Entrevue avec le sociologue Éric Pineault

Le capitalisme financier - ou la crise perpétuelle / 99/1 : penser la lutte des classes à l'heure du capitalisme financier

Crise mondiale - fin du capitalisme

Louis Chaput-Richard
_ Entrevue avec le sociologue Éric Pineault

(1ère partie)
Par ses dérives, ses excès et sa violence, le capitalisme financier semble avoir engendré un mouvement de contestation d’une ampleur sans précédent. Pour le sociologue Éric Pineault, c’est une occasion unique d’observer la nouvelle forme que prend la lutte des classes dans les sociétés capitalistes contemporaines, mais aussi de commencer à penser les contours d’une économie postcapitaliste. Le Journal des Alternatives a rencontré ce spécialiste de sociologie économique dans son bureau de l’Université du Québec à Montréal, où il est professeur et directeur de recherche à la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie. Première partie de cette grande entrevue.
Journal des Alternatives : Dans vos recherches, vous émettez l’hypothèse que la « révolution financière » du capitalisme serait en train d’engendrer son « altérité », c’est-à-dire ces grands mouvements de contestation anticapitalistes qui remettent radicalement en question le système socioéconomique dans lequel on vit. D’abord, qu’entendez-vous exactement par « révolution financière » ?
Éric Pineault : Je parle d’une révolution financière par analogie avec celle qui a précédé et préparé la révolution industrielle et qui a donné lieu à la création du système bancaire moderne, aux 17e et 18e siècles. Or, je crois que ce schéma peut être transposé à ce qui s’est passé dans les 30 dernières années.
Depuis les années 80, on a tellement dérèglementé le secteur financier qu’on lui a permis de se donner un espace autonome par rapport au reste de la société et de l’économie. Dans cet espace qu’elle s’est donné et où elle se déploie sans véritables règles ou contraintes, la finance a créé un nouveau régime de transformation et de changement permanents, un régime qui se caractérise donc essentiellement par une très forte instabilité.
Journal des Alternatives : Ce qui n’était pas le cas pour le capitalisme plus classique, antérieur à cette révolution financière... ?
Éric Pineault : La forme antérieure de capitalisme, à savoir le capitalisme avancé dans sa phase fordiste, se caractérisait plutôt par un régime de stabilité — par des planifications économiques à long terme, par des cycles d’investissement très prévisibles, par des cycles économiques que l’on maîtrisait plus ou moins, etc. Il s’agissait d’une économie politique axée avant tout sur les mécanismes de stabilisation. Or, depuis la révolution financière, le capitalisme carbure au contraire à la déstabilisation — une déstabilisation et une instabilité que la finance impose à l’économie et à la société réelles. C’est là l’hypothèse qu’avançait déjà Naomi Klein dans La stratégie du choc [1].
Ce qu’il est important de voir aujourd’hui, c’est que cette instabilité n’est pas seulement un effet de la finance. C’est plutôt la manière par laquelle la finance fonctionne et se reproduit. C’est en instaurant des cycles de crises, de krachs financiers, que la finance peut fonctionner et imposer sa puissance... Pour l’élite financière, un marché en crise, en effondrement, c’est une occasion en or pour faire de bonnes affaires. Et c’est là quelque chose de propre au monde financier tel qu’il s’est déployé dans les 30 dernières années.
Journal des Alternatives : Autrement dit, la crise que l’on traverse en ce moment ne serait pas un accident de parcours, une anomalie ou une défaillance du système, mais elle s’inscrirait selon vous dans la logique même du capitalisme financier ?
Éric Pineault : Cette crise n’est certainement pas un accident. Et ce n’est d’ailleurs pas la première ni la dernière crise que l’on traverse. Certains économistes, comme Louis Gill [2], font remonter ce régime d’instabilité à la crise de la dette de 1982. Pour ma part, je préfère commencer en 1994, avec la crise mexicaine, qui a immédiatement provoqué la réaction zapatiste. Ensuite, les crises se sont succédé : crise asiatique en 1997, crise russe en 1998, dot-com bust en 2001, crise des subprimes en 2007, crise financière globale en 2008, crise des dettes publiques européennes en 2010 et jusqu’à aujourd’hui. Toutes ces crises ont ceci en commun qu’elles ont toutes été construites, en grande partie, par la finance elle-même.
La crise de la dette dont on parle en ce moment n’a pas d’autre origine. Bien sûr, les économies grecque et portugaise présentaient des problèmes sur le plan structurel, notamment d’importants déséquilibres budgétaires. Mais en ce qui concerne les économies comme celles de l’Irlande et de l’Espagne, elles étaient engagées sur des trajectoires de croissance forte et elles présentaient un équilibre budgétaire assez stable, avec une certaine marge de manœuvre. Or c’est la crise de leur système financier, auquel elles ont dû porter secours, qui les a fait couler.
On voit donc cette logique de révolution financière et de déstabilisation à l’œuvre partout. Les banques ont fait énormément d’argent avec ces dettes publiques. Quand le taux d’intérêt sur une dette publique passe de 2 à 10 %, le rendement des banques est multiplié par cinq. C’est pourquoi elles ont travaillé à prolonger et à accroître le surendettement de ces États, même si elles savaient très bien que ce n’était pas viable. Pendant ce temps, ce sont les citoyens des États en crise qui se font serrer la vis. Ce sont eux qui payent : c’est leur chômage, leurs sacrifices, leur misère parfois, qui ont permis aux banques de générer des rendements exceptionnels pendant plusieurs années.
De plus, il faut bien voir que les mesures d’austérité imposées actuellement par les institutions financières ont un impact fortement dépressif sur l’économie. Et quand le chômage augmente, les revenus de l’État diminuent aussi, de sorte que l’on entre dans un cercle vicieux dont les principales victimes sont toujours les citoyens les moins nantis.
Journal des Alternatives : On dit souvent que la crise de 2008 était le résultat d’une sorte de déconnexion du monde de la finance par rapport au reste de la société. C’est d’ailleurs ce que les mouvements de contestation comme Occupy Wall Street reprochent aux acteurs du système financier : ils seraient complètement déconnectés de l’économie et de la société réelles. Vous refusez cette interprétation et vous dites qu’au contraire, le système financier est très bien connecté, très bien branché sur l’économie et la société. Et c’est cette connexion particulière qui serait en cause dans la crise.
Éric Pineault : En effet. Toute la puissance de la finance réside dans sa capacité à se brancher sur l’économie, de forcer l’économie réelle à prendre une sorte de « détour » financier.
C’est ce qui se produit par exemple avec la consommation de masse. Jusque dans les années 90, la consommation des ménages était fonction de leurs revenus : il y avait un lien fort, direct, entre les dépenses de consommation et les salaires. Jusque-là, la finance ne jouait qu’un rôle mineur.
La révolution, dans les années 90, a consisté pour la finance à s’interposer entre le salaire et la consommation, par le biais du crédit. Dès lors, le salaire ne sert plus acheter directement, mais à payer la carte de crédit.
La connexion du système financier sur l’économie réelle est ici évidente : la finance force le processus économique à passer par le système financier. Mais cette logique s’applique partout, aussi bien à l’investissement des entreprises, au monde du travail, aux finances publiques... Dans tous les cas, la finance est certes extérieure à l’économie, mais sa puissance vient de sa capacité à se brancher, à se connecter sur elle.
Il y a donc non pas déconnexion, mais connexion, et cette connexion prend la forme d’un rapport de domination : la finance encadre, emboîte l’économie réelle pour ensuite la déterminer et la dominer de l’extérieur. Plusieurs vont même jusqu’à parler d’un véritable coup d’État : la finance se place au cœur même de l’économie réelle, et elle se met à déterminer tous les autres rapports économiques.
La révolution financière, c’est précisément ce coup d’État, ce coup de force par lequel elle instaure son régime de changement perpétuel et de déstabilisation, puis l’impose à l’ensemble de l’économie.
Journal des Alternatives : Et cette instabilité chronique ne profite jamais qu’à une petite élite financière et corporative...
Éric Pineault : Surtout aux PDG des grandes entreprises, qui se font rémunérer en actions, en outils spéculatifs, en plus de leur salaire de base. Ce sont eux qui accaparent l’essentiel des rendements et de la richesse financière, et donc qui profitent de toute cette instabilité. Mais c’est toujours nous qui leur fournissons cette richesse. Que ce soit par notre travail, nos caisses de retraite, nos REER, nos placements ou notre endettement, nous nourrissons ce système financier. Et eux attendent à l’autre bout du tuyau pour récolter les rendements.
Nous, les salariés, n’avons donc pas le même type de rapport au capital financier que les PDG d’entreprises. Eux ont un rapport actif au capital : il l’initie, l’encadre, le régule, le valorise. Quant à notre rapport au capital financier, il n’est pas actif, mais passif, entièrement subi : nous subissons les conséquences de leur activité. Et on voit cette asymétrie de puissance partout où la finance s’interpose : au niveau des placements et de l’endettement des ménages, dans l’univers du travail et des entreprises, mais aussi dans le rapport à l’État... Car nous, les salariés, nous payons des impôts, alors que l’élite financière en paye souvent beaucoup moins. Et nos impôts, faut-il le rappeler, servent à valider et payer une dette qu’eux détiennent, comme on le voit en ce moment dans le cas de la Grèce.
Ce sont là trois plans où se joue le nouveau rapport entre l’élite et la masse qui, selon moi, préfigure la forme que prendra la lutte des classes dans la société financiarisée.
La deuxième partie de cette entrevue avec le sociologue Éric Pineault est disponible ici.
Notes
[1] Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud / Leméac, 2008.
[2] Louis Gill, La crise financière et monétaire mondiale : endettement, spéculation, austérité, Montréal : M Éditeur, 2011. L’introduction de ce livre est disponible gratuitement sur le site Internet des Classiques des sciences sociales.
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(2e partie)
99/1 : penser la lutte des classes à l'heure du capitalisme financier
Par ses dérives, ses excès et sa violence, le capitalisme financier semble avoir engendré un mouvement de contestation d’une ampleur sans précédent. Pour le sociologue Éric Pineault, c’est une occasion unique d’observer la nouvelle forme que prend la lutte des classes dans les sociétés capitalistes contemporaines, mais aussi de commencer à penser les contours d’une économie postcapitaliste. Le Journal des Alternatives a rencontré ce spécialiste de sociologie économique dans son bureau de l’Université du Québec à Montréal, où il est professeur et directeur de recherche à la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie. Deuxième et dernière partie de cette grande entrevue.
Journal des Alternatives : Le capitalisme financier tel qu’il se déploie depuis 30 ans donne lieu à de nouveaux types de rapports entre l’élite et la masse, et donc à une nouvelle forme de conflit social. Le mouvement de contestation actuel propose de concevoir ce conflit comme une opposition entre « nous », les « 99 % », et « eux », le « 1 % », c’est-à-dire l’élite financière. Plusieurs personnes, y compris des sociologues, ont critiqué ce schéma du « 99/1 », qu’ils disent trop naïf, voire simpliste, et qui fausserait donc la réalité que l’on veut transformer. Dans vos recherches, vous semblez reprendre à votre compte cette polarité dialectique du « 99/1 ». Vous pensez donc qu’il s’agit du bon modèle pour penser, critiquer et transformer la réalité sociale et économique produite par le capitalisme financier ?
Éric Pineault : Je crois que c’est le schéma adéquat pour penser la lutte des classes. Bien sûr, on pourra toujours décrire la société autrement, par exemple en la découpant en différentes strates, en fonction des revenus, des formes de propriété, etc. C’est un certain regard que l’on jette sur la société.
Ce qui est intéressant dans le mouvement de contestation actuel, c’est qu’il nous invite à jeter ce regard bipolaire sur la société, ce regard du « nous » contre « eux ». Et ce schéma de polarité sociale me semble particulièrement pertinent lorsqu’il s’agit d’identifier, d’isoler et de contester une élite dont la domination est illégitime, comme c’est le cas ici. Sinon, on reste dans une logique de la diversité qui non seulement divise, mais qui ne permet même pas d’identifier clairement ce que l’on conteste.
Pendant les trente dernières années, la gauche a surtout privilégié ce vocabulaire politique de la diversité — le vocabulaire multiculturaliste, celui de la différence, etc. Il permet de penser très efficacement les divers types d’exclusion sociale. Et il y a eu des gains immenses pendant cette période au Québec et au Canada. Mais tant qu’on restait dans ce paradigme, on ne pouvait pas vraiment parler des inégalités économiques, car ces inégalités sont fondamentalement polaires. Quand on regarde les données brutes, on voit clairement que depuis 30 ans, en Amérique du Nord, l’inégalité socioéconomique a pris cette forme bipolaire : d’un côté, les « 99 % », la masse, dont les revenus et la richesse sont stagnants ; de l’autre, le « 1 % », une très petite élite, dont les revenus ont véritablement explosé. C’est cette élite que le politologue américain Michael Lind [1] nommait l’overclass, cette classe qui s’exclut du système de solidarité sociale, par analogie avec l’underclass [classe la plus défavorisée], qui, elle, est exclue du système.
Le schéma bipolaire est donc tout à fait validé par les données empiriques. C’est même un consensus chez les économistes depuis une dizaine d’années — et pas seulement chez les plus gauchistes. Pour comprendre ce que nous voyons actuellement, c’est-à-dire des gens qui descendent massivement dans la rue pour réclamer, au nom des « 99 % », des transformations majeures du système économique, il s’agit certainement du bon modèle d’analyse.
Journal des Alternatives : Certaines personnes peuvent avoir l’impression que les mouvements d’indignés et d’occupants regroupent surtout des militants de l’extrême gauche anticapitaliste, et qu’ils ne représentent donc pas vraiment les « 99 % » comme ils le prétendent...
Éric Pineault : Dans certaines villes, cette impression est peut-être justifiée. Mais la dynamique est vraiment différente aux États-Unis, et notamment à New York. Certes, beaucoup de ceux qui occupent Wall Street sont des jeunes, souvent très scolarisés et exclus du marché du travail. Mais ce ne sont pas des militants de mouvements sociaux ou politiques. Il y a toutes sortes de gens et ils sont d’ailleurs très méfiants des discours politiques organisés, y compris marxiste ou anarchiste. Pour l’instant, je vois donc surtout ces espaces d’occupation comme des lieux d’expérimentation où le mouvement essaie de se donner un vocabulaire, de se forger une identité.
En même temps, il faut bien voir que le mouvement d’occupation a une très forte résonnance dans la population américaine, et notamment dans la classe moyenne. Les sondages témoignent d’un appui populaire impressionnant, qui atteint les 50 et même les 60 %...
Journal des Alternatives : Et dressez-vous un portrait similaire du mouvement « Occupons Montréal » ?
Éric Pineault : Ici, c’est évidemment autre chose. À l’origine, il s’agissait d’un mouvement d’appui, de solidarité avec New York. Ensuite, l’espace a pu être utilisé comme une vitrine pour l’extrême gauche anticapitaliste — et c’est tant mieux ! Ce qui est fascinant, c’est que même à Montréal, où le mouvement prend une tournure plus politique, les discours sont quand même complètement éclatés et hétérogènes.
Journal des Alternatives : Vous dites que le mouvement de contestation, surtout nord-américain, est « conservateur ». En quel sens exactement ?
Éric Pineault : En ce sens où les indignés aux États-Unis voudraient pouvoir conserver ou retrouver leur statut, leur condition de salariés, et non pas s’en libérer. Ce qu’ils demandent le plus souvent, c’est du travail. Ils réclament finalement ce que leurs parents ont eu et qu’eux ont perdu.
Ceux qui occupent Wall Street refusent donc le capitalisme financier actuel et son régime de déstabilisation permanente, mais revendiquent pour l’essentiel un retour au capitalisme avancé classique [fordiste], marqué par une plus grande stabilité. C’est en ce sens que le mouvement d’occupation peut être qualifié de « conservateur » : il revendique le retour à un autre système qui, même si on peut le juger plus normal ou sensé, n’en demeure pas moins un système d’exploitation.
C’est sans doute aussi pourquoi, avant l’émergence d’Occupy Wall Street, le Tea Party a pu canaliser à droite une bonne partie de la frustration et de la colère populaires. Les deux mouvements partagent d’ailleurs un certain vocabulaire, soit celui de la révolution américaine, qui gravite surtout autour d’une dénonciation de la corruption. Mais les gens ont vite réalisé que le Tea Party et la droite populiste ne pouvaient pas répondre à leurs aspirations. Et c’est peut-être cet échec du Tea Party qui explique comment le mouvement d’occupation peut avoir un écho aussi important dans la population américaine.
Journal des Alternatives : Pour les économistes et sociologues de gauche comme vous, y a-t-il un modèle socioéconomique alternatif qui devrait être envisagé plus sérieusement ? Y a-t-il des revendications concrètes et précises qui devraient être mises de l’avant ?
Éric Pineault : Il faut d’abord remarquer qu’aux États-Unis, à Wall Street, plusieurs revendications intéressantes commencent à se préciser. La plupart tournent justement autour de cette dénonciation de la corruption, celle de ce « 1 % » qui non seulement est corrompu, mais qui corrompt aussi l’ensemble du processus politique.
On revendique par exemple une réforme majeure de la fiscalité, pour contraindre de nouveau le « 1 % » à payer sa part d’impôts. Il y a aussi la revendication d’une loi « Glass-Steagall » [2], qui imposerait une séparation stricte entre le monde financier de la spéculation et le celui des banques de dépôt qui desservent l’économie ordinaire, comme c’était le cas entre les années 40 et 60. Enfin, il y a la revendication qui concerne le financement des activités politiques : Occupy Wall Street réclame clairement que soient brisés tous les mécanismes par lesquels les grandes entreprises et corporations en sont venues à dominer la vie politique américaine. Ces revendications ne sont certes pas révolutionnaires, mais elles sont tout de même claires et partagées.
Pour ma part, l’idée que j’essaie d’amener depuis le début de la crise actuelle [3], c’est que le capitalisme n’a pas tenu ses promesses au 20e siècle et qu’il ne faut donc plus essayer de le relancer ou de le « refonder ». Et ces promesses brisées pourraient sans doute être le point de départ pour formuler des revendications anticapitalistes, ou même pour penser un modèle alternatif crédible.
Je pense d’abord à la promesse du temps, la plus importante. Depuis deux siècles, la capacité de produire de nos sociétés a explosé, mais on continue à consacrer toujours plus de temps au travail. L’économie capitaliste n’a donc pas été en mesure de se servir de ses gains de productivité pour libérer l’humanité du travail. Il y a selon moi un enjeu très important autour du temps, qui touche directement la vie, le vécu des gens, et qui peut être un levier pour construire un nouvel anticapitalisme.
Ensuite, il y a la promesse non tenue quant au partage de la richesse. Le capitalisme avait toujours promis que l’enrichissement de la société allait se traduire par un enrichissement de tous, et qu’il était donc inutile de redistribuer les richesses. C’est la fameuse phrase attribuée au président Kennedy : « A rising tide lifts all boats » [une marée montante soulève tous les bateaux]. Or, depuis les années 1980, la croissance économique se traduit par une croissance toujours plus importante des inégalités. Elle enrichit les plus riches et elle endette tous les autres.
Enfin, troisième grande promesse non tenue du capitalisme : celle de l’écologie. Depuis 30 ans, on nous fait croire que l’économie capitaliste est capable de résoudre la crise écologique, notamment grâce à l’innovation scientifique et technologique. Or, bien sûr, cette réponse capitaliste à la crise est un échec complet. Ce que l’on peut espérer ici, c’est donc que le mouvement d’indignation actuel s’arrime en quelque sorte au mouvement écologiste qui, lui, arrive déjà avec un contre-discours et des propositions solides et concrètes.
À mes yeux, ce sont là trois vecteurs possibles d’une politique anticapitaliste « ordinaire » [4], trois moyens de politiser la crise actuelle : l’écologie, l’inégalité et le temps.
Journal des Alternatives : Serions-nous déjà engagés dans une phase de transition vers un nouveau système socioéconomique ?
Éric Pineault : Il est indéniable qu’on assiste à une reconstruction des formes économiques et des formes de solidarité humaine. Le modèle de socialisation étatique du 20e siècle est déjà largement dépassé. Ce qui ne veut pas dire que le secteur public n’a plus sa place, au contraire, mais il y a maintenant une multitude d’autres manières de penser la socialisation.
Je pense aussi que « sortir du capitalisme » peut vouloir dire plusieurs choses. Par exemple, une économie non capitaliste pourrait avoir des marchés et des entreprises privées, mais dont la taille et la capacité d’accumulation seraient limitées. Je crois que les contours d’une économie postcapitaliste sont souvent beaucoup plus complexes qu’on le croit et surtout qu’on l’a cru au 20e siècle. Une telle économie pourrait finalement prendre une pluralité de formes dans l’espace et dans le temps.
Ce qui est indéniable, c’est que le capitalisme est quand même un tout petit point — 150 ou 200 ans — dans l’histoire de l’humanité civilisée. On peut donc penser qu’on va passer à autre chose assez vite, et c’est tant mieux. Mais il est très difficile de savoir comment et à quel rythme se fera cette transition. Ce sera toujours une question de lutte et de politisation. Comme les dix prochaines années seront caractérisées par une forte stagnation économique propice au conflit social, il est permis de penser que des transformations importantes pourraient survenir. Mais c’est la lutte qui va en décider.
Aussi, ce qui va être intéressant politiquement, c’est quand nous, les salariés, allons réaliser que nous sommes propriétaires de la plupart des grandes entreprises et des grandes banques, par l’entremise de nos placements. Alors peut-être refuserons-nous de nous laisser abuser par le « 1 % » — qui, au fond, ne fait que gérer nos placements — et commencerons-nous à exiger un autre modèle économique, une autre manière de faire. Le mouvement de contestation actuel marque peut-être le début de cette prise de conscience collective.
Notes
[1] Michael Lind, The Next American Nation : The New Nationalism and the Fourth American Revolution, Free Press, 1995.
[2] Du nom donné au Banking Act américain de 1933, lequel a notamment instauré une séparation entre les banques de dépôt et les banques d’investissement, en plus de créer le système d’assurance des dépôts bancaires (Federal Deposit Insurance Corporation). L’appellation « Glass-Steagall » provient des noms du sénateur (Carter Glass) et du représentant (Henry B. Steagall) qui ont proposé la loi. Déjà largement contournée par les banques dans les années 70 et 80, la loi a finalement été abrogée en 1999.
[3] Voir l’article d’Éric Pineault, « L’économie d’abord, oui, mais laquelle ? », publié dans Le Devoir du 27 novembre 2008 ; disponible en ligne sur le site Internet du Devoir.
[4] Ibid.
Crédit photo : SR1438/Creative Commons


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