La politique de Peter Pan

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Le Verbe, un magazine à découvrir : Philippe Muray avait tout juste

Philippe Muray, mort en 2006, avait déjà décrit cette « nouvelle humanité » puérile, empourprée et postillionnante, qui ne veut pas qu’on lui fasse bobo (1). Aujourd’hui, elle régente l’opinion et règne presque sans partage sur nos campus universitaires, nos plateaux de télévision, nos collines parlementaires. Soit en y occupant des positions qui lui assurent le contrôle effectif du milieu et sa sanctuarisation, soit en y faisant triompher, à distance, grâce à la pression du conformisme, à la menace de l’ostracisme, à la veulerie du grégarisme, certains interdits d’ordre intellectuel et discursif, dont la transgression entraîne la disqualification morale des contrevenants.     


En donnant libre cours à sa passion carnassière et à son goût du lynchage médiatique; en émettant sans arrêt des fatwas contre ceux qui troublent l’ambiance de jardin d’enfants qu’elle veut faire régner sur le monde; en surveillant du haut de ses miradors, universitaires ou journalistiques, le prochain « dérapage » ou le prochain « amalgame » commis par les réacs de retour de l’enfer; bref en tuant, d’une simple phrase (« le pouvoir est au bout de la phrase », dirait aujourd’hui Mao) et sans autre forme de procès, les dissidents qui parfois s’échappent du goulag du gauchisme par la brèche de la vérité, cette humanité nouvelle raffine chaque jour l’art pourtant ancien du terrorisme intellectuel (2).


Du passé faisons… un Disneyland


Quand le fil d’actualité momentanément trop pauvre en affreux parias la prive d’une bonne occasion de fustiger le fasciste, la kinder-humanité se défoule sur le passé, en érigeant des tribunaux révolutionnaires, façon Fouquier-Tinville, et en y faisant défiler les hommes illustres, soumis à des procès posthumes.


Des procès joués d’avance, car, explique Muray, « elle regarde comme coupables, à des titres divers, et selon les valeurs considérées comme irréversibles de notre temps, la plupart des grands hommes des siècles passés : celui-ci fut machiste, cet autre xénophobe; celui-là harceleur et cet autre homophobe; et cela suffit pour que, faute de les châtier physiquement, on conseille avec ardeur de les retirer des bibliothèques et des mémoires » (3).


Devant la furie épuratrice de ces inquisiteurs psychologiquement impubères qui s’acharnent contre les impropretés de l’Histoire, contre la fâcheuse imperfection des faits et – incidemment – contre notre compréhension de la condition humaine; devant cette tentative de faire du passé un Disneyland où le mal, chimiquement pur, demeure contenu dans les limites étroites du cœur de quelque cruel Capitaine Crochet, sans jamais contaminer le reste de l’humanité; devant cette entreprise de reprogrammation manichéenne des consciences dont le seul avantage est d’assurer aux imbéciles une fermeté de jugement sans égale, ceux qui gardent leur préférence pour une historiographie où n’intervient pas trop souvent la fée clochette sont vite suspectés de complicité avec l’ennemi et mis au ban de l’opinion.


Offensive tous azimuts


Lorsque toutefois le passé ne fournit plus un assez gros contingent de charognes à vouer aux gémonies, l’humanité-pampers s’en prend aux réalités les plus concrètes, les plus charnelles, les plus gorgées de vie, c’est-à-dire les sexes.  Elle les grime grossièrement ou les défigure, au nom d’un impératif de compassion et d’une conception très créative du droit, qui mériteraient selon elle qu’on leur sacrifie le sens commun et l’ordre naturel.


À moins qu’elle ne s’en prenne à ce qu’il y a de plus immatériel et de plus diaphane, les mots, pour en jauger l’ignominie. Alors, tout le rebut lexical qui ne se laisse pas embrigader pour mener la guerre au réel ou qui tend à perpétuer l’oppression symboliquement, elle en programme la liquidation définitive. Ainsi du mot « patrimoine », qui eut droit récemment à une sorte de petit autodafé à lui tout seul.


Mais faisant fi de la détermination de ces vindicatifs épurateurs à faire émerger un monde lissé et coussiné, la vieille réalité insolente et ricaneuse – celle des traditions et des usages, celle des lois et des déterminations naturelles – finit toujours par se pointer le bout du nez, entre deux déluges de délire idéologique, pour nous rappeler l’inanité de ces généreuses tentatives de remodelage du corps et de l’esprit.



L’homme n’échappe aux diverses formes de mal et d’oppression qu’en s’alignant sur l’ordre originel des choses.



Par-delà le lifting des politiques officielles, qui masquent ou maquillent le réel, et en dépit du bistouri de la censure, qui caviarde odieusement la langue, est ainsi rappelée une vérité longtemps oubliée, mais non moins valable, à savoir que l’homme n’échappe aux diverses formes de mal et d’oppression qu’en s’alignant sur l’ordre originel des choses, policé par la patience des siècles et transfiguré par la grâce rédemptrice.


Utopie utérine


Les tenants de l’utopie ne l’entendent cependant pas ainsi. Ils refusent de prendre en compte les traditions et les lois naturelles, sinon pour y voir de nouveaux fronts à enfoncer. Fruit d’un aveuglement idéologique renforcé par le syndrome de Peter Pan, leur projet de reconnaissance juridique et de promotion politique de la moindre lubie promet demain d’être aussi liberticide que le fût hier l’invraisemblable rêve d’une société sans classes.


Naguère grisés par la vision en rêve d’un idyllique paradis prolétaire pour l’avènement duquel ils n’hésitèrent pas à tuer, les utopistes entendent aujourd’hui refaire le monde selon le canevas d’un douteux idéal préscolaire, empruntant sa palette de couleurs au monde des calinours, les moyens de son rayonnement à l’Agitprop et sa viabilité économique à l’opportunisme des élites ultralibérales, qui ont flairé la bonne affaire.



Le but semble être de préserver l’adolescent moyen de l’inconfort qui découle du fait de vivre en dehors de l’utérus de maman.



Le but suprême de ces nouveaux rejetons de l’irréalisme semble être de préserver l’adolescent moyen, même après l’obtention de sa maîtrise et de sa nouvelle console de jeux, de l’inconfort qui découle du fait de vivre en dehors de l’utérus de maman. Or, c’est à l’État, comme d’habitude, que la coalition utopiste entend confier la tâche d’affranchir l’homme de sa propre condition, en faisant de l’espace public un prolongement du sein maternel et de la politique une névrose continuée par d’autres moyens.


Le confort émotionnel tant recherché par les amis de Caillou, l’État ne pourra évidemment le préserver que par la censure et la coercition, s’il veut maintenir vivante l’illusion d’une sécurité invincible. Sa politique de reconnaissance des droits du fœtus après sa naissance (on sait bien qu’avant il n’en a aucun) débouchera donc, inévitablement, sur la stigmatisation des opinions déviantes et sur l’imposition d’une vérité officielle, qui fait violence à l’intelligence.


Qui ne voit qu’en suivant la pente de cette logique épuratrice, les chantres de l’amour et de la tolérance en viendront peu à peu, sous prétexte de défendre les faibles et les victimes, à ne rien tolérer de ce qui mine le consensus artificiel imposé par eux? Et qui ne ressent déjà l’effet de cette immense violence symbolique exercée contre les esprits libres, dans le but de faire du pays un immense safe space affranchi de toute menace?


Ô tolérance, que de crimes on s’apprête à commettre en ton nom!


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Notes:


(1) Voir la préface à la réédition de son Céline (Gallimard (coll. Tel), 2001, p. 20).


(2) Art si bien décrit par Jean Sévillia dans, Le terrorisme intellectuel (Perrin (coll. tempus), 2004, 304 pp.), et déjà désigné comme tel, au passage, dans un livre de M. Winock datant de 1975 (“Esprit”. Des intellectuels dans la cité 1930-1950, Seuil (coll. Points Histoire), 1996, p. 392).


(3) Philippe Muray, Céline, op. cit., p. 20.