L’UE est menacée de désintégration pour cause d’insuffisance morale. Que ce soit par rapport à la Grèce ou sur la question des réfugiés, tous les systèmes de solidarité morale sont en échec. L’establishment politique en Europe se révèle être une secte de bureaucrates incompétents et sans boussole morale. Le Titanic a frappé l’iceberg. L’équipage constate l’absence des plans de construction du navire. La catastrophe suit son cours.
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Pour l’observateur neutre, il est totalement incompréhensible que l’UE, au moment de la crise, échoue visiblement en bloc.
Le véritable problème dans ce cas, ce ne sont pas tant les institutions de Bruxelles coupées du pouvoir effectif que les partis dans les États membres. Ils manquent à la fois de compétence et de boussole morale. C’est une combinaison mortelle. L’action politique n’est plus guidée que par la drogue du pouvoir personnel et l’avidité insatiable de gagner toujours plus.
Jusqu’ici, l’UE était une organisation pour beau temps : les gouvernements ont distribué l’argent des contribuables sur le continent, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Mais aujourd’hui, nous devons affronter deux défis concrets : la crise grecque et le problème des réfugiés. Dans les deux cas, l’émergence de vrais problèmes ne conduit pas à une intervention engagée, mais à une érosion de la solidarité. Personne ne veut sauter par dessus son ombre. Ceux qui souffrent vraiment – la population grecque et les milliers de réfugiés – sont, au mieux, des figurants. Leur destin ne joue aucun rôle. Les égoïstes ne pensent qu’à eux-mêmes. Comment puis-je préserver mes principes ? Comment puis-je gagner la prochaine élection ? Comment assurer mes prébendes ? Comment puis-je faire porter la faute à quelqu’un d’autre ? Comment me soustraire à ma responsabilité ? Comment pourrais-je peut-être profiter de la situation ?
Les détenteurs du pouvoir dans les gouvernements se comportent de manière tout aussi honteuse que les prétendus eurosceptiques. On a l’impression que ça leur est, à tous, parfaitement égal si un pays tout entier, au cœur de l’UE, est ramené d’un jour à l’autre au niveau économique d’un pays du tiers-monde. Ce n’est cependant pas une question théorique, c’est une conséquence pratique, très concrète.
Ici et maintenant, au fond, il est totalement sans intérêt de savoir comment l’escalade a commencé. Ce qui est décisif, c’est que nous avons à faire à undanger imminent : ce concept juridique signifie, en principe, qu’on est obligé d’agir lorsqu’on s’aperçoit que la vie et l’intégrité physique d’un autre sont menacés. Il ne s’agit pas là de stratégies à moyen ou long terme ni même d’avoir raison. Cela vaut pour toutes les sociétés : dans une situation de nécessité aiguë, il faut prendre des mesures immédiates pour prévenir des dommages aux personnes. On pourra discuter plus tard. De ce point de vue, les Américains ont une année lumière morale d’avance sur les politiciens de l’UE : les Américains poussent depuis des semaines à une solution en Grèce. Il se peut que des raisons géopolitiques jouent un rôle, parce que la Grèce est membre de l’Otan. Mais pour la population grecque qui souffre, c’est accessoire. Elle glisse à une vitesse dramatique vers une débâcle économique qui peut durer 20 ans. Les Américains sont stupéfaits que l’UE n’agisse pas [qu’ils aillent voir la misère chez eux, NdT].
Les sauveteurs de l’euro et ses adversaires se comportent comme l’équipage ivre sur le Titanic : le navire fonce sur un iceberg, des milliers de vies humaines sont en danger. Mais sur le pont, personne n’empoigne la barre. On discute sur les plans du bateau, qui sont mauvais. La Grèce, comme l’écrit le Guardian, est à la veille d’imploser économiquement et socialement. Et Wolfgang Schäuble soumet un papier dans lequel il propose de jeter la Grèce hors de l’euro. La Grèce ne fera pas que sortir de l’Europe. Si rien n’est entrepris immédiatement, elle sortira de la civilisation.
Dans le cas de la Grèce, sauveteurs et adversaires de l’euro partagent une dangereuse perte du sens des réalités. On se dispute sur la Grèce comme si on avait tout son temps. Pourtant, de fait, la situation est dramatique. Les banques sont fermées depuis deux semaines. La nourriture devient rare. La stabilité sociale est précaire. Chaque jour, 1 000 réfugiés affluent en Grèce. Si la Grèce s’effondre, le pays tout entier deviendra un camp de réfugiés. Le fait qu’Alexis Tsipras se soumette à un programme dont on sait depuis longtemps qu’il est mauvais, parce qu’il veut éviter l’effondrement imminent qui menace, parle en sa faveur. Il n’est pas important de savoir s’il tiendra ses promesses : celui qui est menacé de guerre civile peut aussi recourir à des tactiques. Il doit empêcher la guerre civile. Tout le reste est secondaire.
Si les sauveteurs de l’euro avaient une boussole morale, ils feraient tout, maintenant, pour empêcher l’effondrement de la Grèce : la BCE devrait immédiatement augmenter significativement les crédits ELA pour stabiliser au moins provisoirement l’économie. Parallèlement, il faudrait un programme du Mécanisme européen de stabilité (MES) pour permettre à la Grèce de retrouver l’équilibre d’ici la fin de l’année.
C’est effrayant que tout le débat n’ait débouché jusqu’ici sur aucune proposition créative. Si les sauveteurs de l’euro ne consacraient pas leurs éternelles séances à jouer au plus malin les uns avec les autres, ils devraient dire : la voie de l’austérité a échoué. C’est totalement hors de propos de savoir quel excédent primaire la Grèce doit atteindre en 2015. Nous ne pouvons pas nous accrocher aveuglément à un principe conçu il y a des années dans un bureau. On ne peut pas combattre une dépression avec des hausses d’impôts et des coupes dans les prestations sociales. La politique d’austérité a échoué en Grèce (Cf. graphique au début de l’article). Maintenant, les sauveteurs de l’euro ne trouvent rien de mieux à faire que de se disputer sur ce qui serait le mieux : encore de l’austérité et encore plus d’austérité ! L’Allemagne a plongé dans la catastrophe dans les années 1930 parce que la Reichsbank a tiré la sonnette d’alarme de la politique monétaire à cause de l’étalon-or. On s’apprête à répéter la même erreur avec la Grèce et à précipiter un pays la tête la première dans le malheur.
Si les sauveteurs de l’euro avaient tous leurs sens, il feraient maintenant table rase, tous ensemble : la situation économique en Espagne, en Italie, en France, au Portugal, en Slovénie et dans la plupart des pays d’Europe de l’Est estbeaucoup plus mauvaise que les chiffres officiels ne le montrent. Chacun le sait. Mais on continue à maintenir la fiction que la Grèce serait un cas isolé. Larésistance des Européens du Sud contre les extrémistes allemands signale que dans ces pays aussi la décomposition menace. Pourtant le dénigrement allemand à l’égard des Grecs est tout aussi faux que le dénigrement de l’Allemagne par les Italiens.
Si l’UE et ses États membres ne veulent pas se précipiter tous ensemble dans le désastre, ils devraient tenir, en juillet encore, une conférence commune pour sauver l’Europe, dans laquelle seraient discutés ouvertement les crédits toxiques, la spirale de l’endettement devenu hors contrôle, le fort taux de chômage des jeunes, le dumping salarial, les menaces sur l’épargne, l’assèchement des systèmes sociaux et le problème des réfugiés. Mais cela ne peut pas réussir si chacun arrive avec un agenda caché. Les problèmes européens devraient être reconnus et résolus comme des problèmes communs. Ils doivent être traités et résolus de manière offensive.
Mais ceci est la deuxième étape : la première doit être d’empêcher rapidement l’effondrement de la Grèce et de trouver en même temps une feuille de route contraignante pour les réfugiés. Jusqu’ici, on a isolé verbalement les extrémistes de droite dans l’UE. La politique concrète, cependant, s’est orientée en considérant le succès possible de ces derniers : on fait comme si tous les citoyens en Europe allaient passer à l’extrême-droite – et on veut empêcher leur succès en anticipant d’avance leur politique. Cela ne marchera pas. Marine Le Pen profite de la situation. En Grèce, l’extrémiste de droite Aube dorée a été le seul parti à voter contre l’austérité. C’est déjà la troisième force au Parlement.
L’Union des égoïstes a conduit à une renaissance du nationalisme. La Grèce ? Pas notre problème. Les quotas de réfugiés ? Aux autres de voir comment gérer ça. Réduction de la dette ? Pas question ! Il est particulièrement désagréable que les dettes grecques ne constituent un problème pour les contribuables européens que parce que l’UE a sauvé les banques en 2012 et qu’elle a reporté les dettes sur les contribuables. Maintenant, on craint le moment de vérité. Mais l’UE a éclaté, inexorablement, et le jour des comptes venu, la colère des citoyens se tournera contre leurs gouvernements.
Peut-on encore remettre le Titanic sur la bonne route ? L’iceberg se brise déjà à la proue, nous entendons les bris de verre. Le bastingage se fend, l’eau s’engouffre dans la coque.
La Grèce est la fuite qui décide du destin de l’UE et donc aussi de l’Europe. Les réfugiés sont les premiers passés pas dessus bord. Colmatez la fuite en vous rappelant vos valeurs. Chassez l’orchestre de la salle de bal, faites-le monter sur le pont, que tous voient ce qu’il se passe et apportent leur aide. Mettez les canots de sauvetage à l’eau. Tout le reste est secondaire. L’histoire fera payer très cher celui qui aura tardé à apporter son aide.
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