David Leroux sur la piste d'un populisme québécois

Il faut lire ce livre

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« Je ne sais pas si les souverainistes, tels qu’ils sont devenus, parviendront à s’approprier politiquement cette pensée. »


C’est seulement le manque de temps qui m’a empêché, à l’automne 2018, de consacrer à Anesthésie générale (Chateau d'encre, 2018) la recension que ce livre méritait. Cet ouvrage, le premier de David Leroux, apportait pourtant une contribution originale à la pensée souverainiste et plus largement, à la réflexion sur la question nationale. On en résumera l’esprit ainsi: Leroux croit que la renaissance du souverainisme est indissociable de ce que la politologie nomme plus ou moins habilement la poussée du populisme. Car contrairement à ceux qui maudissent cette formule, et trop souvent, le peuple auquel elle réfère, Leroux s’en réclame positivement. Pour lui, le populisme est l’avenir du nationalisme québécois – à tout le moins, il est indissociable de son avenir. Il a d’ailleurs développé sa réflexion quelques mois plus tard, en février 2019, dans un texte programmatique paru dans L’Action nationale, une revue à laquelle il collabore depuis plusieurs années et dont il est un des contributeurs particulièrement apprécié, à la fois pour la qualité de sa pensée et de sa plume.   


Plongeons dans le livre qui prend une importance particulière dans le contexte politique actuel. Leroux, comme le titre de l’ouvrage l’indique, cherche à comprendre l’engourdissement collectif qui s’est emparé du Québec pendant plus de quinze ans, au lendemain de l’échec référendaire de 1995. Il le fait à la lumière d’une réflexion bien informée sur la culture politique québécoise qu’il accompagne d’une méditation relevant de la philosophie politique sur ce que Philippe Muray appelait l’empire du Bien – Leroux, en d’autres termes, veut situer la question nationale dans notre époque. Comment expliquer, au fil de notre histoire, les échecs à répétition de nos tentatives de rupture avec l’ordre fédéral canadien, qui repose, même si on a tendance à l’oublier, sur une domination d’origine coloniale qui s’est davantage institutionnalisée qu’elle n’a été surmonté. Leroux note bien comment le fédéralisme canadien a tout fait pour dissimuler la nature de cette domination derrière un discours libéral-libertaire qui se réclame de la tolérance et de l’ouverture pour mieux oblitérer l’existence du peuple québécois.  


L’idéologie libérale-libertaire, que Leroux conspue, fonctionne à la manière d’un dissolvant universel. Au nom de l’émancipation des individus, qui prend concrètement la forme d’une atomisation du lien social, elle déconstruit les identités et les repères qui assuraient pourtant l’encadrement anthropologique du genre humain. C’est le règne de la table-rase, de la fluidité absolue des repères, des références inconsistantes. Cette société disloquée, qui s’interdit à elle-même de se représenter autrement qu’à travers la lutte des minorités-victimes contre la majorité tyrannique, entraîne des névroses nombreuses, visibles partout dans le monde occidental, mais particulièrement ressentie au Québec, où une conception débridée de l’idéologie de l’émancipation ne parvient pas à trouver de contrepoids significatif dans l’espace public. Il n’est pas impossible de voir dans ce consentement enthousiaste à la dissolution du collectif et de l’épaisseur historique de la nation un effet du retournement de la Révolution tranquille contre elle-même, entraîné par l’échec de l’indépendance.   


Leroux ne se laisse pas bluffer par les fausses promesses de l’époque qui se croit plus libérée que toutes les autres. «Derrière ce «tout est possible» que l’on devine dans les entreprises de déconstruction des identités de genre, de nation et de culture, se cache un danger fondamental pour notre capacité collective à penser l’avenir et à nous orienter en tant que peuples». La désincarnation du monde ne libère pas l’homme: elle le décharne et le mutile. L’individu postmoderne est un zombie triste qui absolutise une identité personnelle paradoxalement de plus en plus insaisissable. Il erre en même temps qu’il veut s’imposer partout au nom de ses droits. Leroux écrit aussi qu’au Québec, «le totalitarisme libéral s’installe sans être perçu comme une menace, mais plutôt, comme une libération providentielle de nous-mêmes et de notre souffrance existentielle collective». Il faudrait longtemps méditer cette réflexion qui nous rappelle que notre peuple a la tentation récurrente de voir son identité comme un fardeau dont il devrait se délivrer pour enfin se perdre dans une vision fantasmée de l’universel.   


Mais nous ne saurions consentir à ce mauvais sort et nous laisser endormir pour de bon dans une fédération canadienne que Leroux présente comme une «forme de mondialisme à petite échelle». S’affranchir du Canada, aujourd’hui, cela ne consiste pas seulement à rompre avec Ottawa mais à se soulever contre l’idéologie dominante qui pousse à la diabolisation des peuples. Et nous retrouvons ici l’intuition fondamentale de Leroux: le souverainisme doit se délivrer du progressisme technocratique et dépolitisant qui le condamne à l’impuissance. À toujours donner des gages au régime diversitaire, à multiplier à son endroit les gestes de soumission, il se neutralise. C’est un leurs travers: les souverainistes rêvent davantage de construire ici une société édénique, réconciliée, fleurie, immaculée, que de constituer un État indépendant pour permettre au peuple québécois d’exercer la pleine souveraineté chez lui. Ils préfèrent la pureté morale à la puissance étatique. Les souverainistes, nous dit Leroux, peinent à comprendre le pouvoir. Ils peinent aussi à comprendre le politique.  


Le souverainisme québécois est condamné à échouer de nouveau s’il ne porte pas au Québec, à sa manière, la révolte des peuples qui s’exprime à la fois dans la critique du supranationalisme et dans la quête traditionnelle de l’indépendance. «Il faut comprendre, dit Leroux, le malaise qui pousse les Britanniques et les Catalans à entreprendre de si grands bouleversements, sous l’angle particulier du Québec, de son histoire, de son rapport difficile à sa propre naissance au moyen de la conquête de sa souveraineté». Le souverainisme québécois ne saurait plus être une forme de pragmatisme effarouché devant la mobilisation des passions collectives. Au contraire: la colère des peuples est légitime. Ceux qui plaident pour l’État-nation ne se portent pas à la défense d’une forme historique périmée. Au contraire: ils se mobilisent pour conserver le cadre à travers lequel les peuples font l’exercice de la souveraineté et parviennent à poser leur identité historique comme norme collective.    


Je m’en voudrais de ne pas le dire: Leroux a cette capacité rare de voir le monde autrement qu’à travers les lunettes officielles imposées par le régime. Il y aurait bien d’autres choses à dire sur cet ouvrage hors de l’ordinaire, essentiel, qui traduit en termes québécois des questions qui traversent le monde occidental. Nul besoin d’en partager toutes les analyses et les conclusions – le démocrate libéral que je suis trouve son antilibéralisme exagérément sévère, pour le dire d’un euphémisme- pour en reconnaître la richesse et pour convenir que David Leroux est certainement un des penseurs les plus stimulants de ce qu’on appelle la nouvelle génération. Cela s’explique peut-être en partie parce qu’il mène sa vie intellectuelle à l’extérieur des institutions formatées qui définissent l’idéologie officielle. Mais cela s’explique aussi par sa vitalité intellectuelle bouillonnante, qui l’amène à penser les questions interdites, sans se soumettre aux tabous qui les écrasent. Je ne sais pas si les souverainistes, tels qu’ils sont devenus, parviendront à s’approprier politiquement cette pensée ou du moins, à en retenir certains fragments essentiels. J’en serais surpris. Je suis convaincu, toutefois, qu’ils devraient entrer en dialogue avec elle.  





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