17 novembre : récit d’une gigantesque défiance des gilets jaunes envers les médias

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« Utilisez les bons mots s’il-vous-plaît : c'est un blocage du pays contre l'oligarchie en place... »

Certains d’entre eux acceptent de témoigner. Pourtant, au sein des gilets jaunes, c’est surtout une méfiance absolue qui ressort à l’encontre des médias. “Marianne” n’y a pas échappé. Récit d’un fossé béant entre ces citoyens à bout de nerf et une presse qui, selon eux, ne peut plus les comprendre.


Priscillia Ludosky, l’instigatrice de la pétition contre la hausse du prix des carburants, est agacée. Pour un entretien vidéo dans les locaux de Marianne, nous lui proposons de porter le gilet jaune, symbole apparent de la journée de blocage du 17 novembre. Elle refuse, en fustigeant la mise en scène médiatique. « Les médias n’ont toujours pas vraiment saisi l’objectif de la manifestation de samedi. Le gilet jaune, c’est en rapport avec la voiture et les carburants, mais nous ne sortons pas dans la rue uniquement pour ça », souligne-t-elle… même si elle portera bien un gilet jaune ce samedi. Nous qui suivons le mouvement de près depuis des semaines, nous ne saisissons alors pas bien ce qu’il y a de “mal” dans notre démarche.


Cette méfiance, cette sensation que “les médias” résument mal leur combat ou les caricaturent, quand ils ne les méprisent pas, nous l’avons énormément rencontrée chez ces révoltés dans le cadre de nos articles sur le mouvement du 17 novembre. Spontanée, incroyablement vive grâce aux réseaux sociaux, l’action des gilets jaunes a échappé à tout parti politique, et ce malgré les tentatives de récupération. Au fil des rencontres, une forte défiance envers le monde politique est apparue, bien résumée par une formule de Jacline Mouraud, devenue le visage de leur colère : « Je ne suis pas une politicienne qui vit avec l’argent des Français.» Défiance envers les politiques donc, mais aussi à l’égard des syndicats et… de la presse.


Des médias qui entendent mais n’écoutent pas


Depuis l’annonce de la journée de blocage, les appels à témoin des rédactions fleurissent sur les groupes Facebook créés pour l’occasion : « Blocage du 17 novembre », « Gilet Jaune » ou encore « La France en colère ». Les journalistes cherchent « des gilets jaunes désireux de témoigner leur mécontentement à l’égard du gouvernement sur la hausse du prix des carburants ». Heureux d’être entendus, beaucoup d’indignés supportent pourtant mal d’être ainsi apostrophés. Les insultes fusent souvent. « [Allez vous] faire journalistes de merde qui ne savent relater que de la merde pour vendre leur torche cul! Ils sautent sur n’importe quel fait divers pourvu que ça leur fasse vendre leur merde! », répond l’un à une demande de France Culture. « Sans moi, ils savent trop bien manipuler les gens et tronquer leurs reportages », rétorque un autre à une demande de Marianne.


Ces indignés sont irrités, agacés, exaspérés. Ils reprochent aux journalistes d’être méprisants et de cristalliser le débat autour des mauvaises revendications. « Utilisez les bons mots s’il-vous-plaît : c'est un blocage du pays contre l'oligarchie en place ! C'est fini l'histoire du carburant ! Informez-vous et arrêtez de relayer la propagande des grands médias ! », signe une internaute.


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En réalité, “le carburant est LA taxe de trop”, tentent d’expliquer de nombreux citoyens sur les réseaux. Nous, journalistes, les entendons mais les écoutons mal. « Je ne sais pas si vous écrivez sur le ”carburant” comme font tous les autres, ce message pour vous informer que le mouvement ce n'est pas que l'augmentation des taxes sur le carburant. Ça c'est juste la goutte d'eau qui fait déborder le vase », écrit à Marianne un internaute sur la messagerie de Facebook.


Selon certains gilets jaunes, les journalistes auraient « surmédiatisé » la hausse du prix des carburants alors que le débat a déjà évolué vers la baisse généralisée du pouvoir d’achat à cause d’une surcharge de taxes pour les ménages, et en particulier les plus modestes. Une façon en quelque sorte de voir leur combat par le petit bout de la lorgnette.


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Fossé béant


Étrangement, le sort médiatique réservé à Jacline Mouraud, la femme au coup de gueule à 6 millions de vues, ne permet pas de rétablir ce lien. Contrairement à beaucoup de gilets jaunes, si méfiants qu’ils refusent d’apparaître dans la presse, la quinquagénaire s’est largement prêtée au jeu médiatique. Invitée de toute part (BFMTV, France 5, CNEWS, RMC, LCI….), son initiative a été très positivement relayée par ces médias. Pourtant, les internautes ont rapidement eu le sentiment qu’elle était moquée. “C'est nul Marianne, vous la faites passer pour une allumée et délégitimez complètement son coup de gueule, a-t-on ainsi pu lire dans les commentaires sous notre propre papierChacun réfléchira à deux fois avant de publier un coup de gueule à présent, de crainte que les médias appuyés par des députés LREM viennent décrédibiliser nos personnes”.


Échaudés, soupçonneux… Ces dernières semaines ont mis en lumière l’énorme fossé qui pouvait s’être creusé avec bon nombre de citoyens. « Il faut voir les modalités de l’interview. Si c’est en différé ça risque d’être compliqué pour moi parce que l’on sait ce que ça donne… Si ce n’est pas du direct, je ne suis pas intéressé », nous a par exemple répondu un gilet jaune qui, au contraire, obtient une large audience en publiant directement sur les groupes Facebook du 17 novembre. Sans presse donc sans filtre, sans question, sans montage, sans regard non plus sur leurs colères. Et avec le sentiment de pouvoir, enfin, s’exprimer comme ils l’entendent.