Les crises linguistiques qui ont réveillé le Québec

Coups d’éclat autour du « Bill 63 »

« Bill 63 » - Il y a 40 ans -

Des manifestants grièvement blessés, des milliers et des milliers d’étudiants paralysent le réseau scolaire, émeutes et manifestations populaires vilipendent le gouvernement. Où sommes-nous donc? Au Québec, en 1968 et 1969. Il y a 40 ans, le 23 octobre, le projet de loi 63 (ou « Bill 63 ») du gouvernement unioniste de Jean-Jacques Bertrand était déposé à l’Assemblée nationale. Cette loi était sensé résoudre une crise en choisissant… le statu quo! Le peuple s’éveille, gronde et scande « Québec français! », car la situation est intenable : le gouvernement fait fi des revendications populaires. Comment en était-on arrivé là?
Saint-Léonard
Au cours des années soixante, un problème se profilait à l’horizon : les allophones de Saint-Léonard, dont les gens d’origine italienne formaient près de 60 % de la population, envoyaient leurs enfants à l’école anglaise dans une proportion de 90 %. Afin d’obtenir des cours unilingues intégralement en anglais pour leurs enfants, les parents italiens font de plus en plus pression sur la Commission scolaire. L’inquiétude monte chez les francophones de Saint-Léonard et c’est ainsi qu’ils fondent ce qui deviendra la Ligue pour l’intégration scolaire (LIS), avec à sa tête Raymond Lemieux. Ils revendiqueront l’unilinguisme français pour tous dans les écoles afin d’intégrer les immigrants à la société majoritaire. Ce sera le début de l’affrontement. Aux élections de la Commission scolaire de Saint-Léonard, au printemps 1968, la majorité des commissaires élus est partisane de la LIS.
« C’est un sujet chaud, la langue » – René Lévesque
Dans la nuit du 30 août 1968, des élèves s’infiltrent dans leur école secondaire Aimé-Renaud et l’occupent jusqu’au 5 septembre en revendiquant « Aimé-Renaud en français ». Les enseignants s’en mêleront en faisant du piquetage devant l’école sous occupation et leur président dira que « les classes anglaises de la CECM (Commission des écoles catholiques de Montréal), c’est le service de l’assimilation! », comme le rapporte Pierre Godin dans son livre La poudrière linguistique.
Le 5 décembre 1968, 3 000 manifestants dont 80 % sont des élèves du secondaire, font une attaque à la boule de neige sur le Parlement à Québec. Sur les pancartes, on peut lire entre autres : « Bertrand traître » et « Québec français ». Treize parmi les quinze personnes jetées en cellule ont moins de 20 ans.
À la rentrée scolaire de l’automne 1969, les tensions reprennent, et cette fois, de façon explosive. Le 3 septembre, la bagarre générale éclate entre des membres des deux regroupements de parents pendant une réunion de la LIS, alors qu’une centaine de parents italiens viennent empêcher Lemieux de parler.
Le 10 septembre, la LIS organise une manifestation, malgré que le chef de police la déclare illégale. Plus de 1 000 manifestants se présentent. Des gens d’origine italienne s’amassent pour une contre-manifestation et le tout finira en émeute… Le bilan est tragique : 100 policiers sur les lieux, 51 arrestations, 118 vitrines brisées, 100 blessés, dont 2 gravement, et 10 incendies.
Les réactions du pouvoir public
Le 9 décembre 1968, afin de régler les premières tensions de la rentrée scolaire de l’automne à Saint-Léonard, le premier ministre Jean-Jacques Bertrand avait déposé le projet de loi 85 qui mécontentait tout le monde et qui sera abandonné au printemps suivant. À la rentrée scolaire de l’automne 1969, le premier ministre se hâte de présenter à nouveau une loi pour répondre aux crises violentes que connaît la ville. Il dépose le projet de loi 63. Cette fois, le premier ministre fera passer son « bébé dont personne ne veut » coûte que coûte et quoi qu’en pense l’opposition parlementaire et extraparlementaire.
Les appuis au projet de loi 63
Les appuis sont concentrés principalement dans les milieux commerciaux et financiers anglophones. Soulignons qu’il y a un chevauchement au niveau des conseils d’administration du Board of Trade et de la commission scolaire anglophone de Montréal (CEPGM), et que c’est précisément ces deux acteurs qui feront en général le plus de pression publique. Outre l’argument de la primauté absolue du droit individuel sur le droit collectif, le CEPGM brandit la menace de fuite de capitaux, tandis que le Board of Trade avance que « la création d’un système d’enseignement totalement unifié aurait un effet inhibiteur sur la croissance économique de Montréal et de la province de Québec. »
Manifestations et échauffourées : le « Bill 63 » soulève l’ire de la population
Dès le dépôt du projet de loi 63 à l’Assemblée nationale, l’insatisfaction est massive et rapide. Un sondage publié dans Le Devoir du 7 et 10 novembre 1969 indique que chez ceux qui ont répondu pour ou contre le « Bill 63 », 72 % des jeunes francophones sont contre.
Au Parlement, il y a opposition avec en tête René Lévesque, qui est accompagné des députés Yves Michaud, Jérôme Proulx et Antonio Flamand. Proulx dira que le « Bill 63 » place les choix individuels au-dessus du « bien-être de la collectivité et des intérêts supérieurs de la nation ». Pour sa part, Lévesque avance qu’« en refusant d’adopter une politique d’intégration obligatoire des immigrés, le gouvernement se conduit en extrémiste ». De son côté, Michaud ajoutera notamment que les droits collectifs sont importants dans le contexte où la nation québécoise est menacée et que les droits individuels doivent alors leur être subordonnés.
Le lendemain du dépôt du « Bill 63 », Claude Ryan, éditeur influent du journal Le Devoir, écrivait que la loi était hâtive et douteuse vu l’absence d’une politique d’intégration des immigrants. Dans le milieu intellectuel, Léon Dion de l’Université Laval et le Conseil des universités décrièrent une politique mal conçue et mal venue ; il fallait une véritable politique linguistique.
Dans le milieu nationaliste activiste, François-Albert Angers, président de la Société Saint-Jean-Baptiste, recueillera un nombre impressionnant d’appuis de la société civile qui formeront tous ensemble le Front du Québec français (FQF). Fort de ses 200 associations affiliées, dont la CSN, le FQF exige « que dans toutes les institutions publiques et dans celles financées ou subventionnées par l'État du Québec la langue d'enseignement pour toutes les matières soit la langue officielle du Québec, exception faite de l'enseignement d'une langue seconde ».
Le 28 octobre, à travers le Québec, les étudiants défilent dans les rues et boycottent les cours. À Montréal, au parc Laurier, plus de 5 000 élèves du secondaire âgés de moins de 16 ans se rassemblent pour manifester leur opposition au « Bill 63 ». À l’UdeM, pour les mêmes raisons, c’est 11 000 étudiants qui manifestent et sont animés par Pierre Bourgault, Michel Chartrand et Raymond Lemieux. Le 29 octobre, il y a grève étudiante d’une journée à travers le Québec. À Montréal, il y a manifestation de 25 000 personnes sur la rue Craig.
Le 31 octobre, 20 000 personnes manifestent, cette fois, devant l’entrée principale du Parlement. Mille policiers de l’escouade anti-émeute sont à l’intérieur de l’Assemblée nationale et l’armée canadienne est en état d’alerte. Bien que la foule scande « Pas de violence! Pas de violence! », après le couvre-feu, les 2 000 durs à cuire restant affronteront les policiers. Bilan : quarante blessés et quatre-vingts emprisonnés.
Après l’adoption du « Bill 63 », le parti de J.-J. Bertrand sera discrédité et défait aux élections d'avril 1970, pour être remplacé par le gouvernement libéral de Robert Bourassa. Ce dernier fera adopter la loi 22 qui soulèvera à son tour une opposition massive de la population, qui le démettra à son tour de ses fonctions.
Aujourd’hui, notre poudrière linguistique
En 1969, trois démographes universitaires prédirent que la fécondité des Québécois ne pouvant plus assurer l’expansion ou même la survie du français, il se pourrait qu’un jour, selon Jacques Henripin de l’UQÀM, Montréal soit majoritairement anglophone. Cette annonce renforça l’idée au sein de la population de la nécessité d’intégrer efficacement les immigrants au français. Faisant suite aux assemblées des États généraux du Canada français et au « Bill 63 », la mobilisation populaire à la fin des années soixante a mené à la création de la Charte de la langue française.
Face à un pouvoir hésitant, la population a fait pression sur la langue et c’est ainsi qu’elle a pu renverser la loi odieuse qu’est le « Bill 63 ». La manifestation pacifique est un phénomène démocratique fondamental qui permet à la société d’évoluer, de se solidariser et de se politiser. Les mobilisations populaires sont à l’origine du changement de la politique linguistique par la sensibilisation de l’opinion publique, ce qui les amène à changer les politiques publiques.
La loi 101 a été charcutée par plus de 200 modifications. En 2009, les universités anglophones reçoivent 27 % du financement du gouvernement Québécois et 34 % du fédéral, alors que la population de langue maternelle anglaise est de 8 %. On sait qu’un allophone sur deux va au cégep anglais, donc à l’université anglaise. Ce n’est que par un mouvement populaire que le gouvernement étendra la loi 101 au cégep.
À l’occasion de cette date commémorative du « Bill 63 », il me semble que c’est le moment de s’éveiller et de scander : Debout! « Québec français! »
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Philippe Perreault
Étudiant en Science politique à l’Université de Montréal

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