Minorités, racialisation, #MeToo, laïcité, César, gauche identitaire... : le face-à-face Caroline Fourest–Mathieu Bock-Côté

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MBC très mollasson face à la gauche laïcarde française

« Nous sommes sans doute les derniers au monde à croire à cette utopie de l’universalisme », assure Caroline Fourest. « La France – c’est une marque de son identité – garde une capacité philosophique de résistance à la police de la pensée », renchérit Mathieu Bock-Côté.



Les plaies laissées par la soirée des César toujours à vif, d’autres controverses ont surgi ces derniers jours. Vendredi, la polémique venait des Etats-Unis où une filiale américaine du groupe Hachette annonçait renoncer à publier les mémoires de Woody Allen après des manifestations de ses employés et l’indignation manifestée par Ronan Farrow, le fils adoptif du réalisateur devenu une des cibles du mouvement #MeToo. « Il est triste que cette décision ait été prise, triste pour la liberté d’expression, mais parfaitement compréhensible dans le contexte américain, a réagi le directeur de Stock (groupe Hachette), Manuel Carcassonne, interrogé par Le Point. Autre actualité, ce week-end du 8 mars, journée des droits de la femme, plus d’une centaine d’avocates pénalistes signaient dans Le Monde une tribune pour s’élever contre les atteintes à la présomption d’innocence et s’inquiéter d’une parole des victimes « sacralisée ». L’Opinion a réuni deux intellectuels aux horizons en apparence opposés : Caroline Fourest, éditorialiste et réalisatrice, venant de la gauche militante, antiraciste, féministe, et Mathieu Bock-Côté, sociologue et essayiste québécois, conservateur et souverainiste. Au fil de cet échange nourri, ils s’accordent sur de nombreux sujets, dénonçant cette « police de la pensée » qui s’est emparée des facs nord-américaines et cette « passion victimaire » qui saisit des pans entiers de la société. Un « fanatisme » qui n’épargne pas la France même si elle reste un îlot de « résistance » dans cette vague qui submerge l’espace public.


Malgré vos divergences, Mathieu Bock-Côté, n’auriez-vous pas pu signer « Génération offensée », le livre de Caroline Fourest, et notamment sa dénonciation de la « police de la pensée » ?


Mathieu Bock-Côté : Nous sommes effectivement confrontés au même fanatisme qui gagne tout le milieu universitaire. Fanatisme qui s’est emparé des minorités « offusquées », des idéologues qui confisquent le débat public, des extrémistes qui hurlent au blasphème au moindre désaccord. Dès les années 1980, le politiquement correct portait en lui les germes de cette radicalisation.


Caroline Fourest : C’est vrai que les manifestations les plus absurdes ou choquantes de cette police de la pensée prennent leurs racines dans une approche victimaire qui a cours depuis longtemps. Cela étant, la droite conservatrice a hurlé avant que le politiquement correct ne dérape. Mais je suis d’accord avec vous sur l’essentiel : un désaccord n’est pas un blasphème, et il vaut mieux contredire que censurer.


M. B.-C. : On peut aussi imaginer que la « droite conservatrice » a sincèrement brandi l’étendard de la liberté d’expression car elle avait tout de suite vu la logique du politiquement correct.


C. F. : En France, il y a encore quelques années, la droite conservatrice voulait mettre à l’index Madonna et traîner Charlie Hebdo en justice… J’assume mon héritage de la gauche libertaire qui défend la liberté d’expression depuis des siècles contre les tenants de l’ordre moral et je mets en garde contre certaines dérives de mon camp depuis plus de quinze ans. Mais votre situation est différente. La gauche identitaire canadienne est allée si loin dans les dérives que même une partie de la gauche française n’en croit pas ses yeux !


Mathieu Bock-Côté : « La “race” devient une catégorie pertinente pour décrire des phénomènes sociaux ! On classe les gens en noirs, blancs, latinos… A contrario, la France, vue par des yeux anglo-saxons, n’est rien d’autre qu’une Union soviétique réprimant la diversité, un bulldozer écrasant les minorités »


Jusqu’à récemment, la France était plutôt épargnée par les dérives nord-américaines. Mais il y a eu, pour ne citer que les plus récentes, la conférence interdite de Sylviane Agacinski ou celle, sous escorte policière, d’Alain Finkielkraut, les livres de François Hollande déchirés... Sans parler des « ateliers non-mixtes » ouverts aux seuls « racisés ». Les digues ont-elles cédé ?


M. B.-C. : Cela va effectivement déjà très loin mais je suis frappé par la résistance à cette dérive en France. La défense de la liberté d’expression y fait partie de la culture politique. Il y a une forme d’allergie à la confiscation de l’espace public par des groupes militants et lyncheurs qui veulent transformer tout désaccord en scandale. J’aime dire que l’aspiration à l’universalisme est un particularisme français ! Ici, au Canada, la « racialisation » est réhabilitée ! La « race » devient une catégorie pertinente pour décrire des phénomènes sociaux ! On classe les gens en « noirs », « blancs », « latinos »… A contrario, la France, vue par des yeux anglo-saxons, n’est rien d’autre qu’une Union soviétique réprimant la diversité, un bulldozer écrasant les minorités.


C. F. : Nous sommes sans doute les derniers au monde à croire à cette utopie de l’universalisme, même si nous sommes encore nombreux à la partager. A rêver de s’abstraire de l’identitaire pour viser plus haut, à vivre en étant soi-même sans, pour autant, être assigné. Ce qui est de plus en plus difficile dans un monde qui réduit tout à l’identité.


Pourtant, que pèse encore cette singularité quand la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, a failli ne pas être jouée à la Sorbonne sous prétexte de « blackface » ? Ou, dans un autre registre, quand un comité d’étudiantes de Sciences Po interdit les coiffures afro aux blanches parce qu’il les juge synonymes d’ «appropriation culturelle» ?


C. F. : Dans cinq ans, nous serons peut-être dans la situation des Etats-Unis, voire du Canada et de son multiculturalisme poussé à l’extrême… Nous supprimerons peut-être les cours de yoga pour handicapés pour ne pas être taxés d’« appropriation » de la culture indienne comme l’a fait l’université d’Ottawa… Nous construirons des « safe spaces », obligerons les professeurs à des « trigger warnings » et dresserons la liste des « micro-agressions » pour préserver tout étudiant du risque d’être « offensé »…


M. B.-C. : La France – c’est une marque de son identité – garde une capacité philosophique de résistance à ce mouvement dans son imaginaire social et dans ses mœurs. Mais il faut prendre très au sérieux les sciences sociales américaines dans ce qu’elles ont de plus délirant. Elles racialisent, ethnicisent, catégorisent. C’est un retour à un phénomène totalitaire qui vient d’en bas, cette fois. En 2018, à Montréal, les militants criaient au « colonialisme » devant le théâtre où devait être jouée la pièce SLAV du Québécois Robert Lepage (qui a fini par être déprogrammée, sa distribution étant jugée trop « blanche »). Cela signifie quoi ? Qu’un blanc ne peut plus parler des noirs ? C’est bien à de l’hystérie qu’on assiste. Il faut oser nommer cette violence idéologique, d’autant plus que les autorités manquent de courage pour l’affronter.


C. F. : Ces lyncheurs dont la rage déforme les visages et caricature les identités, je les ai rencontrés. A l’Université libre de Bruxelles où je donnais une conférence, comme à la Fête de l’Huma. Ils sont moins nombreux ici, en France, mais ils existent aussi. Et rencontrent la même lâcheté universitaire…


Cooptation, ostracisme, réseaux dans l’enseignement supérieur – vous citez Paris 1, Paris 8, l’EHESS ou Normale Sup, Caroline Fourest : les ghettos intellectuels se multiplient-ils au sein de l’université française ?


C. F. : Ils sont déjà puissants pour obtenir un poste d’enseignant-chercheur. La sociologie anglo-saxonne exerce une influence très forte parmi les universitaires. La résistance à cette emprise vient plutôt des intellectuels non-universitaires et du monde de la culture. Elle a été ravivée par la défense de Charlie Hebdo après les attentats. Preuve en est, la pièce Kanata de Robert Lepage, qui n’avait pu être montée au Canada sous prétexte qu’elle s’« appropriait » l’histoire des Amérindiens, a pu l’être en France grâce à Ariane Mnouchkine et au Théâtre du Soleil.


Le coût des études dans les facs américaines transforme-t-il les étudiants en consommateurs refusant d’être bousculés dans leur confort intellectuel ? Les autorités universitaires cèdent-elles plus vite aux injonctions de groupes de pression ?


M. B.-C. : Les petites universités connaissent malheureusement les mêmes phénomènes que Yale ou Harvard où les frais d’inscription sont astronomiques. Le scandale d’Evergreen [un professeur, Brett Weinstein, contraint de démissionner parce qu’il s’était opposé à l’idée d’imposer une « journée sans blancs » sur le campus en 2017] a eu lieu dans une petite fac de l’Etat de Washington. Non, cette idéologie ne répond pas qu’à une logique consumériste. Elle se répand comme une épidémie et les professeurs s’y soumettent quand ils ne l’encouragent pas. Le même fanatisme idéologique s’est emparé de plusieurs médias. Le New York Times ouvre ses colonnes à Rokaya Diallo ou aux Indigènes de la République. Houria Bouteldja est bien accueillie à Radio Canada. Et personne d’autre ! Le mépris de ces milieux pour la France est inimaginable. C’est presque un code d’entrée dans ces cercles « autorisés » qui définissent les normes de la respectabilité idéologique.


C. F. : Ici aussi, nous subissons le mépris des universitaires, mais gardons le droit d’exister médiatiquement, ce qui est important pour continuer de porter le fer dans la plaie. Mais, à cause de ces voix de la gauche identitaire, les Anglo-Saxons ont une vision totalement déformée du modèle français. La laïcité est perçue comme une négation de la diversité, notre loi sur le port de signes religieux comme de « l’islamophobie » et de « la domination culturelle ». Cette propagande n’est pas anodine. C’est un véritable soft power.


La polémique autour de la récente soirée des César n’illustre-t-elle pas cette « compétition victimaire » ? Il fallait absolument choisir : être Adèle Haenel ou Fanny Ardant ?


C. F. : Blancs, noirs, juifs, hommes ou femmes n’ont pas vu la même soirée. Et c’est triste. L’identitaire s’est imposé. Moi, j’aime Adèle Haenel ET Fanny Ardant. Je comprends qu’Adèle Haenel ait très mal pris qu’on consacre pour la cinquième fois Polanski comme réalisateur malgré #MeToo. Mais je ne jetterai jamais la pierre à Fanny Ardant parce qu’elle dit aimer ses amis jusqu’à l’échafaud. Le seul débat qui a du sens, c’est celui de savoir si on peut dissocier l’homme de l’artiste ou juger une œuvre comme on juge un homme.


M. B.-C. : Le sermon d’Aïssa Maïga a été le moment central de cette soirée. Commencer à compter les noirs et les blancs dans la salle, c’est fascinant pour un milieu qui se veut progressiste ! Ce n’est rien d’autre que faire des statistiques ethniques. Que dirait-on si on se mettait à faire la même chose quand il y a des émeutes aux abords de la gare de Lyon à Paris ? Quelle sera la prochaine étape ?


C. F. : Ce comptage était d’autant plus décalé qu’il n’y a pas plus acquis à la diversité que la salle des César. Il suffit de regarder les lauréats ces dix dernières années. Encore cette fois, le film Les Misérables a triomphé. J’ai toujours été opposée aux statistiques ethniques, notamment quand Nicolas Sarkozy voulait les imposer. C’est un mauvais critère pour juger des discriminations. Si on se fie au nombre de noirs dans une entreprise, la palme de la diversité revient aux sociétés de télémarketing, de nettoyage ou de gardiennage…


Caroline Fourest: « Ces lyncheurs dont la rage déforme les visages et caricature les identités, je les ai rencontrés. Ils sont moins nombreux ici, en France, mais ils existent aussi »


#MeToo divise profondément les générations. Plus largement, les jeunes ne font-ils pas déjà partie de cette « Génération offensée » ? N’ont-ils pas cédé à la « passion victimaire »?


M. B.-C. : Pas sûr qu’en 1968, Raymond Aron et la démocratie libérale aient emporté les suffrages de la jeunesse française ! Il ne sert à rien de désespérer : un sursaut est toujours possible. Il faut tenir tête à la bêtise. Certes, cette épidémie idéologique existe mais combien d’étudiants viennent aussi me voir à la fin des conférences pour me dire : « Je suis d’accord avec vous mais je ne peux pas le dire trop fort ». Ils adhèrent au discours dominant par automatisme, lâcheté, les plus fanatiques ayant le monopole de l’espace public.


C. F. : Il faut effectivement arriver à desserrer l’étau de cet automatisme intellectuel. Beaucoup de millenials n’osent pas s’exprimer de peur d’être traités de « racistes » ou de « réacs ». C’est une génération un peu schizophrène avec des réseaux sociaux qui poussent à s’exposer toujours davantage, mais où règnent l’intimidation et la chasse en meute.


Vous écrivez, Caroline Fourest, que les « diktats énoncés par les identitaires de gauche finissent toujours par servir la droite identitaire »...


C. F. : Quand j’écoute la gauche américaine, je comprends mieux pourquoi la classe moyenne blanche se tourne vers Donald Trump ! Ma grande crainte est qu’il ne reste plus rien, plus d’autres choix, entre cette gauche identitaire et le conservatisme. Je partage la définition de mon ami, l’aventurier Patrice Franceschi, qui parle d’« ère post-héroïque ». Nous avons quitté l’âge de l’homme viril, de ses guerres sanglantes et de sa domination de l’autre. Je suis pour #MeToo, pour cette libération de la parole sur les harcèlements, les viols, contre l’invisibilisation. Mais le statut de victime n’est qu’un moyen de viser l’égalité. Il ne doit pas devenir une fin en soi, ni une identité.


M. B.-C. : Plus qu’un affrontement entre gauche identitaire et conservateurs, je redoute l’institutionnalisation de cette gauche identitaire. Le statut de victime est aujourd’hui le plus socialement payant, il donne une légitimité immense. Il entretient un désir de vengeance sur « l’homme blanc hétérosexuel » qui n’a rien à voir avec la justice. Je suis aussi terrifiée par la vision simpliste qu’ont les jeunes générations de l’histoire, par la maigreur de leur culture. Cette violence symbolique peut se transformer demain en violence politique qui légitime la censure, la délation et pousse à des comportements totalitaires. C’est pour cela qu’il ne faut pas défendre sa chapelle mais le cadre démocratique qui nous permet d’avoir une conversation civique comme celle que nous venons d‘avoir !


C. F. : C’est juste.