L'euro et les "méchants Anglo-Saxons"

Géopolitique — Union européenne

Comme dans les bonnes histoires, le héros finira par s'en sortir. L'euro survivra, sans doute, n'en déplaise à la presse anglo-saxonne qui depuis plus de deux ans annonce la mort de la monnaie unique. De Newsweek à The Economist, du Wall Street Journal au Financial Times, pas un mois sans un titre sur les derniers jours de l'euro ; pas une semaine sans la promesse de l'avis de décès imminent. C'est "Apocalypse euro" à toutes les pages économiques. Moral chaque jour un peu plus vacillant, le piéton de la zone euro se presse au kiosque pour connaître la date de l'enterrement - ou le nombre d'heures qu'il lui reste avant d'aller vider son compte bancaire des dernières espèces encore libellées dans la monnaie maudite. Ce n'est pas sans importance. Cette presse en anglais, Global Media, qui comprend aussi nombre de chaînes de télévision, est la seule vraiment universelle. C'est elle qui donne le ton à la City de Londres, mais aussi sur toutes les autres grandes places financières, de Hongkong à New York. Les banques sont plus pessimistes encore que les éditoriaux du Financial Times. Marchés et commentateurs se nourrissent aux mêmes sources. Et s'auto-intoxiquent ? Jusqu'à présent, ils se sont trompés sur l'euro. Il y a de bonnes chances qu'ils se trompent à nouveau. Les Européens, et plus particulièrement les dix-sept membres de l'union monétaire, trouveront un nouveau compromis pour passer les six prochains mois. On va assouplir un peu les conditions d'emprunt faites à la Grèce. Au sommet européen des 28 et 29 juin, on devrait s'entendre sur une feuille de route vers une plus grande intégration entre les Dix-Sept : l'esquisse d'une union bancaire, doublée d'un début de trésor commun. Pour quelque temps au moins, l'Espagne et l'Italie devraient financer leur dette à meilleur prix. La monnaie unique devrait survivre - en principe. L'Union européenne (UE) progresse à coups de psychodrames. Ce qui est vrai pour les vingt-sept membres de l'UE l'est plus encore pour son noyau le plus intégré, la zone euro. Pour autant, il y a quelque chose de vrai dans la sinistrose véhiculée par une partie des médias. L'incapacité des Européens à venir à bout de la crise de l'euro, en gros l'absence de mécanismes de solidarité entre eux, serait le reflet d'un malaise plus large - celui qui, depuis quelques années, mine le projet européen. La crise financière est venue de Wall Street en 2008, merci l'Amérique ! Mais les Etats-Unis et l'Asie ont mieux résisté que l'Europe, où le mal est venu se greffer sur une tumeur préexistante, l'endettement, et a tout spécialement déstabilisé la zone euro. Elle a d'autant moins résisté qu'elle cumule les inconvénients : elle réunit des économies asymétriques sans le moindre mécanisme institutionnel pour les forcer à l'harmonisation. Les économistes américains, qui ne croyaient pas à l'euro, avaient vu juste : la monnaie unique a bien des avantages, mais elle a vacillé au premier choc extérieur. "La première conséquence de la crise de l'eurozone est la dégradation de l'image de l'Europe dans le monde ", écrit le chercheur Michael Emerson, du Center for European Policy Studies (Financial Times du 19 juin). Au sommet du G20 réuni cette semaine au Mexique, les tableaux de bord de l'Europe clignotaient d'une lumière crépusculaire : des perspectives de croissance nulle pour les années à venir ; l'Etat-providence, fierté du "modèle" européen, qui n'est plus financé que par un endettement devenu paralysant ; une démographie vieillissante ; des budgets recherche-développement à la baisse ; des budgets militaires neutralistes ; des indices boursiers en chute libre. Bref, autant d'indices que les historiens scrutent habituellement quand ils s'interrogent sur la santé d'un empire. Et qui pourraient bien laisser entendre que l'Europe est sur la pente déclinante. Pour paraphraser un tout jeune député, Henri Guaino, on dira que l'homme européen a bien du mal à entrer dans le XXIe siècle. Il faut regarder les chiffres en face, avertit l'ancien premier ministre Gordon Brown. Sauf sursaut, la part de l'Europe dans la production mondiale devrait dans les dix ans qui viennent passer de 20 % à 11 %, cependant que celle des Etats-Unis restera proche de 20 %... Si l'on ne se paye pas de mots, le début de gouvernement économique qui devrait s'esquisser les 28 et 29 juin à Bruxelles a une signification très précise. Il s'agit de remettre l'euro sur une trajectoire gagnante. Cela implique une supervision communautaire dans des domaines sensibles, jusque-là du seul ressort des Etats membres : marché du travail, âge de la retraite, financement de la santé, fiscalité des entreprises, par exemple. La gouvernance de l'euro requiert d'être moins intergouvernementale et plus fédérale. Mais, comme ne manque pas de le rappeler Hubert Védrine - dans un excellent dossier de l'hebdomadaire Marianne cette semaine -, les Européens sont opposés à tout sursaut fédéral. Publiée fin mai, la dernière enquête de l'institut Pew auprès des opinions européennes est sans appel : la majorité des sondés dans huit des principaux pays de l'UE ne veut pas d'une telle évolution. Pas question de confier le moindre pouvoir supplémentaire à Bruxelles. Telles qu'elles existent, les institutions communautaires ont une légitimité des plus faiblardes - Paris y est pour quelque chose, où, depuis les années 1990, l'on n'a cessé de les diaboliser et d'en confier la responsabilité à des personnalités qui n'étaient pas de premier plan. Mais, les précédents étant ce qu'ils sont, personne n'a envie de rouvrir le débat institutionnel en Europe. Casse-tête politique : les Européens souhaitent garder l'euro et refusent les conditions nécessaires à son épanouissement. Ils veulent la monnaie unique, pas les institutions qu'elle réclame. Dans Libération (19 juin), l'économiste Daniel Cohen a une jolie formule : "L'économie tire dans un sens, la politique dans l'autre." Où est le point de compromis ? Question difficile, encore sans réponse. L'europessimisme de la "méchante presse anglo-saxonne" n'est pas sans fondement. frachon@lemonde.fr Alain Frachon



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