Jean Lapointe a rendu Duplessis aux Québécois

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« Le nationalisme de Duplessis, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, était fondé sur un fait central, aujourd’hui oublié : la reconnaissance du fait démographique, et la nécessité, pour un peuple, de contrôler un État »

Jean Lapointe n’est plus. Ce vieil homme attachant, qui incarnait une facette bien particulière de la culture québécoise, qui conjuguait le Québec moderne et le Canada français populaire, avait touché son métier de mille manières. 


Mais c’est peut-être, pour ne pas dire assurément, à travers son incarnation de Maurice Duplessis consacré à ce malaimé de notre histoire qu’il a laissé une trace profonde dans la conscience collective.


Duplessis passe pour le grand repoussoir national, et la Révolution tranquille s’est déployée à certains égards contre tout ce qu’il était, ou plutôt, contre la manière dont ses adversaires se le représentaient.


Plus les années passaient et plus Duplessis, qui avait pourtant gouverné de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959, devenait incompréhensible pour son propre peuple. On connait le nom donné à cette période: «la Grande Noirceur».


Denys Arcand


Jusqu’à ce que, à partir d’un texte de Denys Arcand et grâce à la réalisation de Mark Blandford, Duplessis reprenne vie en 1978, sous les traits de Jean Lapointe.


C’était une performance magistrale. Je confesse que lorsque je pense au visage de Duplessis, je pense moins au visage du vrai Duplessis qu’à celui de Jean Lapointe en Duplessis.


Duplessis était de retour à l’écran, avec ses qualités et ses défauts, avec ses grandeurs et ses misères, avec ses convictions et ses calculs, avec son idéalisme et son cynisme. Ce n’était plus le «cheuf», ce n’était plus un diable.


Il revenait non pas sur le mode nostalgique, mais à la manière d’un personnage que nous pouvions finalement comprendre, qui avait défendu le Québec autant qu’il le pouvait, dans une époque où il devait être défendu, ce qui ne veut pas dire qu’il l’a toujours fait de la meilleure manière.


Cette série est magistrale, et je suis persuadé que dans un demi-siècle, si les Québécois ne sont pas devenus étrangers à eux-mêmes, on la regardera encore.


Du Comité des comptes publics aux derniers jours de Duplessis, de la création de l’Union nationale à ses funérailles, on retraçait une période difficile de notre histoire, une période dont nul n’a la nostalgie, mais une période dont nous ne devrions pas avoir honte, parce qu’à la manière d’un peuple vaincu, conquis, nous tenions autant que nous pouvions, d’une génération à l’autre, avec un État moignon, qui valait tout de même mieux qu’une absence totale d’État.


J’ajoute que le nationalisme de Duplessis, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, était fondé sur un fait central, aujourd’hui oublié: la reconnaissance du fait démographique, et la nécessité, pour un peuple, de contrôler un État, sans quoi il est condamné à une probable disparition. 


Dans cette série, je suis particulièrement attaché à une scène, que je ne peux jamais revoir sans avoir les larmes aux yeux. Ce n’est pas une image: je ne sais pas comment on peut écouter cette scène sans être pris aux tripes.


Mise en contexte: Duplessis n’est plus au pouvoir. Nous sommes pendant la guerre. Adélard Godbout, qui l’a battu aux élections et est premier ministre, vient le voir à l’hôpital. Les deux rivaux parlent de politique en buvant un coup, puis un autre, puis un autre. Et très rapidement, la conversation devient passionnelle. Elle s’anime.


Et deux visions du destin québécois s’affrontent, la vision bleue, enracinée, nationale, et la version rouge, progressiste, libérale – la Révolution tranquille permettra de les réconcilier un peu, mais nous n’y sommes pas encore.


Nous devons cette conversation imaginée, je l’ai dit, à Denys Arcand. Et Jean Lapointe y est poignant, bouleversant, à la fois dans sa manière de rendre compte de la pensée politique du vieux chef, mais surtout, lorsqu’il parle avec une émotion absolument bouleversante de la misère de notre peuple, de sa résistance, de ses espérances, de ses humiliations surmontées, de l’effort d’enracinement que nous avons fait dans ce pays que nous avons fait naître, et où nul n’est en droit de faire le procès de notre légitimité. Quand Duplessis fond en larmes, on fond en larmes avec lui.


Un moment de vérité


À ce moment, dans cette scène, Lapointe, sous les traits de Duplessis, tient le discours le plus vrai qu’on puisse entendre sur le Québec, et c’est la moindre des choses, ce soir, de le revoir, en se disant que Jean Lapointe nous aura ainsi offert un vrai moment de conscience politique. L’art permettait d’accéder à une vérité existentielle. Cette scène est une des plus importantes de l’histoire de la télévision québécoise.


Je note que Lapointe, qui était un fédéraliste de toujours, s’était converti récemment à l’indépendance du Québec.


Je ne peux m’empêcher de penser que le fait d’avoir joué ce rôle l’a conduit, un jour, sur la piste du nationalisme, qui ne peut que conduire à la piste du pays. Parce que «le seul pouvoir que nous autres, on n'aura jamais, y est icitte à Québec». Comme le disait Lapointe, comme le disait Duplessis, comme le disait Lapointe en Duplessis.