LIBERTÉ D'EXPRESSION

Devons-débattre ou taire ?

Dans un milieu d’éducation, refuser de nommer les réalités qui dérangent, refuser tout débat sur ce qui provoque de l’inconfort, c’est refuser de penser. C’est de la démission.

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Tribune libre

Faudrait-il, pour éviter de blesser leur sensibilité, interdire aux étudiantes de Cégep et d’Université, la lecture de Cette mâle assurance de Benoîte Groulx qui rapporte plus de 2000 citations d’hommes (savants, médecins, religieux, philosophes, historiens, écrivains…) qui, depuis l’aube des temps, étalent leurs mépris absolus des femmes dans des discours haineux et infériorisants ?


Faudrait-il bannir du langage tous les mots dégradants utilisés par ces hommes sexistes pour qualifier la « nature » des femmes ?


Faudrait-il, pour éviter de déstabiliser les hommes dans leur virilité et leur rapport avec les femmes, leur interdire la lecture de La fabrication des mâles de Falconnet et Lefaucheur, qui expose comment les hommes étaient conditionnés à la recherche du pouvoir? « Une vraie vie d’homme : affronter…, dominer…, maîtriser…, soumettre…, vaincre. »


Faudrait-il, dans un cours sur la lutte contre l’homophobie, censurer le mot commençant par « T » pour éviter de rappeler la féminisation méprisante dont ont été victimes les homosexuels ?


Faut-il taire ce passé pour protéger la sensibilité de certains étudiants et de certaines étudiantes ou, plutôt, parler de ces agressions dont ont été victimes les femmes et les hommes qui les ont précédés ?


Si on veut faire la critique des préjugés racistes, sexistes ou homophobes, on se doit d’être confronté aux mots haineux et méprisants utilisés par ceux qui les profèrent.


Les mots attribués aux hommes et aux femmes sont révélateurs des valeurs et des conceptions que l’on se fait de leur identité.


L’utilisation des mots-choc peuvent certes empêcher la réflexion lorsque la personne n’est pas préparée à recevoir le message, mais une fois avertie lors de la problématisation de la question en classe, l’étudiant ou l’étudiante peut choisir de participer au débat ou de s’en exclure.  S’il choisit d’y participer, il ou elle verra que l’analyse du vocabulaire méprisant qui l’offensait lui permet de décoder les attributs infériorisants des racisés et de lutter contre ces préjugés.  Dans un milieu d’éducation, refuser de nommer les réalités qui dérangent, refuser tout débat sur ce qui provoque de l’inconfort, c’est refuser de penser. C’est de la démission.


Il faut avoir le courage de ne pas céder à la tyrannie de l’offense. Celle-ci est le préambule à la loi du silence, comme le rappelle Caroline Fourest dans Génération offensée, ce qui laisse toute la place à l’appel contemporain tant valorisé au non-jugement, au respect de l’opinion de l’autre, quelle qu’elle soit, au relativisme ambiant, ce qui entraîne le sous-développement de la pensée critique. Un ou une pédagogue doit avoir le souci de réveiller les consciences, de provoquer les remises en question, de développer chez les jeunes leur sens critique, condition nécessaire à la liberté.


Ce qui motive l’être humain à avancer, à progresser, ce n’est pas toujours la recherche du meilleur, mais souvent la fuite du pire. La prise de conscience de la domination des uns et de l’aliénation qu’elle entraîne chez les autres peut provoquer une réaction salutaire qui permet de sortir de l’une et de l’autre. La charge émotive ressentie par la prise de conscience de son oppression ou de son aliénation provoque un choc, déstabilise certes, mais elle peut heureusement être le moteur de sa décision de renverser la situation oppressante et de réaliser la révolution qui s’impose.


L’histoire du féminisme est révélatrice à ce sujet. Des femmes courageuses, prenant conscience de leur oppression, ont refusé la loi du silence et ont dénoncé le sexisme qui les définissait.  Et cette dénonciation par les femmes de leur oppression a, par contre-coup, obligé les hommes à se questionner sur leurs propres aliénations. Ils ont réalisé qu’ils étaient piégés dans la valorisation de leur virilité. Ce qu’ils attribuaient aux femmes et ce qu’ils désiraient chez elles étaient paradoxalement ce qu’ils méprisaient chez eux : sensualité, sensibilité, vulnérabilité et affectivité ne faisaient pas partie des attributs masculins. Le mâle valorisé se devait d’être fort, contrôlant, dominant, ce qui était vu comme une manifestation extérieure de sa puissance… alors que ce qu’il vivait dans cette course au pouvoir ne lui apportait que rigidité du corps et sécheresse du cœur.


Voilà un exemple de progrès rendu possible par de longues années de débats dérangeants, inconfortables, émotivement perturbants.



Gaston Ducasse, Professeur de philosophie à la retraite



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