«L’insécurité fait partie du quotidien de millions de Français»

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https://www.lefigaro.fr/vox/politique/l-insecurite-fait-partie-du-quotidien-de-millions-de-francais-20200616


Docteur en science politique, Arnaud Lacheret est enseignant-chercheur et a été chef de cabinet auprès du maire de Rillieux-la-Pape de 2014 à 2017. Il a publié Les territoires gagnés de la République? (éd. Bord de l’eau, 2019).


 

Il y a une sorte de décalage qui apparaît de moins en moins supportable aux Français, et notamment aux provinciaux, entre l’insécurité qu’ils vivent et celle dont on leur parle. De là à parler de deux France, il n’y a qu’un pas que nous allons franchir.


 

Les émeutes intercommunautaires de Dijon sont une réalité. Elles ont fait suffisamment de bruit, notamment grâce aux réseaux sociaux, pour qu’on en parle dans les rédactions parisiennes. Mais elles ne viennent pas de nulle part. Elles viennent d’une violence quotidienne, d’une insécurité qui semble s’être parfaitement intégrée dans le quotidien des Français, particulièrement de ceux qui habitent ces quartiers.


La violence en France n’est pas une légende, elle est vécue par des millions de gens qui en sont témoins chaque jour. Les agressions, les voitures brûlées, les dégradations, les règlements de compte sont très fréquents, beaucoup plus fréquents que ce dont se font écho les médias. On parle peu de ce phénomène qui est devenu quelque chose de normal.


 

Quand on lit que des voitures brûlent, imagine-t-on ce que c’est vraiment dans un quartier ?

Pendant trois ans, de 2014 à 2017, j’ai eu tous les matins le compte-rendu d’activité de la police municipale d’une ville populaire tout à fait normale de la banlieue lyonnaise. À vrai dire, au bout de quelques semaines, je ne les lisais plus vraiment tant les choses qui s’y passaient paraissaient ahurissantes. Les compte-rendus d’activité sont en effet bien différents des lignes de statistiques parce qu’ils racontent en langage un peu administratif ce qu’il s’est passé tout au long de la journée de travail des policiers et dans quelles conditions cela s’est passé. Le texte est souvent froid et très descriptif, mais c’est la répétition, quotidienne, plusieurs fois par jour, qui renvoie son lecteur à la cruelle normalité de l’insécurité et de la violence en France.


C’est parce que j’ai eu ces documents pendant si longtemps, plus longtemps si l’on comptabilise les années où j’ai œuvré dans des villes aussi différentes que Strasbourg ou Épinal que j’ai énormément de mal avec le discours actuel qui fait des policiers des boucs émissaires idéaux de tous les maux de nos quartiers populaires. C’est aussi pour cela que j’ai une infinie tristesse quand un représentant des forces de l’ordre se suicide parce que même si un tel geste est souvent inexplicable, on ne peut pas le détacher de ce que voient ces gens tous les jours, plusieurs fois par jours, et qui apparaît froidement, quotidiennement, dans leurs compte-rendus d’activités.


 


De même, quand on lit qu’il y a des voitures qui brûlent, imagine-t-on ce que c’est vraiment dans un quartier? Imagine-t-on ce que c’est, dans une barre d’immeuble, d’être réveillé par les bruits des sirènes de pompiers et l’odeur de la fumée, de se poster sur le balcon et de voir une voiture qui brûle dehors? Imagine-t-on que cela devient une routine, plusieurs fois par mois, pour beaucoup d’habitants de ces quartiers, qui apprennent à vivre avec ça? Que cela constitue une nouvelle normalité? Les voitures brûlées, les dégradations, les agressions, ce ne sont pas que des chiffres en fait, c’est un univers d’insécurité qui s’installe. Comment être tranquille dans une ville de 30 000 habitants quand on a du deal, des voitures qui brûlent, une agressivité constante et des centaines de faits qui restent impunis?


Le reste de l’année, dans ces quartiers, les dealers sont là, les voitures flambent, les trafics ne s’arrêtent pas plus que les agressions.

Cette insécurité qui devient le quotidien de millions de gens, est très provinciale. Elle se situe loin de Paris, et souvent bien loin des centres des métropoles, et pourtant cette insécurité est partout, elle devient un élément de la vie quotidienne des habitants, qui n’y font même plus attention et ne protestent plus tant cela parait désormais normal.


Cette insécurité, on la voit tout le temps, toujours, et parfois des flammes sont visibles jusqu’à Paris comme ces rixes entre Tchétchènes et Maghrébins à Dijon ou Nice. Mais le reste de l’année, dans ces quartiers, les dealers sont là, les voitures flambent, les trafics ne s’arrêtent pas plus que les agressions. Cette intranquillité est une part du quotidien de millions de français.


De temps en temps, le politique noie le poisson en parlant de religion, de pauvreté, de rénovation urbaine… Mais le vrai problème, celui qui n’est pas traité, reste la récurrence de l’insécurité et le fait qu’elle soit omniprésente et qu’elle devienne normale.


Croiser des dealers agressifs est quelque chose de parfaitement quotidien dans mon quartier.

J’ai désormais quitté la France et je ressens ce choc que beaucoup d’expatriés ressentent en rentrant occasionnellement au pays. Lorsque que je réintègre mon appartement de Villeurbanne en banlieue lyonnaise, il ne se passe pas une nuit sans que l’on entende des cris, des agressions, des rodéos urbains. Croiser des dealers agressifs est quelque chose de parfaitement quotidien dans mon quartier. Et personne ne s’en plaint vraiment tant cela est intégré dans les comportements de chacun.


Or lorsque je reviens, le choc est profond, violent: je me mets à la place de ces touristes qui arrivent ici, mon corps met quelques jours à s’habituer, à se réaccoutumer à cette violence, à cet univers d’insécurité que l’on ne perçoit plus quand on vit ailleurs.


On ne le perçoit plus à un tel point que les villes et les quartiers dont on parle vont sans doute largement réélire les équipes en place et même porter au pouvoir de nouveaux élus écologistes, dont la sécurité n'apparaît absolument pas dans le programme électoral. C’est comme si les habitants s’étaient habitués à cet univers d’insécurité qu’ils portent leurs choix sur d’autres problématiques. Comme si l’insécurité était inéluctable et qu’on ne pouvait rien y faire.


 

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