L'implosion du Canada
9 janvier 2009
M. Sauvé,
la lecture de votre texte m’a rappelé le chapitre IX du livre III des Essais où Montaigne écrivant vers 1590 réfléchit dans le contexte d’une forme d’Etat si débordée par la longue licence des guerres civiles et s’étonne que l’Etat français sous le Roi se maintienne. C’est sans doute le désordre ambiant des guerres de religion qui le pousse à prendre une position conservatrice. Il écrit:
Aime l’Etat tel que tu le vois être:
S’il est royal, aime la royauté;
S’il est de peu, ou bien communauté
Aime-le aussi, car Dieu t’y a fait naître
Il ajoute cette réflexion que je vous soumets pour que vous puissiez l’intégrer à votre analyse. Il développe cette idée qui pourrait vous contrarier que le changement ou l’innovation est dangereuse aux Etats qui seraient plutôt inertes à cause de leur grande masse. On pense à la Constitution de Trudeau difficile à modifier et au mal canadien difficile à guérir. Je cite Montaigne.
Ces grandes et longues altercations de la meilleure forme de société et des règles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit; comme il se trouve ès arts plusieurs sujets qui ont leur essence en l’agitation et la dispute, et qui n’ont aucune vie hors de là. (...)
Non par opinion mais en vérité, l’excellente et meilleure police (gouvernement) est à chacune nation celle sous laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle dépend de l’usage. Nous nous déplaisons volontiers de la condition présente. (...)
Rien ne presse un Etat que l’innovation: le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. (...) Entreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle. Le bien ne succède pas nécessairement au mal: un autre mal lui peut succéder, et pire. Toutes grandes mutations ébranlent l’Etat et le désordonnent.
C‘est comme dit Platon, chose puissante et de difficile dissolution qu’une civile police (gouvernement). Elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines, contre l’injure des lois injustes, contre la tyrannie, contre le débordement et ignorance des magistrats, licence et sédition des peuples. (...)
Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’un si grand corps tient à plus d’un clou. Il tient même par son antiquité, comme les vieux bâtiments qui vivent et se soutiennent de leur propre poids. Or, tournons les yeux partout, tout croule autour de nous. En tous les grands Etats, soit de Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y: vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine.Comme l’écrit Virgile: Ils ont aussi leurs infirmités et une pareille tempête les menace tous.
Les astrologues ont beau jeu à nous avertir, comme ils font, de grandes altérations et mutations prochaines; leurs divinations sont présentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela. (...) Pour moi, je n’entre point en désespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver.
Qui sait si Dieu voudra qu’il en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur état par longues et grièves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entière et plus nette que celle qu’elles leur avaient ôté?
(Essais, livre III, chapitre IX, De la vanité)
Salutations.
Robert Barberis-Gervais, Vieux-Longueuil, 9 janvier 2009