WOKISTAN CANADIEN

Quand la justice se «racialise»

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Les racisés ont des peines moins sévères que les Blancs

Pandémie (et élection) oblige, c’est passé un peu inaperçu. Ça n’aurait pourtant pas dû. Le gouvernement fédéral a pris deux décisions, depuis août dernier, faisant en sorte que la justice devra encore plus qu’avant prendre en compte l’ethnicité des contrevenants pour déterminer la peine qui leur convient.


La première de ces décisions est un financement de 8,9 millions de dollars octroyé jeudi dernier au British Columbia First Nations Justice Council. Cet argent servira à multiplier les centres de justice autochtone dans cette province. Ces centres ont pour mission d’éviter le plus possible l’incarcération des Autochtones, notamment en militant pour le recours accru à la justice réparatrice, en réclamant moins de conditions de libération pour eux (le non-respect de ces conditions est une source importante de réincarcération) et surtout, en aidant à la préparation de rapports Gladue.


La seconde (et la plus transformatrice) de ces décisions fédérales est survenue en août en pleine campagne électorale. Ottawa a versé 6,64 millions de dollars pour que soient étendues à la grandeur du Canada les EIOEC néo-écossaises, soit les Évaluations de l’incidence de l’origine ethnique et culturelle.


Vous vous demandez: Rapports Gladue? EIOEC?


Gladue, c’est la décision qu’a rendue la Cour suprême en 1999 concernant une Crie du nom de Jamie Tanis Gladue. Alors qu’elle était fortement intoxiquée à l’alcool, elle a poignardé à mort son mari en apprenant qu’il la trompait avec sa sœur. Elle a écopé de trois ans de prison, mais a été libérée après six mois. Ce jugement phare a établi comment appliquer un article du Code criminel inséré cinq ans plus tôt et stipulant que les juges doivent envisager des «sanctions substitutives» avant de recourir à l’emprisonnement des Autochtones. Le principe de Gladue était né. Les rapports Gladue, ce sont des exposés sur le vécu de l’accusé présentés au tribunal avant le prononcé de la peine.


C’est en vertu de ce principe qu’une jeune femme ayant tué son père infidèle a vu en 2018 sa peine réduite à deux ans de prison. La Cour d’appel du Québec a tranché que Stacey Sikounik Denis-Damée avait vécu dans un «environnement familial pitoyable» et que les séquelles des pensionnats autochtones sur la descendance «constituent des facteurs historiques et systémiques qui amoindrissent son degré de culpabilité morale».


Les EIOEC, elles, appliquent la même logique, mais aux inculpés noirs ou «racisés». Elles ont fait leur apparition en 2014 en Nouvelle-Écosse. Comme les rapports Gladue, il s’agit d’exposés sur le vécu des personnes «racisées» visant à relativiser leurs crimes.


En août dernier, alors que le débat sur la violence par armes à feu fait rage, une décision influencée par une EIOEC fait grand bruit à Halifax. Rakeem Rayshon Anderson, un Noir dans la vingtaine ayant été intercepté au volant de sa voiture avec un revolver chargé à la taille, écope d’une assignation à résidence plutôt que des deux à trois ans de prison réclamés par la Couronne. Dans son EIOEC, on avait fait valoir qu’il ne se sentait pas en sécurité parce que son meilleur ami avait été assassiné. On avait aussi écrit que le port d’une arme est une «norme culturelle acceptée» dans le secteur d’Halifax où il a grandi. «Plusieurs hommes noirs s’arment non pas parce qu’ils planifient s’en prendre à quelqu’un, mais plutôt parce qu’ils sentent le besoin de se protéger.» Il était aussi question de l’esclavage qui a sévi en Nouvelle-Écosse (et qui a disparu il y a environ 200 ans).


C’est de cette décision que s’est inspiré Ottawa pour financer la généralisation pancanadienne des EIOEC. Mais cette voie a-t-elle porté ses fruits et mérite-t-elle d’être étendue?


Le taux d’incarcération des Autochtones et des Noirs au Canada donne le tournis. Les Autochtones ne forment que 4,7% de la population canadienne, mais 32% de la population carcérale fédérale (et même 48% du côté des femmes). Les Noirs ne sont que 3% au Canada, mais 9,5% dans les pénitenciers. Une des explications se trouve probablement du côté de l’âge. La criminalité est affaire de jeunesse. Or, les Autochtones et les Noirs sont significativement plus jeunes que la moyenne canadienne, avec des âges médians respectifs de 29 et 30 ans contre 41. Mais on invoque surtout le racisme systémique.


Malgré 22 ans d’application, le principe de Gladue n’a pas permis de freiner la hausse des détentions d’Autochtones. Ce principe dérange aussi les victimes. Dans son rapport final, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a demandé aux gouvernements «d’évaluer de façon exhaustive les répercussions des principes de l’arrêt Gladue […] sur l’équité en matière de sanctions en lien avec la violence à l’égard des femmes autochtones». En effet, la violence étant souvent intracommunautaire, les victimes des criminels autochtones sont souvent autochtones elles aussi. Comment alors exaucer le désir de l’Enquête que l’identité autochtone d’une victime soit considérée comme un facteur aggravant si d’autre part, l’identité autochtone du contrevenant est considérée comme un facteur atténuant?


Dans le guide de rédaction des rapports Gladue qu’elle a concocté, la British Columbia First Nations Justice Council explique qu’il faut se demander si l’inculpé autochtone a été affecté par des abus de substances dans sa famille, par la pauvreté, par le chômage chronique, par le racisme ou encore par une désintégration de sa famille ou de sa communauté. Osons la question: combien de prisonniers blancs issus des bas-fonds pré-gentrification d’Hochelaga-Maisonneuve ou de Limoilou peuvent aussi répondre par l’affirmative? Leur vécu misérable est-il moins lourd du fait qu’il est moins répandu dans leur communauté raciale d’appartenance? Un procès sert à juger un individu, pas à rendre justice à toute sa communauté.


Cette voie prise par Ottawa menace de miner l’appui populaire, déjà fragile, au projet de loi C-5 abolissant certaines peines minimales. Ce projet de loi à l’étude redonnerait aux juges la latitude nécessaire pour moins punir les accusés ayant commis une version mineure d’une infraction prévue au Code criminel. Si les citoyens en viennent à penser qu’il vise plutôt à moduler la peine en fonction de la couleur de peau, ils pourraient se braquer totalement.