"Pétrole contre nourriture", un scandale mondial

Actualité internationale

"Pétrole contre nourriture" : Pasqua et Total renvoyés en correctionnelle, Le Monde, 2 août 2011
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Dix ans de procédures devraient conduire Charles Pasqua, Total et son PDG, Christophe de Margerie, devant le tribunal correctionnel de Paris en 2012. Avec dix-sept autres personnes physiques, ils sont accusés d'avoir pris part à un vaste système de corruption, mis en place par Saddam Hussein dans le cadre du programme onusien "Pétrole contre nourriture". Comme eux, plusieurs cadres des Nations unies ont été mis en cause depuis 2004.
Au départ, éviter une crise humanitaire


Des soldats américains pris en photo le 23 août 1990, quelques jours après le début de la première guerre du Golfe.AFP/GERARD FOUET

Dès son invasion du Koweït en août 1990, l'Irak est soumis à un embargo qui a pour effet, mois après mois, de durcir les conditions de vie de la population. Afin de soulager le peuple irakien, l'ONU adopte le 14 avril 1995 la résolution 986. Elle permet à l'Irak de vendre du pétrole pour acheter de la nourriture et des médicaments.
Mis en place en 1996, le programme "Pétrole contre nourriture" autorise Bagdad à vendre du brut, tous les six mois, à hauteur de 2 milliards de dollars (environ 500 000 barils). L'exportation du pétrole, l'utilisation des revenus et la distribution des vivres et des médicaments sont placées sous la supervision de l'ONU. Toutes les opérations sont opérées sur un compte séquestre ouvert par les Nations unies à la BNP, à New York.
Sur chaque milliard de dollars de pétrole vendu, 300 millions doivent être alloués aux victimes de la guerre du Golfe, 20 millions à 30 millions doivent couvrir les coûts du désarmement de l'Irak et 130 millions à 150 millions doivent servir à aider les populations kurdes du nord de l'Irak.
Chaque vente de pétrole doit être approuvée par le comité des sanctions et surveillée par des experts. Dans les provinces kurdes du nord de l'Irak, la distribution des vivres est placée sous la responsabilité du programme inter-agences des Nations unies. Dans le reste du pays, elle est aussi supervisée par le personnel des Nations unies, mais sous la responsabilité du gouvernement de Bagdad.
Un vaste système de corruption se met en place


Peinture murale de Saddam Hussein, instigateur du système de corruption.Reuters

En parallèle de la filière légale qui profite à 3 900 entreprises, le gouvernement irakien met en place un système de corruption à son profit, reposant sur des rétro-commissions et des surcharges renvoyées vers l'Etat irakien.
Il impose à ses clients et fournisseurs de lui verser des surcharges – jusqu'à 30 cents par baril – sur les ventes de brut, et des commissions illégales de 10 % sur le volet humanitaire. En 2000, elles deviennent systématiques. L'essentiel des sommes détournées, 1,8 milliard de dollars, est prélevé sur les produits vendus par les entreprises de 66 pays. Ces sommes sont transférées dans des ambassades irakiennes à l'étranger ou déposées dans des comptes offshore pour être ensuite retirées en cash. L'argent liquide est ensuite rapatrié en Irak et déposé à la banque centrale. Du pétrole de contrebande est également vendu aux frontières, rapportant 11 milliards de dollars au régime baasiste.
Dans le même temps, Saddam Hussein délivre des bons de pétrole à des personnalités dont il attend des activités de lobbying pour la levée de sanctions frappant l'Irak. Ces influents revendent ces bons à des intermédiaires opaques. Sont notamment approchés des Russes et des Français.
Le programme "Pétrole contre nourriture", qui devait s'achever en novembre 2003, s'arrête brutalement au mois de mars de cette même année, quand débute l'intervention américaine.
L'ONU éclaboussée par les révélations

L'ancien secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan.AP/Virginia Mayo

Dès le démarrage de l'offensive, le Trésor américain traque les milliards détournés sous la dictature. En janvier 2004, le journal irakien Al-Mada publie une liste de 270 personnalités qui auraient bénéficié des largesses du raïs. Plusieurs Français sont cités, dont Charles Pasqua et son conseiller diplomatique, Bernard Guillet. Le 18 mars, le Government Accountability Office (GAO), l'équivalent américain de la Cour des comptes, affirme devant la Chambre des représentants que l'ancien régime aurait détourné plus de 10 milliards de dollars dans le cadre du programme.
Le lendemain, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, annonce la création d'une commission indépendante pour enquêter sur de possibles cas de corruption et de détournement de fonds dans la gestion de ce programme par l'ONU. Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine, est choisi pour diriger l'enquête.
Tout au long de l'année 2004, Kofi Annan est victime d'une violente campagne de dénigrement visant à provoquer sa démission. Son fils Kojo Annan est soupçonné de conflit d'intérêt en tant qu'employé de la société Cotecna, chargée de la vérification des produits entrants en Irak dès fin 1998.
Le 3 janvier 2005, la commission de l'ONU met en cause le responsable du programme, Benon Sevan, coupable d'après elle d'un "conflit d'intérêt sérieux et persistant". M. Sevan est accusé d'avoir demandé aux Irakiens des droits d'achat de barils de pétrole pour le compte d'une petite société installée en Suisse, l'AMEP (Africa Middle East Petroleum), laquelle lui aurait reversé des contreparties.
Des personnalités et entreprises françaises impliquées

Bernard Guillet, l'ex-conseiller diplomatique de Charles Pasqua, en 2009.AFP/LIONEL BONAVENTURE

Début 2005, des documents de la commission sont saisis à New York par le juge Philippe Courroye, dans le cadre d'une enquête qu'il mène depuis 2002, visant les pots-de-vin qu'aurait versés Total au régime de Saddam Hussein afin de contourner l'embargo pétrolier. Certains d'entre eux détaillent le mécanisme qui aurait permis à Charles Pasqua et son conseiller diplomatique, Bernard Guillet, de toucher des fonds.
L'ancien ministre de l'intérieur aurait obtenu du régime baasiste le droit de revendre 10,8 millions de barils de brut et M. Guillet, 2 millions de barils. Fin avril 2005, Bernard Guillet est mis en examen pour "recel d'abus de biens sociaux" et "trafic d'influence aggravé". Charles Pasqua nie toute responsabilité. Le 6 avril 2006, il est finalement mis en examen à son tour.
Le rôle de 19 autres personnes physiques, dont l'une est décédée depuis, et de deux entreprises, Total et Vitol, est également examinée par la justice. Figurent parmi elles un homme d'affaires proche de Jacques Chirac, Patrick Maugein, ou encore l'ancien ambassadeur de France à Rome et à l'ONU, Jean-Bernard Mérimée.
La BNP est également pointée du doigt. Banquier du programme, elle était, selon le rapport définitif de la commission Volcker, "en position d'avoir une connaissance de première main" des paiements illégaux réclamés par le régime de Saddam Hussein, mais n'aurait "pas reconnu une responsabilité particulière d'informer l'ONU de manière adéquate".
Le 25 octobre 2010, le parquet de Paris requiert un non-lieu pour Charles Pasqua et Total. Dans ses réquisitions, il considère que l'enquête n'a pas permis de démontrer que le patron de Total, Christophe de Margerie, s'est rendu complice d'abus de biens sociaux, ni que M. Pasqua s'est livré à du trafic d'influence.
Le juge d'instruction Serge Tournaire a finalement décidé le 28 juillet de renvoyer devant le tribunal correctionnel dix-neuf personnes physiques, dont Charles Pasqua et Christophe de Margerie, ainsi que Total. Le procès devrait se tenir à Paris courant 2012.
Le Monde.fr


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