GUERRE CULTURELLE

«Les statues que l’on déboulonne, les mots que l’on efface, la syntaxe que l’on manipule... déstabilisent notre unité nationale»

07eaec866a76bcb7fcef183cbe4f0771

« Chaque acceptation docile ouvre la voie à des revendications toujours plus intrusives »

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Anne-Sophie Nogaret et Sami Biasoni retracent la genèse des pensées racialiste, décolonialiste et indigéniste. Ils s’inquiètent de la menace que les adeptes de ces idéologies font peser sur la nation.




Anne-Sophie Nogaret est professeur de philosophie et Sami Biasoni est professeur chargé de cours à l’ESSEC, doctorant en philosophie à l’École normale supérieure. Ils ont co-écrit Français malgré eux, Racialistes, décolonialistes, indigénistes: ceux qui veulent déconstruire la France (éditions de L’Artilleur, 2020).





FIGAROVOX. - Votre livre, «Français malgré eux», est sous-titré: «Racialistes, décolonialistes, indigénistes: ceux qui veulent déconstruire la France». Pouvez-vous expliquer la différence entre ces trois termes?





Sami BIASONI. - Bien que l’on ait fréquemment tendance à les amalgamer, il s’agit en effet de trois termes qui désignent des mouvements certes vicinaux, mais néanmoins différents. Le racialisme correspond à l’ensemble des discours idéologiques - et des revendications politiques qui en émanent - établis sur la base du postulat de la prééminence de la notion de «race» dans le vécu humain. Dans son acception historique, défendue par les auteurs du XIXe siècle (Vacher de Lapouge, Gobineau…), le racialisme était principalement affaire de différenciation biologique entre les individus ; désormais il a trait à la «race» perçue à la fois comme construit social et comme synthèse de perceptions subjectives réelles ou fantasmées. Ainsi le racialisme ne considère-t-il plus qu’il suffise qu’un individu arbore une couleur de peau «noire» pour se dire «Noir». C’est aussi paradoxalement ce qui permet à cette même doctrine de considérer qu’en Occident toute personne «blanche» occupe une position de domination latente, nonobstant la réalité de son statut social ou de son cheminement psychologique.


Le décolonialisme considère pour sa part que le processus de décolonisation qui a structuré l’histoire mondiale de la seconde moitié du XXe siècle est inachevé. Si, pour reprendre les déclarations de la Conférence de Bandung de 1955 «la soumission [politique] des peuples au joug de l’étranger, à sa domination et à son exploitation» est légalement caduque, d’aucuns soutiennent qu’elle perdure au travers de l’impérialisme économique (capitalisme), culturel (soft power) ou encore représentationnel au profit de l’Occident. J’analyse le décolonialisme comme le versant actif et militant du post-colonialisme qui, pour sa part, s’attache à penser et à théoriser la déconstruction de l’hégémonie susdite.


On peut enfin dire de l’indigénisme qu’il est, par essence, décolonial. L’indigénisme originel visait à établir les conditions de pérennité culturelle et politique des populations autochtones sur le continent sud-américain. En France, il se réfère plutôt aux Codes de l’Indigénat du siècle dernier, corpus de droit colonial régissant le statut des populations habitant les possessions territoriales française - populations dont les descendants d’immigrés nés sur notre territoire porteraient aujourd’hui le fardeau atavique du seul fait de leur naissance.


Vous écrivez que la French Theory a eu du mal à se fixer en France, quand elle influençait déjà le monde outre-Atlantique. Comment ces théories postcoloniales ont finalement réussi à s’imposer dans notre société?


S.B. - Beaucoup l’ignorent, mais la culture philosophique matérialiste marxiste de l’université française a contribué, par conservatisme (trivialement lié au refus de la submersion de la «classe» par la «race»), au ralentissement de la pénétration des concepts issus de la French Theory dans notre débat intellectuel. On doit aussi à l’attrait exercé par la «Nouvelle Philosophie» (incarnée par André Glucksmann, Christian Jambet et Bernard-Henry Lévy) - quant à elle critique à l’endroit des dérives du stalinisme ou du maoïsme - le relatif échec de la pensée post-structuraliste en France. Dans le même temps naissaient sur les campus américains les premiers départements dédiés aux x-studies, ces disciplines inscrivant au cœur de leurs analyses les notions de «race», de «genre» ou de «subalternité». L’Université française conservait en outre dans ces années une tradition rationaliste attachée à une rigueur argumentative et à une relative parcimonie conceptuelle. À l’inverse, la French Theory défendait une approche dite «littérariste», à la fois prolixe et métaphorique ; c’est aussi ce qui explique les réticences françaises à son égard, et concomitamment son adoption opportuniste outre-Atlantique.





L’influence des revues académiques américaines en sciences sociales a servi de support à la perfusion des thèses postcoloniales en France. De même le cinéma et plus récemment les séries américaines ont contribué à l’essaimage et à la normalisation des discours « minoritaristes  ».

L’influence des revues académiques américaines en sciences sociales a servi de support à la perfusion des thèses postcoloniales en France. De même le cinéma et plus récemment les séries américaines ont contribué à l’essaimage et à la normalisation des discours «minoritaristes». Leur acceptation a par ailleurs été permise, voire facilitée, par de nombreux renoncements historiques au cours des dernières décennies: l’abandon du modèle assimilationniste, la constitution d’un antiracisme communautaire (celui du PIR, du CRAN ou encore du CCIF) et la pusillanimité du pouvoir politique vis-à-vis de l’affirmation d’une quelconque «fierté» nationale constituent les jalons essentiels sous-tendant la réception de thèses racialistes et décolonialistes en France.


Pensez-vous que le racialisme, mais aussi la théorie du genre, ou encore l’animalisme, sont des avatars du déconstructionnisme?


Anne-Sophie NOGARET. - Si le racialisme n’a pas attendu la French Theory et le déconstructionnisme pour être théorisé, comme le prouvent les thèses de Gobineau et de ses épigones, il n’en va pas de même de la question du genre qui, elle, apparaît à l’ère contemporaine. Le genre, indépendant du sexe biologique, désignerait une norme sociale s’exprimant à travers des leurres (les catégories de féminin et de masculin), séculairement distillées pour des enjeux cachés de domination… masculine. La passion actuelle de la «déconstruction des stéréotypes de genre» vise ainsi à débusquer cette domination, d’autant plus perverse qu’elle serait inconsciente. La célèbre phrase de Beauvoir «On ne naît pas femme, on le devient» en a exprimé les prémices. La théorie du genre s’est ensuite élaborée et diffusée dans le sillage du déconstructionnisme, poussée à son paroxysme par Judith Butler, qui affirme qu’être homme ou femme relève du choix de l’individu, détaché dès lors par simple effet déclaratif de sa réalité biologique.


Les déconstructionnistes, qui se réfèrent en réalité davantage à Foucault qu’à Derrida, analysent toute réalité sociale (donc humaine) en termes de domination: les normes, la hiérarchie, la contention, les interdits, la loi en un mot seraient l’expression même de la domination. Or, dans la nature n’existent que des forces aveugles définissant le possible ou l’impossible. La norme et la loi n’y ont pas cours. Même s’ils ne le revendiquent pas nécessairement, les antispécistes s’inscrivent donc bien dans la logique déconstructionniste: ils dénient la nature spécifique de l’homme, consciente, douée de libre-arbitre, rationnelle et la supériorité que cette conscience rationnelle implique envers les autres vivants. Ils dénient donc ce qui fonde la frontière essentielle entre humanité et animalité, entre nature et culture.


Les déconstructionnistes, qui se réfèrent en réalité davantage à Foucault qu’à Derrida, analysent toute réalité sociale (donc humaine) en termes de domination : les normes, la hiérarchie, la contention, les interdits, la loi en un mot seraient l’expression même de la domination.

La déconstruction, telle qu’exposée par Derrida, visait à l’origine une certaine interprétation des textes. Elle a été dévoyée pour s’exercer maintenant sur les catégories, les normes, les interdits, in fine sur ce que l’on appelle les fondements anthropologiques. L’être humain, dont le corps même ne s’inscrit plus vraiment dans la sphère biologique puisqu’il peut choisir son «genre» (qui de ce fait redevient un sexe artificiellement construit), n’est plus non plus un être de raison s’inscrivant dans la culture, puisque la valeur fondatrice et humanisante de la norme et de l’interdit est déniée.





Pour ma part, je vois dans le déconstructionnisme à l’œuvre aujourd’hui un motif pervers qui relèverait davantage d’un désordre psychique que d’une réflexion théorique: il s’agit en réalité de légitimer le libre exercice de ses pulsions, qui deviendraient des «normes» authentiques puisque prétendument libérées de toute trace de domination.


Quant au racialisme, il ne participe pas à mon sens strictement de la logique déconstructionniste, même s’il en emprunte le discours, car, quoi qu’on en pense du point de vue moral, il ne remet pas en cause les fondements anthropologiques. Si, comme l’a décrit Levi-Strauss, chaque société est naturellement portée à se considérer comme la seule véritablement humaine, c’est bien que le racisme et l’ethnocentrisme sont des phénomènes inhérents à l’humanité. Le racialisme, s’il s’oppose à l’universalisme, ne remet pas pour autant en cause la place spécifique de l’homme dans la nature, ni la nécessité des normes et des interdits au sein d’une société. Les racialistes d’aujourd’hui sont par ailleurs loin de vouloir «déconstruire» le concept de race! Quoiqu’ils disent, ils entendent au contraire en faire un critère distinctif leur donnant accès à des privilèges et au pouvoir, soi-disant en dédommagement des traumatismes subis… au nom de la race.


Le titre français du célèbre roman d’Agatha Christie, «Les Dix Petits Nègres» a été modifié, il s’appelle désormais «Ils étaient dix». La culture et le langage ont-ils été abandonnés à ce que vous nommez la «tyrannie minoritaire»?


S.B. - Ils n’ont heureusement pas été abandonnés, mais chaque jour nous apporte son triste lot de nouveaux renoncements. L’exception française dont nous avons jadis été si fiers ploie aujourd’hui sous le poids des revendications les plus radicales, et nous laissons faire. Les totalitarismes ont toujours considéré qu’il fallait, au nom du Bien, expurger la langue et la culture de leurs «scories». Qui peut croire que l’exercice forcené du «politiquement correct» érigé en norme dans les institutions et les médias américains depuis les années 1970 a contribué à apaiser le débat politique outre-Atlantique?


Les statues que l’on déboulonne, les mots que l’on efface, la syntaxe que l’on manipule sont autant de traductions de notre passivité face à un mouvement lent de déstabilisation de notre unité, voire de notre concorde nationale.

Chaque acceptation docile ouvre la voie à des revendications toujours plus intrusives: telle est la marche naturelle de la domination minoritaire, dont le moteur n’est autre que la conquête de nouveaux droits au détriment d’autrui. Le militantisme auquel nous devons faire face ne s’embarrasse plus de la complexité du réel car il raisonne à partir de catégories aussi simplistes qu’artificielles. L’acte de censure constitue le procédé ultime de la démarche déconstructiviste: ce que l’on ne parvient pas à défaire par la Raison le devient par l’usage de la coercition. La cancel culture qui commence à horrifier jusqu’à la gauche la plus progressiste aux États-Unis procède des mêmes ressorts que tous les totalitarismes dans l’histoire: par la négation de la libre pensée de l’autre et par l’effacement de ce qui gêne le projet doctrinaire défendu. Les statues que l’on déboulonne, les mots que l’on efface, la syntaxe que l’on manipule sont autant de traductions de notre passivité face à un mouvement lent de déstabilisation de notre unité, voire de notre concorde nationale. Notre tradition républicaine nous enseigne de comprendre les revendications que certains défendent, d’accepter le débat démocratique tout en réaffirmant avec vigueur ce en quoi nous croyons. La liberté et la fraternité sont à ce prix.


Dans quelle mesure la notion d’intérêt général a-t-elle cédé la place aux revendications particularistes?


A.-S. N. - Sur le fond, les revendications féministes, LGBT, indigénistes, qui émaillent l’actualité ne sont pas vraiment particularistes. Car une particularité (être une femme, être homosexuel, être noir) n’est pas en soi liée à une domination, comme le prétendent les militants qui, leur traumatisme de dominés en bandoulière, disent vouloir la «justice». Une particularité est par ailleurs elle-même fractionnable en de multiples sous-particularités. Le discours intersectionnel se fonde sur une conception qui abolit le sujet comme unité consciente. Le sujet n’existe plus, morcelé, réduit à n’être qu’une addition de traumatismes subis, lesquels ne sont pas le fait de la vie ou du hasard, mais de mécanismes extérieurs de domination.


Le discours intersectionnel se fonde sur une conception qui abolit le sujet comme unité consciente. Le sujet n’existe plus, morcelé, réduit à n’être qu’une addition de traumatismes subis, lesquels ne sont pas le fait de la vie ou du hasard, mais de mécanismes extérieurs de domination.

Ce morcèlement détruit l’identité du sujet (idem veut dire «le même») tout en s’en revendiquant. Au nom des «violences» symboliques qu’il collectionne et par lesquelles il se définit, l’individu revendique des «droits». Ces «droits», qui ne concernent que lui et ses propres exigences pulsionnelles dont il entend faire une norme, relèvent d’un abus évident de langage et d’une perversion manifeste de ce qu’est la loi. C’est sans doute là le principe non avoué de ces revendications: la prise de pouvoir idéologique et politique de l’individu qui considère que la réalité (biologique et anthropologique) n’existe pas et que seules valent les pulsions semblables aux siennes. Dans un tel système de représentations, la notion d’intérêt général se trouve nécessairement dissoute.


Va-t-on vers la dislocation de l’universalisme républicain français et l’avènement d’une société multiculturelle et communautariste en France?


A.-S. N. - Nous y sommes déjà. Une société multiculturelle ne peut exister de façon relativement paisible que parce qu’une des communautés s’affirme et se comporte comme première, supérieure et centrale. En Géorgie, par exemple, qui est une société multiculturelle, le paradigme dominant est clair et assumé: les Géorgiens sont extrêmement fiers de leurs racines, de leur histoire et de leur religion et ne se laisseront pas déborder par les ethnies présentes séculairement dans le pays. En France, où le critère ethnico-religieux n’existait pas politiquement jusqu’à il y a quelques décennies, l’universalisme organisait le droit et la vie en société. Mais l’universalisme n’est plus porté par l’État et les institutions, qui pratiquent l’ethno-différentialisme sans le dire ouvertement. De ce fait, la communauté qui tend à s’imposer, parce que c’est sa nature et parce qu’elle ne rencontre pas d’opposition, est celle qui se revendique de l’islam politique.