«À la fin, c’est la minorité intolérante qui gagne toujours !»

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La dictature de la petite minorité

Marianne : Dans une publication récente vous décrivez comment et pourquoi les plus intolérants peuvent imposer leurs choix aux autres. Sommes-nous condamnés à ce que vous décrivez comme une dictature de la petite minorité ?


Nassim Nicholas Taleb : L’idée m’est venue de façon anodine. Lors d’un soirée avec des amis parmi lesquels l’un d’entre eux était de stricte observance casher, de la limonade était servie. J’étais certain que celui-ci s’en détournerait. Mais au contraire. Le carton affichait ce petit symbole U dans un cercle, signifiant que la limonade était casher. Ainsi donc, alors qu’à peine 2 % de la population américaine est juive, et celle de stricte observance encore plus faible, les distributeurs ont-ils collectivement préféré avoir une seule bouteille. Le surcoût du U est en effet extrêmement faible vis à vis du bénéfice de pouvoir servir de la limonade à tous: un seul stock, un seul rayon. C’est rationnel. Dès lors que le coût de se plier aux règles de la minorité intolérante est faible, celles-ci s’imposent à la majorité. On retrouve cela par exemple dans le fait que 70% de la viande venant de Nouvelle-Zélande exportée en Grande Bretagne est halal, quand le pays ne dispose que d’une toute petite minorité musulmane. Cela se résume en un paradigme simple sur l’asymétrie: un pratiquant casher (ou halal) ne mangera jamais de la nourriture non casher (ou non halal), mais un non-pratiquant peut manger casher.     



Votre paradigme est-il d’ordre général ?


Non, il n’est pas général. Il faut que les coûts soient faibles, pour que le fait minoritaire passe au collectif. Il faut aussi que les minorités ne soient pas isolées géographiquement.


Cela rejoint mes travaux en finances. De la même façon que je l’expliquais avec le concept du cygne noir, chacun à tendance à croire que l’ensemble des événements passés constitue une bonne approche pour décrire le futur. Ce faisant on tend à gommer l’existence d’événements imprévisibles qui ont une faible probabilité de se dérouler mais qui, s'ils se réalisent, ont des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle. Les crises sont de cette nature. De la même façon en sous-estimant l’action du fait minoritaire, croire que l’on peut déduire les préférences collectives en étudiant les préférences individuelles, ça ne marche pas. C’est la limite conceptuelle du Big data, l’autre étant d’ordre technique: la masse de données croît plus vite que la puissance des calculateurs. Ce paradigme permet d'appréhender sous un nouveau jour l’évolution des sociétés. On comprend ainsi pourquoi dans la haute antiquité, les Perses qui s’emparent de Babylone, un empire déjà grand et organisé, vont contribuer à diffuser dans le nouvel ensemble, non pas leur langue mais celle du vaincu : l’araméen. En effet, si votre secrétaire parle l’araméen, et que vous ne pouvez pas en changer, alors c’est vous qui allez vous mettre à parler l’araméen.



Mais existe-il des différences de nature entre ces intolérances ?


"L’apparition d’un courant salafiste minoritaire au sein de la minorité est inquiétante"Prenons l’exemple des Organismes génétiquement modifiés (OGM). Je dois avouer que je suis farouchement contre. Eh bien la bonne nouvelle est que malgré tous les efforts de l’industrie agroalimentaire, y compris en achetant des études scientifiques, il y a de fortes chances, même une certitude, que cela ne marche pas. En effet, l’industrie croit que si une majorité de la population est convaincue, alors elle aura remporté l’affaire. Sauf que non, il lui faut convaincre plus de 97%. Il suffit qu’une minorité intolérante, dont je suis, se refuse à manger des OGM, pour que l’épicier du coin raisonne comme avec la limonade. Les gens mangeant des OGM, mangent aussi des non OGM, mais pas l’inverse. Dès lors le coût d’une distribution différenciée étant trop important, le choix non OGM s’imposera. Le professeur Serge Galam a conçu une idée similaire pour montrer le rôle invisible de la minorité politique dans les élections.


La question religieuse est d’une autre nature et d’une autre ampleur. Elle est revenue au centre des débats, notamment en Europe, et en France, au travers de la montée du fondamentalisme au sein de la communauté musulmane. L’apparition d’un courant salafiste minoritaire au sein de la minorité est inquiétante



Vous voulez dire que votre paradigme s'applique aussi à la minorité salafiste ?


Oui. Le processus à l’oeuvre est l’imposition de la vertu aux autres, toutes les grandes religions de la Méditerranée ont procédé ainsi. La formation des valeurs morales dans les sociétés ne vient pas d’une évolution du consensus. Ce sont les personnes les plus intolérantes qui imposent leur vertu aux autres, précisément à cause de cette intolérance. Le plus souvent cela va dans le bon sens. Mais pas toujours: la prohibition aux Etats-Unis, le bannissement de certains livres. Et c’est la mauvaise nouvelle, car cette minorité salafiste fait de l’intolérance dans l’imposition de ses vertus sa force de diffusion. Le port du voile intégral, la stricte séparation des sexes, la pudeur qui tend à la pudibonderie...



Le modèle laïque français est-il fragile face à la montée du salafisme ?


Une anecdote : alors qu’il comparaissait devant une commission en vue de l’obtention de la nationalité américaine, Kurt-Godel, logicien et mathématicien juif autrichien, s’est mis à développer le paradoxe de la tolérance au sein de la constitution de la fédération : la «tolérance illimitée doit conduire à la disparition de la tolérance elle-même. Si nous étendons la tolérance illimitée, même à ceux qui ne tolèrent pas [...] alors la tolérance sera détruite, et la tolérance avec eux ». Seul le soutien d’Albert Einstein, son témoin de moralité devant la commission, lui a permis d’obtenir le sésame qui lui échappait. Karl Popper, philosophe autrichien-britannique a développé indépendamment la même idée. C’est la réversibilité du processus qui est en jeu : comme leurs inspirateurs saoudiens qui, à l’instar des iconoclastes, ont détruit toutes les représentations de l’islam qu’ils réfutaient - mausolées en tête -, ISIS, au Mali comme en Mésopotamie, a détruit les traces du passé. Seul le diamant coupe le diamant. Outre, l’arrêt du financement par les wahhabites de l’Arabie saoudite, il me semble nécéssaire qu'apparaisse en France une population suffisamment mobilisée pour soutenir la laïcité : être intolérant du point de vue républicain avec l'intolérance salafiste. Et là, ce n‘est pas une question de limonade.



Nassim Nicholas Taleb est professeur de l'ingénierie du risque à l'Institut Polytechnique de New-York University. Mathématicien épistémologiste, écrivain, il est l’auteur notamment du "Le cygne noir: La puissance de l'imprévisible"


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