut que la France s’émancipe de la double tutelle de l’OTAN et de l’UE et affirme avec force que l’Europe n’est pas la somme des « institutions européennes », que l’Europe n’est pas l’UE, mais doit redevenir cette Union des nations souveraines qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.
Jacques Sapir
18 mars 2018
(1) Voir http://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/12/hollande-quel-est-cet-allie-turc-qui-frappe-nos-propres-allies-avec-le-soutien-de-groupes-djihadistes_5269351_3210.html et http://www.lejdd.fr/politique/francois-hollande-3597218
(2) Carrère d’Encausse H., Le général de Gaulle et la Russie, Paris, Fayard, 2017, 258p + annexes.