L’Europe est-elle en train de sortir de l’histoire?

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« Il n’y a pas d’histoire sans liberté ; il n’y a pas de liberté sans nations, sans le sens d’un destin collectif. »


 

 

Rappelons-nous, c’était il y a trente ans. La Hongrie avait ouvert sa frontière avec l’Autriche pour laisser passer les milliers d’Allemands qui voulaient définitivement quitter le communisme. Le 28 septembre 1989, qui aurait imaginé que le Mur de Berlin serait ouvert pacifiquement par un régime de RDA à bout de souffle 42 jours plus tard ?


C’est cela l’histoire : l’imprévu, la liberté, la capacité d’une communauté humaine que l’Etat veut maintenir dans son atomisation à se rassembler pour faire triompher ses droits. Les années 1980 furent un formidable réveil des nations. Les nations finissent toujours par l’emporter sur l’idéologie.


Les idéologues à l’assaut de la liberté


On ne pouvait s’empêcher de sourire en entendant Raphaël Enthoven expliquer à la Convention de la droite que le « meilleur des mondes » que nous construisent les réformes sociétales est irréversible ! Les idéologues nous expliquent toujours que l’histoire s’est arrêtée ; et plus ils l’affirment avec véhémence, comme notre contradicteur ce jour-là, plus on peut être certain que la fin du système qu’ils défendent est proche. Que n’a-t-on répété aux chrétiens du bloc de l’Est, sous le communisme, qu’ils étaient des attardés, les restes d’une culture révolue ! Trente ans plus tard, le communisme n’est plus qu’un mauvais souvenir pour les sociétés européennes de l’Atlantique à l’Oural. En revanche, quelque chose s’est déréglé dans notre Europe, comme si, à peine les peuples ont-ils conquis leur liberté, ils étaient condamnés à devoir affronter de nouvelles menaces sur cette liberté. Je voudrais ici analyser le dérèglement, en l’espace d’une génération, de notre Europe, qui la conduit à sortir de l’histoire.



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En 1989, je militais à l’UDF. Charles Millon vous évoquerait mieux que moi cette force politique où l’on trouvait Philippe de Villiers aussi bien que François Bayrou. Où Christine Boutin avait sa place. Où le très libéral Alain Madelin pouvait cohabiter avec des démocrates-chrétiens soucieux de préserver une part d’Etat providence. A l’UDF comme au RPR de cette époque, où cohabitaient Philippe Séguin et Alain Juppé on pouvait débattre dans une grande liberté d’esprit. Tout cela est un monde révolu. Il faudra écrire un jour l’histoire de la droite postgaulliste et de la manière dont elle a progressivement perdu son âme. Les partis de naguère ont de moins en moins toléré le débat, ils ont adhéré à une forme de pensée unique puis ils se sont fondus en un seul parti, au détriment du débat d’idées et de l’adhésion à des politiques de liberté.


Quand on a voulu faire l’Europe sans les nations


A vrai dire, on est stupéfait avec le recul de voir comment tout a basculé très vite, contre la réalité que nous avions sous les yeux. 1989 ! Pour moi, il n’y avait pas de doute à cette époque quand on croyait au rassemblement des Européens : il fallait changer de méthode. La Communauté européenne, qui s’apprêtait à accueillir les nouvelles démocraties sorties du communisme devait s’appuyer sur le retour de la réalité nationale.


Mais visiblement les nations faisaient peur aux dirigeants de l’Ouest. Ils ont réagi à rebours de l’histoire.


Au lieu d’accueillir immédiatement les peuples libérés de l’Est dans une communauté européenne où l’on aurait profité de leur créativité institutionnelle, on a entamé de lentes négociations fondées sur des critères bureaucratiques, qui ont abouti, une quinzaine d’années plus tard à faire entrer certains peuples européens et pas d’autres dans la nouvelle Union européenne, au mépris du combat mené par tous pour abattre le communisme.


Au lieu d’accompagner l’émancipation des nations de la fédération yougoslave, on a d’abord voulu nier le réveil de ces nations (François Mitterrand les comparait à des tribus) puis, devant accepter le fait accompli des indépendances slovène et croate, on a concentré tout l’antinationisme – il s’agissait d’une hostilité à la nation et non seulement au nationalisme –  naissant sur la Serbie. Enfin, encore plus incapables de stabiliser les sociétés plurinationales qu’étaient la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, les Européens ont fini par se laisser manipuler par les interventions extérieures des Etats-Unis et d’Etats musulmans.


Dans le cas de la Chine, la démission devant nos propres responsabilités fut encore plus rapide. Alors que le soulèvement de Pékin et de 400 autres villes du pays, au printemps 1989, était le prolongement, en Asie, des révolutions anti-communistes d’Europe, les gouvernement de l’Ouest du continent se sont immédiatement alignés sur les Etats-Unis et ont accepté la thèse de la République populaire de Chine selon laquelle la modernisation du pays passerait par un autre chemin que la démocratisation. Trente ans plus tard, le soulèvement de la population de Hong-Kong, de plus en plus menacée dans son état de droit, témoigne de cet abandon du peuple chinois par les Occidentaux qui venaient de gagner la Guerre froide. Il fallait bien faire des affaires.



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Dès l’écrasement de Tian An Men, la gestation de l’Union Européenne était comme destinée à faire sortir le continent, ou du moins une partie, de l’histoire qui venait de se réveiller. Depuis trente ans, on empile les directives bureaucratiques pour ne pas avoir à se poser des questions politiques. Nous avons créé une zone euro où l’on a l’arrogance d’appeler « monnaie européenne »un système qui abolit les monnaies nationales sans créer une monnaie continentale. Nous n’avons qu’un système de banques centrales, pas une vraie banque centrale européenne ; nous refusons la création de dette en obligations européennes et nous rejetons, malgré les excédents commerciaux, la perspective  de transferts des régions les plus riches vers les régions les plus pauvres. Puisque les bureaucraties ne sont jamais à une contradiction près, nous prétendons en même temps, qu’à l’ère numérique, l’allocation du crédit est mieux décidée d’un lieu unique pour toute l’Europe qu’au plus près des entrepreneurs et des consommateurs. Autant dire que nous sommes entrés dans la révolution industrielle de l’ère numérique, des biotechnologies et de l’intelligence artificielle avec un boulet à chaque pied.


L’Empire bruxellois, à contre-sens de l’histoire de l’Europe.


Il ne s’agit pas de multiplier la liste des décisions prises par l’Europe à contresens de l’histoire dans les trente ans après la chute du Mur de berlin. Mais de faire ce constat sans appel : notre continent risque de sortir définitivement de l’histoire dans les années et les décennies qui viennent si nous continuons avec une telle méthode.


Les tenants du système en place, comme les fonctionnaires d’autrefois dans l’ancien bloc soviétique ont toutes les façons de désigner ceux qui aspirent à la liberté. Nous serions le monde d’avant ; ou des populistes ; quand on ne nous accuse pas de bien pire encore : réactionnaires, fascistes, xénophobes, racistes et bien pire encore.


Lorsque le Mur de Berlin s’est ouvert et que l’Allemagne s’est réunifiée, c’est le Général de Gaulle qui avait raison contre Jacques Delors. Et pourtant nos dirigeants n’ont pas voulu le voir ! Ils avaient sous les yeux l’histoire des soulèvements contre les régimes soviétiques (Berlin, 1953 ; Budapest 1956 ;  Prague, 1968 ; Gdansk, 1980) et la révolution de 1989 faisait comprendre que les nations, avec leur histoire, leur mémoire, leur créativité, leur diversité sociale, sont la meilleure protection contre les totalitarismes plus ou moins violents qui nous menacent à chaque génération. Et pourtant ce que les dirigeants de l’époque ont mis en place, c’est un système qui s’est mis à ressembler de plus en plus à celui qui venait d’être renversé. Trente ans plus tard, l’Union Européenne a remplacé les chars du Pacte de Varsovie par les diktats financiers et monétaires (garantis par une « troïka », tout un symbole). Lorsqu’on ne peut pas faire autrement, on organise des référendums mais on s’empresse d’en refuser le résultat s’il est négatif pour l’Union. Ce n’est plus à l’Est mais à l’Ouest du continent que s’applique le célèbre commentaire de Brecht après l’écrasement du soulèvement ouvrier à Berlin-Est en 1953 :


« Après l’insurrection du 17 juin


 

Le secrétaire de l’Union des Ecrivains


Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee


Le peuple, y lisait-on, a par sa faute


Perdu la confiance du Gouvernement.


Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts


Qu’il peut la regagner. Ne serait-il pas


Plus simple alors pour le Gouvernement,


De dissoudre le peuple,


Et d’en élire un autre ? »


L’histoire de l’Europe est l’histoire du  renforcement continu de ses nations, creusets de la démocratie et de la protection efficace des individus. Mais aussi de la tentation impériale, à chaque génération. Les empires n’ont pas d’histoire. Plus le temps passe, plus ils se figent dans l’immobilité, tuent l’innovation, étouffent la liberté d’expression et la créativité des individus. Les empires sont fondés sur une minorité de dominants jouissant de leurs privilèges et s’adonnant à des luttes de pouvoir féroces mais sans intérêt pour la masse écrasée ou amorphe des individus soumis à des décisions bureaucratiques sur lesquels ils n’ont aucune prise.


Ramener l’Europe à l’Histoire


Si l’Europe continuait dans la voie qui est la sienne actuellement, sa démographie continuerait à s’étioler et elle prolongerait la tendance à ne pas pouvoir suivre le rythme de l’innovation à l’œuvre sur le continent nord-américain, en Asie ou en Afrique.


Heureusement, les peuples d’Europe se réveillent. Les démocraties fondées sur le renversement du communisme il y a une génération, d’abord, Hongrie, Pologne, République tchèque en particulier, qui ne voudraient pas avoir troqué une prison des peuples pour une autre. Le courageux peuple britannique où se joue en ce moment une partie décisive entre les impériaux et les nationaux dont je suis convaincu qu’elle tournera à l’avantage de ces derniers. Le courageux peuple italien dont une partie des élites, à l’image de ce qui se passe en Grande-Bretagne, essaie à tout prix d’empêcher des élections qui tourneraient à leur désavantage.


Et nous Français ? Où en sommes-nous ? Le mouvement des gilets jaunes a montré que nous sommes travaillés par les mêmes forces de liberté qu’ailleurs. Mais nous savons aussi qu’à la différence de la Grande-Bretagne ou de l’Italie, ils sont trop peu nombreux ceux qui, dans les milieux dirigeants regardent avec lucidité le déclassement de notre pays et l’immense gâchis que représente des décisions économiques, politiques, sociales prises quasi-systématiquement au détriment des plus pauvres, des plus éloignés des centres du pouvoir, des plus rétifs aux codes figés des « classes créatives » auto-proclamées de nos métropoles.


Voilà pourquoi cette première Convention de la droite était si décisive. Qu’elle soit le moment d’un retour aux sources de la seule révolution pacifique de l’histoire européenne, celle de 1989. Qu’elle soit, pour ceux qui nous observent encore avec scepticisme, le moment d’une prise de conscience : il n’y a pas d’histoire sans liberté ; il n’y a pas de liberté sans nations, sans le sens d’un destin collectif. Il n’y aura pas de destin collectif sans la réémergence de grandes forces politiques fondées sur un compromis conservateur, pour parler comme David Goodhart, entre toutes les classes de la société.


La tâche est immense. Mais comme disait Aristote : le commencement est la moitié du tout. Nous avons franchi le premier pas à la convention de la droite, le plus difficile. Il faudra continuer pour que notre pays rentre dans l’histoire et réapprenne la liberté !