Les liens économiques, politiques et militaires se développement entre l’Iran, la Chine et la Russie, formant ce que je considère un triangle d’or émergeant en Eurasie et cherchant à pénétrer des régions isolées. Cela, alors qu’il semble que la stratégie géopolitique des États-Unis, dans la perspective d’une administration Trump, soit d’éloigner Washington de l’Iran et de la Chine, tout en faisant miroiter un possible relâchement de la confrontation entre Washington et Moscou.
Géopolitique classique, à la Halford Mackinder ou à la Kissinger, qui cherche à éviter la guerre sur deux fronts, qui était en train de se retourner contre un Washington arcbouté sur sa tentative de modifier l’équilibre des puissances. Pour le moment, la dynamique d’une coopération plus étroite, engagée ces dernières années, entre les trois États pivots du Heartland eurasien, entre dans une phase d’approfondissement stratégique. Le dernier signe en est la visite du ministre chinois de la défense et de hauts responsables russes à Téhéran.
Les 14 et 15 novembre à Téhéran, pendant la rencontre de haut niveau entre le ministre chinois de la Défense, le général Chang Wanquan, et le président iranien Hassan Rouhani accompagné du ministre iranien de la Défense Hossein Dehghan, les deux principaux pays eurasiatiques ont signé un accord de renforcement de leur coopération militaire. L’accord prévoit l’intensification de la formation militaire bilatérale et une coopération plus étroite sur ce que l’Iran considère comme des questions de sécurité régionale, le terrorisme et la Syrie étant en tête de liste. Le chef de l’état-major des forces armées iraniennes, le général en chef Mohammad Hossein Baqeri, a déclaré que l’Iran est prêt à partager avec la Chine ses expériences dans la lutte contre les groupes terroristes en Irak et en Syrie. Dehghan a ajouté que cet accord représente un «renforcement de la coopération militaire et de défense à long terme avec la Chine».
Ces dernières semaines, la Chine s’est engagée directement, en se joignant à la Russie et à l’Iran, et à la demande du gouvernement du président syrien Bashar al Assad, dans la guerre contre EI et d’autres groupes terroristes, y compris le Front al-Qaïda-al Nusra et ses nombreux affiliés. L’accord formel avec Téhéran, qui a beaucoup d’expérience de terrain dans la lutte en Syrie, représente clairement un approfondissement des relations bilatérales sino-iraniennes.
Pendant que la Chine et l’Iran se réunissaient à Téhéran, Viktor Ozerov, le chef du Comité de défense et de sécurité du Conseil de la Fédération de Russie, la chambre haute du Parlement, était également à Téhéran. Là bas, il a déclaré à RAI Novosti que la Russie et l’Iran étaient en pourparlers sur une vente d’armes d’une valeur d’environ 10 milliards de dollars. La Russie devrait livrer des chars T-90, des systèmes d’artillerie, des avions et des hélicoptères à l’Iran.
En bref, nous avons un approfondissement des liens de défense militaire entre les trois points du triangle eurasien émergeant. Cela aura d’énormes conséquences, mais pas seulement pour la stabilisation de la situation en Syrie, en Irak et au Moyen-Orient. Cela donnera également un coup de pouce important aux liens économiques émergents entre les trois grandes puissances du Heartland eurasien.
Halford J. Mackinder, le père de la géopolitique britannique, a souvent qualifié la Russie de puissance du Heartland et, vers la fin de sa vie, dans un article de 1943 dans Foreign Affairs, le journal du New York Council on Foreign Relations, il a suggéré que la Chine pourrait également jouer le même rôle géographique et politique que la Russie, en tant que puissance du cœur de l’Eurasie.
Aujourd’hui, compte tenu de l’énorme croissance, depuis 1943, de l’importance géopolitique des pays pétroliers et gaziers du golfe Persique pour l’économie mondiale, le rapprochement de l’Iran avec la Chine et la Russie est en train de donner forme à une nouvelle puissance du Heartland Power, pour rester dans le vocabulaire de Mackinder .
L’élément nouveau, depuis 2013, est l’initiative du président de la Chine, Xi Jinping, de faire traverser l’ensemble de l’Eurasie et même de l’Asie du Sud, par ce qu’il appelle Une Ceinture, Une Route. La Russie a officiellement accepté de collaborer avec la Chine sur ce vaste projet d’infrastructure, de plusieurs milliards de dollars, pour relier les nouveaux marchés émergents d’Asie centrale à l’Iran et potentiellement à la Turquie, grâce à un réseau ferroviaire de trains à grande vitesse et d’infrastructures portuaires reliés qui, d’ici la fin de cette décennie, commencera à transformer la valeur économique de l’ensemble de l’Eurasie.
Le commerce Iran-Chine
Déjà, et en dépit des lourdes sanctions américaines et européennes contre l’Iran, le commerce sino-iranien avait commencé à augmenter, avant même que l’accord nucléaire de 2015 ne lève certaines sanctions. Le commerce bilatéral est passé de 400 millions de dollars en 1989, à près de 52 milliards de dollars en 2014. La Chambre de commerce et d’industrie irano-chinoise est passée de 65 membres en 2001 à 6 000 aujourd’hui, ce qui témoigne de l’intensité de la coopération économique.
Dès la levée des sanctions, en janvier 2016, le président chinois Xi Jinping s’est rendu à Téhéran, où les deux pays ont signé d’importants accords économiques. Après les pourparlers du 23 janvier, le président iranien Rouhani a annoncé que «l’Iran et la Chine ont accepté d’augmenter leurs échanges commerciaux jusqu’à 600 milliards de dollars sur les 10 prochaines années», ajoutant que les deux pays «ont convenu d’établir des relations stratégiques, comme le reflète un document complet de prospective sur les 25 prochaines années». De plus, l’Iran a accepté la coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire et a participé officiellement à la conférence Une Ceinture, Une Route chinoise, projet que la Russie et les pays de l’Union économique eurasienne ont déjà formellement accepté de rejoindre en 2015.
L’Iran – un lien clé
Le projet chinois, Une ceinture, Une Route, parfois appelé Nouvelle Route de la Soie, est un brillant projet géopolitique, économique, militaire et culturel. Il permettra aux pays membres d’être beaucoup plus protégés contre le pouvoir naval des États-Unis, qui peut bloquer le commerce maritime de marchandises vitales venant de l’Europe ou du Moyen-Orient, et qui doit passer par le détroit de Malacca, patrouillé par les États-Unis. De plus, alors que Washington et Bruxelles imposent des sanctions économiques au commerce russe avec l’Europe, la crise ukrainienne a forcé la Russie à un sérieux «pivot vers l’Est», notamment avec la Chine.
Ce qui est apparu, depuis le coup d’État ukrainien créé par les États-Unis en 2014 pour confronter la Russie, est une coopération stratégique entre les trois grandes puissances – l’Iran, la Chine et la Russie, exactement ce que Zbigniew Brzezinski décrivait dans son livre de 1997, Le Grand Échiquier, comme représentant le plus grand défi géopolitique auquel devra faire face la suprématie «exceptionnaliste» états-unienne, après la destruction de l’Union soviétique par Washington en 1989-1991.
Brzezinski déclarait alors, justement : «… la manière dont l’Amérique ‘gère’ l’Eurasie est critique. Une puissance qui domine l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions les plus avancées et économiquement productives du monde. Un simple coup d’œil à la carte suggère également que le contrôle sur l’Eurasie entraînerait presque automatiquement la subordination de l’Afrique, rendant l’hémisphère occidental et l’Océanie (Australie) géopolitiquement périphériques au continent central du monde. Environ 75% de la population mondiale vit en Eurasie, et la plus grande partie de la richesse physique mondiale y est aussi, tant dans ses entreprises que sous son sol. L’Eurasie représente environ les trois quarts des ressources énergétiques mondiales connues.»
Pour la cohésion eurasienne, dans le cadre des développements de l’infrastructure Une Ceinture Une Route chinoise, l’Iran est stratégique. Non seulement la Chine est un important acheteur de pétrole iranien, le plus grand client de l’Iran. Mais l’Iran est également vital pour le projet de la Chine de créer des centres manufacturiers et logistiques entièrement nouveaux ou des hubs en Asie centrale et en Europe. Et, comme le consultant stratégique indien, Debalina Ghoshal, le souligne, la Chine «a un vif intérêt pour l’emplacement géostratégique de l’Iran, bordant à la fois la mer Caspienne et le golfe Persique. L’emplacement permet à la Chine de réaliser son programme Une Ceinture, Une Route».
L’Iran est déjà en partie reliée à une section récemment complétée de ce projet, en Chine. Début 2015, le fret ferroviaire a commencé à circuler par le nouveau chemin de fer, Zhanaozen-Gyzylgaya-Bereket-Kyzyl Atrek-Gorgan, achevé en décembre 2014, en l’espace d’à peine cinq ans.
Cette ligne ferroviaire relie l’Iran à la Chine, via la ligne ferroviaire qui traverse le Turkménistan et le Kazakhstan, membre fondateur du projet depuis que Xi Jinping l’a dévoilé, lors d’une visite au Kazakhstan en 2013. La nouvelle liaison ferroviaire, connue sous le nom de Transnational Rail Corridor, relie l’Iran au Kazakhstan via le Turkménistan et à la frontière avec la Chine. La nouvelle ligne ferroviaire s’étend sur 908 kilomètres, démarrant à Uzen au Kazakhstan (120 km), passant par Gyzylgaya-Bereket-Etrek au Turkménistan (700 km) et se terminant à Gorgan en Iran (88 km). Grâce à cette nouvelle liaison ferroviaire, le trafic de marchandises passe du camion au rail, car la ligne relie tous les ports et terminaux clés de toute la région Caspienne.
La ligne de chemin de fer d’Uzen à Gorgan, récemment terminée dans le cadre du projet Une Ceinture, Une Route transforme l’importance économique d’une partie entière de l’Asie centrale.
La nouvelle ligne ferroviaire Iran-Turkménistan-Kazakhstan vers la Chine transformera toute l’importance économique de la vaste région d’Asie centrale. Bereket au Turkménistan – au carrefour de la ligne ferroviaire trans-caspienne existante, reliant Turkmenbashi, sur la mer Caspienne, à l’Ouzbékistan, au Kazakhstan oriental et à la Chine – va devenir le site d’un grand centre d’entretien des locomotives, avec un terminal ultra moderne qui en fera un important carrefour de transit.
En outre, le gouvernement turkmène est en train de construire un grand port à Turkmenbashi, qui permettrait de nouveaux liens commerciaux potentiels avec la Fédération de Russie par voie maritime. La liaison ferroviaire avec Gorgan en Iran est déjà reliée au réseau ferroviaire national iranien et permettra ainsi le transport ferroviaire entre la Chine, l’Asie centrale et le golfe Persique. Le raccordement raccourcit l’itinéraire de 400 km, et réduit le temps de transport de fret de plus ou moins la moitié, passant de 45-60 jours actuellement à 25-30 jours. C’est un énorme gain économique.
Depuis avril de cette année, Moscou et Téhéran ont été engagés dans des discussions sur la construction d’un canal maritime reliant la mer Caspienne au golfe Persique à travers l’Iran. La Russie, l’Azerbaïdjan et l’Iran ont également accepté d’accélérer les pourparlers sur un corridor de transport Nord-Sud, qui irait en partie le long de la côte occidentale de la mer Caspienne de la Russie vers l’Iran, par l’Azerbaïdjan. Le corridor nord-sud, une fois achevé, fera passer le temps de transport du fret de l’Inde à l’Asie centrale et à la Russie, d’environ 40 jours pour relier Mumbai, en Inde, à Moscou, à 14 jours en contournant le congestionné et coûteux canal de Suez.
Partout où nous allons aujourd’hui en Eurasie, du golfe Persique et de la mer Caspienne à la Russie, au Kazakhstan, au Turkménistan et à la Chine, se déroule un processus en cours, pour la première fois depuis l’ère originelle de la Route de la Soie, il y a plus de deux mille ans. Construisant un nouvel espace économique, l’Heartland eurasien. Si le gouvernement turc rejoignait sans réserve ce projet, le potentiel d’une transformation eurasienne deviendrait énorme. Il reste à voir ce que les États-Unis sous une présidence Trump feront ou ne feront pas, pour essayer de détruire cette belle construction eurasienne. S’il est aussi sage que ses promesses, il reconnaîtra que ce genre de développement est le seul vrai avenir pour les États-Unis, autre que la faillite, la dépression économique et les guerres de destruction. De toute façon, de plus en plus du reste du monde semble déterminé à aller de l’avant sans la «seule superpuissance».
William Engdahl
Article original publié dans New Eastern Outlook
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.
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