Trop blanc, le « rap keb » ?

5f79fa82281e02911afd30ee26d74049

Le prisme racial revient de manière obsessionnelle dans les médias

On répète souvent que le rap québécois, autrefois boudé, est sorti de sa marginalité. Le public l'accueille à bras ouverts, l'industrie du disque s'en réjouit. On soulève moins la question suivante : le succès commercial sur la scène hip-hop au Québec est-il réservé aux artistes blancs ?



Bien que les pionniers du « rap keb » comme Muzion ou Sans Pression soient reconnus par leurs pairs, ce sont les FouKi et les Koriass de ce monde qui sont parvenus à faire entrer le hip-hop sur les ondes radio. Le Centre Bell s'est rempli il y a deux mois grâce aux prouesses lyriques de Loud, issu de la culture hip-hop. Cette culture tire son origine des ghettos américains. Aux États-Unis, les sommités actuelles du rap sont afro-américaines. En France, on associe ce style musical aux communautés maghrébines et africaines. L'ambassadeur du rap canadien anglophone, c'est Drake. Qu'en est-il du Québec ?



Certains considèrent qu'il a fallu blanchir le rap québécois pour le faire accepter du grand public. Philippe Néméh-Nombré, auteur de l'essai Le hip-hop avec des gants blancs, paru dans la revue Liberté en 2018, remarque qu'avec le développement d'une attention mainstream pour la culture hip-hop au Québec, les rappeurs qui réussissent à percer correspondent à certains standards. Le doctorant en sociologie ne critique pas la présence de rappeurs blancs et ne juge pas qu'il manque d'artistes noirs sur la scène, mais il constate que « pour être popularisée, l'oeuvre est déchargée de l'existence noire, vue comme menaçante ».


 




« Le hip-hop est né dans des conditions défavorables. Ça a créé une esthétique, on s'est rendu compte qu'on pouvait la vendre. Pour mieux la vendre, il faut éviter tout inconfort, tout aspect menaçant. »


– Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie




« Quand j'étais plus jeune, je n'aurais jamais pensé qu'il y aurait une javellisation progressive du rap », renchérit Webster. L'artiste et historien considère que le système culturel québécois a transformé le rap à l'image de ce qu'il voulait avoir : ne pas être dérangé, ne pas se savoir inquiété par le rap qui aborde des thèmes auxquels s'identifient les personnes racisées. Pourtant, une des fonctions du rap, c'est de déranger.




Il ne montre pas d'un doigt accusateur les musiciens blancs en victimisant les minorités, précise-t-il. « Beaucoup sont des amis. Ils viennent de la communauté hip-hop et ont travaillé aussi dur que n'importe qui dans la musique », dit-il. Le rap a transcendé les cultures et les frontières, il ne faut pas l'oublier.



Mais un rap chargé politiquement et socialement sera moins accepté et commercialisé, croit-il. « J'y vois une lecture raciale, mais aussi une lecture de classes. Je pense à Souldia ou Manu Militari, qui sont blancs : Manu a eu un grand succès, mais il n'était pas très médiatisé. Il aborde des sujets qui dérangent. »



L'effet Muzion : ont-ils vraiment compris ?



Le manque de représentativité est un constat que Jenny Salgado, alias J.Kyll, du mythique trio Muzion, a fait depuis longtemps. Quand elle regarde le hip-hop québécois aujourd'hui, elle ne se sent pas représentée. « Les jeunes qui viennent de la racine du hip-hop, ils veulent se voir. Le mouvement a été créé pour que le ghetto et la marginalité existent », dit-elle.



Elle se réjouit que le mouvement ait fait assez de chemin pour que la masse le rende populaire. « Mais maintenant, on est dans les comptines qui ne sont pas menaçantes pour le grand public, un produit facile à vendre », estime-t-elle.




Si le groupe formé par J.Kyll, Dramatik et Imposs parle du problème encore aujourd'hui, c'est pour faire partie de la solution. Cette solution, elle est entre les mains des décideurs, qui doivent aller au-delà du prototype du « rappeur hipster et backpacker » décrit par Imposs.



Mais le travail doit se faire des deux côtés : plusieurs artistes incroyables, selon lui, se limitent au discours de la rue. Ils vont la décrire ou la glorifier, au lieu de revendiquer un message plus large.



Dans le rap comme dans la vie, la beauté se trouve parfois dans la rareté et la longévité. « La résistance et le combat, ça rend plus fort. Le fait qu'on ne l'ait jamais eu facile ici, ça nous rend plus forts », affirme fièrement Dramatik.



« Si vous êtes issu des minorités et qu'on vous donne le micro, montrez ce dont vous êtes capable. Ne l'utilisez pas pour vous morfondre, avance J.Kyll en souriant. Nous, les minorités, on ne nous entend pas souvent, mais quand on nous entend : bang, bang, bang ! »



Industrie frileuse



C'est difficile pour tous les rappeurs de percer. Rares sont ceux qui sont entendus à la radio, peu importe la couleur de leur peau, nuance Steve Jolin, fondateur de la maison de disques 7ième ciel.



« Je ne dis pas que la situation est parfaite pour les minorités, mais je ne pense pas qu'il y ait énormément de discrimination dans ce sens. C'est plus un manque d'éducation et des préjugés du public et des décideurs par rapport à la culture hip-hop dans son entièreté. »



Il cite l'exemple de 5sang14. Le collectif, dont les membres ne sont pas blancs, est parvenu à remplir le MTelus, une salle de 2500 places, pendant les Francos. « À partir du moment où c'est de la bonne musique, ça va fonctionner », estime M. Jolin.



De nombreux facteurs contribuent au succès d'un rappeur, selon lui : arriver au bon moment, avec le bon projet, le bon propos. C'est parfois une question d'organisation et de structure derrière l'artiste, plus qu'une question d'origine ethnique.



On recherche un rap gentil au Québec, où il y a une distinction contestable entre le rap commercial et le rap de la rue, pense Sam Rick, agent de FouKi. « On appelle "street rap" la musique de 5sang14, mais ils font seulement du rap. C'est populaire au Québec, selon les décideurs, d'avoir un rap interprété par le Blanc de bonne famille, qui n'est pas une figure menaçante. »



Il y a d'importants rappeurs blancs sur la scène même en France ou aux États-Unis, nuance Carlos Munoz, agent de Loud.




« Ce n'est pas juste une question de couleur de peau. L'industrie au Québec a un retard considérable en ce qui concerne le rap. »


– Carlos Munoz, agent de Loud




Le rap est une musique identitaire qui vient avec un jargon et des codes précis selon sa provenance. Les jeunes qui le consomment s'identifient à l'aspect culturel et le public québécois reste un bastion qui est encore très blanc. « C'est normal d'écouter ce qui nous ressemble », exprime Carlos Munoz.



Il admet que la représentation des minorités ethniques n'est pas équilibrée. Cette réalité ne s'applique pas seulement au hip-hop, mais à l'ensemble de l'industrie du divertissement.



Recherche de solutions



« Il faut savoir naviguer à travers la réalité de l'industrie, se démarquer, travailler fort », explique le rappeur Obia le Chef.



Loin d'être défaitiste, il ne pense pas que son origine ethnique l'ait freiné dans sa carrière. Il admet que les gens ont tendance à écouter et regarder quelqu'un qui leur ressemble. Le changement graduel se fera chez les décideurs. « S'ils sont blancs avec un vécu éloigné de la culture hip-hop, les gens issus des minorités ne seront pas mis de l'avant. C'est à nous de voir si on utilise ça comme quelque chose qui nous freine ou comme quelque chose qui nous motive », précise le parolier.




Il n'y a pas de boycottage des rappeurs noirs ou maghrébins au Québec, affirme Benny Adam, musicien et producteur d'origine marocaine. Mais il y a deux poids, deux mesures, selon lui. « Il y a des paroles dans le rap qui peuvent être dures. Quand tu connais la culture, tu sais que ce n'est pas menaçant. Ce genre de sujet chanté par un Blanc, ça passe mieux », juge-t-il.



Les deux artistes ne sont pas alarmés par la situation. Ils se réjouissent du succès de Tizzo, artiste noir gagnant du prix SOCAN de la chanson de l'année, une étape significative indiquant que la scène rap québécoise est sur la bonne voie. « Est-ce que ça changera la perception des masses ? Seul le temps nous le dira. L'ouverture des portes va coïncider avec l'ouverture des esprits », conclut Obia.



Ils ont dit




« Les gens veulent quelque chose qui leur ressemble, le politique veut quelque chose pour le représenter, l'économie veut quelque chose qui va vendre. Ces trois éléments n'ont pas tendance à voir un profil comme le nôtre. Le profil de la diversité n'a pas encore atteint cette étape au Québec. Il faut qu'on commence à voir dans la diversité un potentiel de profit pour que les choses changent. »


– J.Kyll




« Je pense qu'il y a une fermeture en ce moment dans le rap commercial pour des rappeurs qui ne sont pas blancs. Les radios commerciales donnent souvent le pouls de la façon dont l'industrie traite le rap keb. C'est à l'image de l'industrie au Québec, qui est blanche. »


– Sam Rick, agent de FouKi




« Le hip-hop vient des communautés afro-américaines étasuniennes et tout le reste de la planète se l'approprie. C'est la beauté du rap de parler aux gens qui se sentent marginalisés ou déshérités, peu importe la raison. Mais on revient toujours à ces moments où on se sent comme des figurants dans notre propre histoire. »


– Webster




« Il n'y a pas d'animosité pour nous ni de besoin de validation. La problématique n'est pas un conflit. Il faut susciter l'intérêt d'un public plus large. Mais il y a aussi un moment où je juge que l'industrie ferme ses portes, par manque d'ouverture. »


– Imposs




« Ce qu'on entend dans les radios commerciales, c'est seulement la pointe de l'iceberg. Certains groupes issus des minorités ethniques ont des visionnements hallucinants sur les plateformes, ne jouent pas à la radio et n'en ont pas besoin pour être écoutés. »


– Carlos Munoz, agent de Loud




-->