Lors de sa conférence de presse annuelle et du marathon de questions et réponses qui a suivi, même aux prises avec ce qui, à tous égards, constitue une tempête parfaite, le président Poutine a affiché un comportement extrêmement mesuré.
Cette tempête parfaite évolue sur deux fronts : une guerre économique ouverte (comme un siège mené à coup de sanctions) ainsi qu’une attaque concertée et secrète menée dans l’ombre, au cœur même de l’économie russe. Pour Washington, l’objectif ultime est clair : appauvrir et dégriffer l’adversaire, pour le forcer à s’incliner docilement devant les lubies de l’Empire du chaos [1]. Et s’en vanter à tout bout de champ jusqu’à la victoire [2].
Le problème, c’est qu’il se trouve que Moscou a impeccablement percé le jeu, et ce, même avant que Poutine, lors de la réunion du club Valdaï d’octobre dernier, ne décrive avec perspicacité la doctrine Obama, en disant que nos partenaires occidentaux sont des adeptes de la théorie du chaos contrôlé.
Poutine a donc parfaitement compris en quoi consistait l’attaque monstre de cette semaine, de type chaos contrôlé. L’Empire dispose d’un pouvoir monétaire massif, d’une influence énorme sur le Produit intérieur brut mondial de 85 000 milliards de dollars et du pouvoir bancaire qui sous‑tend tout ça. Rien de plus facile donc que de faire jouer ce pouvoir, par l’entremise des systèmes bancaires privés, qui contrôlent en réalité les banques centrales, pour lancer une attaque sur le rouble. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Empire du chaosrêve de faire chuter le rouble d’environ 99 % (anéantissant du même coup l’économie russe). N’est‑ce pas là la meilleure façon d’imposer à la Russie la discipline impériale ?
Image : Obama arrivant avec un jeu de dames (checkers) de politique étrangère sous le bras à une table où Poutine est devant un jeu d’échecs
L’option nucléaire
La Russie vend son pétrole à l’Occident en dollars US. Lukoil, par exemple, possède un dépôt en dollars US dans une banque américaine pour ses ventes de pétrole. Pour verser des salaires en roubles en Russie, Lukoil devra vendre ses dépôts en dollars US pour acheter en Russie un dépôt en roubles pour son compte bancaire, ce qui aura pour effet de soutenir la valeur du rouble. La question n’est pas de savoir s’ils accumulent des fonds à l’étranger, cela est une donnée. La seule question est de savoir s’ils ne les font plus revenir en Russie. La réponse est non. Et il en va de même pour d’autres entreprises russes.
La Russie n’est pas en train de perdre ses économies, comme en jubilent les grands médias occidentaux. Elle peut toujours exiger des compagnies étrangères de se délocaliser en Russie. Apple pourrait par exemple y ouvrir une usine de fabrication. Les récents accords commerciaux sino‑russes incluent, entre autres, la construction d’usines en Russie par les Chinois. Vu la dépréciation du rouble, la Russie est en mesure d’exiger des entreprises manufacturières établies dans l’Union européenne de se délocaliser sur son territoire, sous peine de perdre leur accès au marché. Poutine a, en quelque sorte, admis que la Russie avait trop tardé à imposer une telle demande. La chose (positive en soi) est désormais inévitable.
Puis il y a aussi l’option nucléaire (option que Poutine n’a même pas eu à mentionner). Si la Russie devait décider d’imposer un contrôle des mouvements de capitaux ou un congé de remboursement de larges tranches de sa dette venant à échéance au début de 2015, cela équivaudrait au pilonnage du système financier européen (dans le style choc et stupeur). Après tout, une bonne partie du financement des banques et des grandes entreprises russes a été approuvée en Europe.
Pour ce qui est de la Russie elle‑même, l’exposition au risque n’est pas l’enjeu. Ce qui importe, ce sont les liens avec les banques européennes. Un banquier d’affaires me citait l’exemple de Lehman Brothers, qui a provoqué tout autant l’effondrement de l’économie européenne, que celui de la ville de New York (par le jeu des liens d’interconnexion). Et ça, même si Lehman était basée à New York. Ce qui compte, c’est l’effet domino.
Si la Russie devait déployer cette option financière nucléaire, le système financier occidental ne serait pas en mesure d’absorber le choc causé par l’interruption du service de la dette. Et cela prouverait (une fois pour toutes) que les spéculateurs de Wall Street ont érigé un château de cartes tellement fragile et corrompu, que la première vraie tempête aura suffi à le réduire en poussière.
Un seul coup suffirait
Et si la Russie cessait d’assurer le service de sa dette, créant du coup une sainte pagaille, compte tenu de ce que ça représente 600 milliards de dollars ? Ce scénario transparaît dans le fait que les Maîtres de l’univers demandent à Janet Yellen et à Mario Draghi de créer des crédits dans les systèmes bancaires, pour prévenir les dommages indus (comme ceux subis en 2008).
Mais imaginons qu’ensuite la Russie décide de couper l’acheminement du gaz et du pétrole vers l’Ouest (tout en maintenant les pipelines ouverts en direction de l’Est). Les services de renseignements russes pourraient causer des dommages considérables et constants aux postes de pompage, du Maghreb jusqu’au Moyen‑Orient. La Russie pourrait bloquer tout le gaz naturel et le pétrole en provenance des stans d’Asie centrale [3]. Le résultat ? L’effondrement financier le plus gigantesque de toute l’histoire. Et la fin des prétentions à l’exceptionnalisme de l’Empire du chaos.
Il s’agit bien sûr d’un scénario apocalyptique. Mais il ne faut pas provoquer l’Ours, car, ce scénario, il pourrait le réaliser en un éclair.
Lors de sa conférence de presse, Poutine [4] a affiché une attitude vraiment sereine, calme, contenue (et une ardeur à plonger dans les détails), car il sait que Moscou a les moyens d’une autarcie complète. Il va de soi qu’il s’agit d’une guerre asymétrique contre un empire dangereux qui s’écroule. Qu’en pensent les nains intellectuels qui fourmillent au sein de l’administration du canard boiteux Obama ? Qu’ils pourront vendre à l’opinion publique américaine (et mondiale) l’idée selon laquelle Washington (en fait, leurs caniches européens) affrontera une guerre nucléaire sur le théâtre européen au nom de l’État ukrainien en déroute ?
C’est une partie d’échecs. Le raid sur le rouble était censé faire échec et mat. Ça n’a pas marché. Pas quand le coup est porté par de simples amateurs de scrabble. Et n’oubliez pas le partenariat stratégique sino‑russe. La tempête est peut‑être en train de s’apaiser, mais la partie, elle, se poursuit.
Pepe Escobar
Article original : What Putin is not telling us (rt.com, anglais, 18-12-2014)
Traduit par Jacques pour vineyardsaker.fr
[1] Empire of Chaos: The Roving Eye Collection [amazon.fr, Kindle Edition]
[2] White House Brags Sanctions Put Russia On ‘Brink of Collapse’: Crippling Russian Economy Could ‘Force’ Putin to Obey US (antiwar.com, anglais, 16-12-2014)
[3] Les stans sont les pays dont le nom comporte ce suffixe : Afghanistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Pakistan, Tadjikistan, Turkménistan
[4] Putin: Russian economy will inevitably bounce back, 2 years in worst case scenario (rt.com, 18-12-2014)
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé