L'Europe est entrée dans « l'ère de la post-démocratie »

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« Il n'y a pas de démocratie sans souveraineté » - Jacques Sapir

L'Europe est entrée dans l'ère de la post-démocratie, selon la professeure au Département de science politique et de relations internationales de l'Université Westminster, à Londres, Chantal Mouffe. Elle a expliqué sa vision à Michel Désautels lors d'une entrevue.
Michel Désautels – On vit une drôle d’époque, qui nous oblige même à définir des termes. Nos démocraties occidentales sont à quelle époque de leur vie?
Chantal Mouffe – Nous sommes dans l’ère de la post-démocratie. J’entends par cette expression que les institutions démocratiques existent encore. On continue de voter, mais cela tourne un peu à vide. Étymologiquement, la démocratie, c’est « demos » et « cratos », qui signifie la souveraineté populaire. Mais on ne peut plus vraiment parler de souveraineté populaire aujourd’hui pour deux raisons fondamentales. D’abord, en raison du phénomène post-politique, dont je parle dans mon livre L’illusion du consensus. C’est-à-dire qu’en raison du consensus au centre du spectre politique, qui s’est établi entre le centre droit et le centre gauche, ces partis défendent les mêmes genres de politiques. Les citoyens votent, mais n’ont pas vraiment la possibilité de choisir. L’autre motif a davantage à voir avec l’élément économique. Nous vivons dans des sociétés qui se sont oligarchisées au cours des 30 dernières années. On constate une rupture croissante entre un petit groupe de plus en plus riche et non seulement les classes populaires – abandonnées depuis un certain temps –, mais la classe moyenne qui se paupérise et se précarise. Aujourd’hui, on lutte contre cette post-démocratie afin de récupérer notre démocratie.
M. D. – Avec ce consensus au centre que vous évoquez, les vieilles notions de gauche et de droite ont-elles disparu?
C. M. – Oui, il y a vraiment un brouillage entre la droite et la gauche. Par exemple, je trouvais très juste le slogan des Indignados, en Espagne, qui disait : « nous avons un vote, mais pas de voix ». Je m’amuse avec mes étudiants et je leur dis que voter centre droit ou centre gauche, c’est comme voter pour Coca-Cola ou Pepsi. Selon moi, c’est ce qui est spécifique à la post-politique. La responsabilité profonde par rapport à la situation actuelle est due aux partis sociaux-démocrates. Ils se sont déplacés vers le centre, parce qu’ils ont accepté l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative à la mondialisation néolibérale. Donc, lorsqu’ils arrivaient au pouvoir, tout ce que les sociaux-démocrates pouvaient faire était de gérer de manière plus humaine l’hégémonie établie par le néolibéralisme. Cette situation politique a été créée pour la première fois en Grande-Bretagne avec Tony Blair et le New Labor. Il présentait cela comme un progrès, que la démocratie avait mûri. Or, selon moi, ce n’est pas du tout un progrès, cela représente même un danger pour la démocratie.
L'entrevue avec Chantal Mouffe est présentée à Désautels le dimanche, dès 10 h, le 21 mai.
M. D. – Même si une arène politique qui serait le lieu de véritables débats dans le respect de l’autre représente un objectif intéressant, transposons cet objectif au Forum européen. À six pays, c’était compliqué. Imaginez ensuite à 15, 27 ou 28. L’Europe, telle qu’on la connaît aujourd’hui, peut-elle fonctionner sur ces bases-là?
C. M. – Le problème est plus fondamental, parce que l’Europe qu’on connaît aujourd’hui est néolibérale. Il n’y a pas de débat. Tous les gens qui remettent cela en question sont présentés comme étant antieuropéens. Je trouve cela extrêmement dangereux, parce que ça ne permet justement pas qu’il y ait au sein de l’Europe un débat sur les valeurs. Je crois que cela a conduit plusieurs partis de gauche à croire que l’Europe n’était pas réformable. Dans mes écrits, j’ai défendu l’idée de politiser l’Europe. Par exemple, il faudrait qu’il y ait un véritable débat sur quelle Europe voulons-nous. Pour que les citoyens européens s’intéressent à l’Europe, ils devraient avoir la possibilité de se prononcer sur ce qu’ils veulent.
M. D. – Le populisme de droite a crû au cours des dernières années. Cependant, vous parlez de la nécessité de développer un populisme de gauche. Expliquez-nous ce que vous entrevoyez à cet égard.
C. M. – Il y a différentes façons de lutter contre le populisme de droite. La pire manière est celle utilisée par les partis sociaux-démocrates, celle de la condamnation morale. Ça conduit à démoniser les partis de droite et les électeurs qui les appuient : « ce sont des racistes, ce sont des xénophobes ». Il faut plutôt se demander pourquoi ils appuient ces partis. Si les partis sociaux-démocrates se posaient cette question, ça les obligerait à faire une autocritique. Il ne faut donc pas s’étonner que lorsqu’un parti populiste de droite dit à la classe populaire et à la classe moyenne qu’il les comprend, c’est souvent le seul discours que ces gens entendent et décident d’appuyer. Je ne crois pas du tout que ces gens sont fondamentalement xénophobes. La seule manière de lutter efficacement contre le succès des partis de droite est de procurer un autre vocabulaire pour donner expression aux demandes des électeurs.


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