Le cercle des vrais lecteurs : Simon-Pierre Savard-Tremblay et les lectures d'un jeune intellectuel

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Un «cas» intéressant





Ces derniers mois, j’ai publié sur ce blogue une série d’entretiens consacrés à ceux que j’appelle les vrais lecteurs : je parle de ceux pour qui ont mis la lecture au cœur de leur existence. Il s’agissait de voir comment ils lisent, qu’est-ce qu’ils lisent. Ont-ils des habitudes, des rites, des secrets à partager avec nous? Aujourd’hui, je termine cette série avec Simon-Pierre Savard-Tremblay, qui est à la fois un jeune intellectuel en émergence dans notre vie publique – il poursuit actuellement un doctorat en sociologie à l’Université Laval - et une figure bien connue du mouvement nationaliste – il a notamment fondé le mouvement Génération nationale, il y a quelques années. Auteur du Souverainisme de province (Boréal, 2014), il publiera en octobre un nouveau livre consacré à la crise de la mondialisation, L’État-succursale : la démission politique du Québec, aux éditions VLB.


 


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Il y a des gens qui lisent tout le temps, à tout moment et en tous lieux. Il y en d’autres qui ont un rituel de lecture particulier. Quel genre de lecteur êtes-vous ? Avez-vous un rituel de lecture ?


 


Je préfère nettement mon domicile et les cafés aux bibliothèques. L’atmosphère froide de ces dernières m’ennuie et ne m’incite guère à être productif (car, en tant que doctorant, il va de soi qu’une bonne partie de mes lectures se font afin d’être mobilisées ensuite dans mes recherches). Je préfère personnellement les cafés. Certains craignent le bruit et l’atmosphère de groupe, lesquels les empêchent de pouvoir se concentrer. Ce n’est pas mon cas. Il y a là une atmosphère toute à fait singulière qui ne manque certainement pas de charme. 


 


D’où vous vient la passion de la lecture? Y a-t-il un livre a éveillé chez vous une vocation de lecteur ? Et parlez-moi d’un ou deux livres importants dans votre vie, qui ont marqué un tournant dans votre existence. Est-ce qu’un livre a déjà changé votre vie? Lequel et pourquoi?


Je ne saurais trop dire. Mon éducation française (au Collège Stanislas de Québec, puis de Montréal) était très centrée sur la littérature, ce qui est très enrichissant. De lecteur de romans, je suis devenu lecteur d’essais et de biographies à l’adolescence. Le bouillonnement politique de l’époque (les attentats du 11 septembre 2001) a éveillé chez moi un intérêt pour la chose qui était déjà favorisé par mon contexte familial. De manière inexplicable, cela a coïncidé avec un intérêt particulier et soutenu pour l’histoire soviétique. Je classerais cette dernière dans mes « premiers amours », étant le premier sujet à m’avoir réellement captivé, de l’adolescence à aujourd’hui, et à m’avoir poussé à dévorer ouvrage après ouvrage.


À mesure que mes études avançaient et que je prenais de l’âge, j’ai cessé de lire uniquement par militantisme et j’ai développé une réelle soif pour le savoir.


Le marquis de Sade est aujourd’hui un auteur détenant une place privilégiée dans mon appréciation littéraire. Une jeune auteure ayant répondu récemment à votre questionnaire vous mentionnait également sa passion pour Sade, mais ma lecture diverge légèrement de la sienne : la sexualité ne saurait y être considérée comme anecdotique dans son œuvre, elle en est plutôt l’expression philosophique la plus aboutie. C’est elle qui rend compte de la dialectique libération intégrale/domination qui symbolise avec brio et de manière déjantée la barbarie de la civilisation libérale. Pasolini l’avait magnifiquement rendu par son adaptation cinématographique des « Cent vingt journées de Sodome », qui est au passage le livre le plus marquant que j’ai eu l’occasion de lire. Au-delà de mon intérêt intellectuel pour Sade, il importe de mentionner qu’il s’agit d’un écrivain remarquable.


Aujourd’hui, mes recherches doctorales m’obligent à m’astreindre très fortement à des lectures académiques et scientifiques, mais j’avouerai volontiers ma passion pour le style pamphlétaire et polémique français, un genre qui porte en lui les grands traits des siècles antérieurs. On pourrait classer ce dernier dans la section de mes plaisirs coupables. C’est un style qui est d’ailleurs moins accepté au Québec.


 


Y a-t-il un livre vers lequel vous revenez tout le temps ? Certains livres correspondent-ils à certaines périodes de votre vie?


Absolument, les livres sont les témoins d’une mémoire vivante.


 


Est-ce que vous accordez une importance particulière au fait de lire un livre papier, ou vous êtes-vous convertis à la liseuse électronique?


Je ne m’y suis jamais converti et je m’y refuse. Nous sommes suffisamment envahis par la technologie comme cela pour en rajouter davantage.


 


On dit souvent que la multiplication des écrans et l’emprise des médias sociaux sur nos vies réduit considérablement notre capacité de concentration, notre capacité de lecture. Est-ce votre cas? Avez-vous dû reconquérir votre capacité de concentration?


Il est indéniable que ma concentration a été affectée, surtout lorsque la lecture doit être combinée à l’écriture. Une reconquête n’est jamais une entreprise facile. Nous sommes tous devenus les sujets de l’empire cybernétique, pour reprendre l’expression de la sociologue Céline Lafontaine, qui m’a d’ailleurs enseigné il y a quelques années. Je m’inquiète de la hausse compensatoire de l’utilisation des « smart drugs », ces médicaments très populaires dans les milieux étudiants, visant à pallier à ce déclin des capacités de concentration. Nous n’en sommes pas moins à l’époque du « meme » et de la communication courte, claire et tranchée. Force est d’admettre que nous avons perdu la patience et la volonté de lire longuement. La mise au ban du long développement et du descriptif fouillé et détaillé conditionne tout autant cette situation qu’elle vise à y répondre. C’est bien dommage !


 


Y a-t-il un auteur dont vous avez traversé l’œuvre entière? Ou y en a-t-il un dont vous attendez chaque fois le nouveau livre, avec une forme d’enthousiasme presque adolescent?


 


J’ai traversé l’œuvre entière de plusieurs auteurs, classiques ou contemporains. La seconde partie de votre question traite nécessairement d’auteurs encore en vie. Je mentionnerais alors deux auteurs français, c’est-à-dire Jean-Claude Michéa et Jacques Sapir, qui codirige mes recherches doctorales. Si j’ai lu l’intégralité de l’œuvre du premier, je ne peux en dire autant du second, ce qui ne m’empêche pas d’attendre, comme vous le dites, son nouveau livre avec une forme d’enthousiasme presque adolescent. J’aurais également classé Emmanuel Todd dans cette catégorie, mais son dernier ouvrage a considérablement, pour ne pas dire totalement, freiné mes ardeurs et mon enthousiasme.


J’ajouterais également que je souhaiterais traverser l’œuvre entière de plusieurs autres. Je compterai Hannah Arendt, Christopher Lasch, George Orwell, Cornelius Castoriadis et Michel Freitag parmi ceux-ci.


 


Y a-t-il un ouvrage qu’on vous ait offert et qui vous a marqué particulièrement ? Est-ce que les gens qui vous offrent des livres visent normalement juste, ou vos préférences sont-elles finalement plus discrètes qu’on ne le croit?


Comme à la loterie, certains perdent, certains gagnent.


Mon père en est la victime à répétition : à noël, il m’offre généralement des livres que je possède déjà, ce qui est au final le signe qu’il me connait bien et ne se trompe pas sur ce qui attire mon attention. On pourra donc dire de lui qu’il vise « trop »  juste. Vous-mêmes avez déjà bien choisi votre cadeau lorsque vous m’avez offert, pour mon anniversaire, les œuvres de Cioran.


Malheureusement, tous ne tombent pas si bien. Spontanément, aucun livre donné ne rivalise avec ceux que j’ai moi-même sélectionné.


 


Y a-t-il des livres que vous lisez à l’abri du regard public, dont vous n’avouez pas avoir le goût?


Le genre pamphlétaire et polémique français que j’affectionne tout particulièrement ne manque pas d’auteurs que le politiquement correct interdit de citer. Certains d’entre eux sont jugés respectables, comme Paul-Louis Courier, qui bénéficie d’une rue à son nom à Paris. D’autres sont quant à eux inavouables. Il faut dire qu’ils ont, comme on le dit au Québec, couru après le trouble ! Certains ont versé à outrance dans l’intolérance et l’injustice avec une violence verbale inouïe. Il n’en demeure pas moins que leurs invectives sont rendues de manière fascinante d’un point de vue littéraire.


Mais, pour répondre plus clairement à votre question, je n’ai honte d’aucune de mes lectures. Je crois que le simple fait que ce soit le cas pour certains témoigne aussi de la chute généralisée de la lecture approfondie, comme-ci le peu de livres que nous devions lire, ceux auxquels nous sommes prêts à consacrer le peu de temps que nous avons à lire, sont ceux qui sont socialement acceptés. On voit souvent passer, sur les réseaux sociaux, des individus issus de certaines branches militantes se targuer du fait qu’ils ne liront pas tel ou tel essai qui exposerait un point de vue contraire au leur. Non seulement cela témoigne-t-il d’une étroitesse intellectuelle assez flagrante, comme s’ils retiraient une quelconque fierté à se borne à ne pas lire leurs adversaires, comme si lire un ouvrage serait synonyme d’une adhésion aux idées qui y sont véhiculées.


Il n’est pas de lectures inavouables. Les scandales autour des rééditions de Mein Kampf m’ont toujours surpris au plus haut point. Pour éviter que l’horreur se répète, ne faut-il pas au contraire le lire et le comprendre ?  


 


Est-ce que lire vous donne envie d’écrire ?


Bien évidemment ! Lire n’est pas qu’un plaisir ou une entreprise d’absorption d’informations, c’est un monde dans lequel on plonge. Je ne fais personnellement que très peu de différences entre ce que l’on capte et ce que l’on exprime.


 


Lorsqu’on vous prête un livre, le rendez-vous?
 


Oui, mais comme vous en savez vous-même quelque chose, étant un de ceux avec qui j’échange parfois quelques livres, cela peut prendre du temps. Je crois d’ailleurs que nous nous en devons mutuellement un ou deux !


 


Y a-t-il un livre que vous rêvez de lire mais que vous n’avez jamais été capable de lire?


Plusieurs auteurs m’auraient naturellement intéressé mais je ne suis jamais parvenu à apprivoiser et à digérer leur style. Je donnerai l’exemple de Martin Heidegger en philosophie et celui de Marcel Proust dans le genre romanesque. Sans dire que j’ai véritablement « rêvé » de les lire, j’aurais assurément aimé être capable de profiter de l’expérience littéraire qu’ils nous offrent de vivre.


 


Que lisez-vous en ce moment?


J’ai toujours eu la fâcheuse tendance à multiplier les lectures avant d’avoir terminé celles que j’ai déjà entreprise. En ce moment, je lis donc « La tyrannie de la valeur », collectif sous la direction d’Éric Martin et de Maxime Ouellet, « Les démondialistes pourraient-ils demain nous sauver? » de Pierre Pascallon, « La grande dévalorisation » d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, « Que reste-t-il de notre victoire ? Russie-Occident : le malentendu » de Natalia Narotchniskaïa et « La crise de la globalisation » de Michel Freitag. Je viens tout juste de terminer le très court « Éloge des frontières » de Regis Debray, tandis que j’attaquerai incessamment le dernier essai de Normand Baillargeon, « La dure école ».




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