L’ère de la terreur

A378aa6c6bb60c85c628a2490b6f4063

Pour en comprendre la genèse

Le 24 mars dernier, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, siégeant à La Haye, a rendu son verdict contre Radovan Karadžić, président de la République serbe de Bosnie au temps de la guerre civile yougoslave (1992-1995). Quarante années de prison pour un homme de 71 ans.


Ce verdict était attendu. Le TPIY ne pouvait faire moins, mais il aurait pu faire plus. C’est à la fois une tragédie pour l’homme, une déception pour le camp des victimes désignées de cette guerre et de leurs soutiens, et une anomalie juridique. De fait : comment peut-on prononcer moins qu’une réclusion à vie contre un homme qu’on désigne comme un boucher, comme le commanditaire d’un génocide ?


Plus qu’une anomalie, c’est un anachronisme. Pour justifier sa lecture des événements d’il y a vingt ans et maintenir son barème de châtiments, le TPIY a dû arrêter, littéralement, la course du temps.


Cette institution fut instaurée par l’ONU sous l’impulsion des Américains et de leurs alliés en 1993, à une époque où le gendarme U. S. avait le monopole de la force, et donc du droit, sur la planète entière. Elle fut notamment financée par les monarchies sunnites, celles-là mêmes qui aujourd’hui soutiennent l’Etat islamique. Aucun magistrat russe, par exemple, n’a été convié à siéger dans cette kangaroo court créée par la puissance coloniale pour mater ses sujets rebelles. Depuis lors, le TPI a préservé, comme sous une cloche de verre, la représentation manichéenne de la guerre civile yougoslave qu’avaient fabriquée, à coups de millions de dollars, les agences de communication occidentales. Inutile de revenir sur l’ensemble de ses partis pris, le rappel d’un seul suffira. Dans le cas des dirigeants serbes, et d’eux seuls, le TPI applique la responsabilité de commandement stricte. A savoir qu’un chef répond des exactions de chacun de ses subordonnés, qu’il les ait ordonnées ou non, qu’il en ait eu connaissance ou non. Comme si le président américain Johnson avait été jugé pour le massacre de My Lai au Vietnam en 1968. Ce parti pris a permis de décapiter les directions militaires et politiques de toutes les entités serbes issues de l’éclatement de la Yougoslavie : Serbie, République de Krajina serbe et Republika Srpska (ex-Bosnie-Herzégovine). Et par la même, de compromettre moralement et politiquement ces Etats. Qui oserait s’opposer à la destruction d’un Etat dont les chefs ont été condamnés pour génocide ?


Dans le même temps, le TPIY a relaxé Naser Orić, le chef des coupeurs de têtes islamistes de la région de Srebrenica ; les généraux croates Markač et Gotovina, responsables de l’opération Tempête en Krajina, la plus vaste entreprise de nettoyage ethnique de toute la guerre (4-8 août 1995) ; ou encore l’ancien terroriste et futur premier ministre du Kosovo « indépendant », Ramush Haradinaj, « blanchi » par la disparition en série des témoins à charge ! Etre condamné par une cour qui a laissé filer de tels profils constitue une distinction, certains diraient un certificat de bonne conduite. Avant de s’indigner de la « mollesse » du jugement Radovan Karadžić, l’ancienne procureure Carla del Ponte avait violemment mis en cause ces étonnantes clémences du TPI.


Tout ceci ne signifie pas pour autant que Radovan Karadžić soit innocent. Quiconque a exercé des responsabilités de haut niveau au cours de l’éclatement sanglant de la Yougoslavie porte sa part de responsabilité dans l’embrasement — et ceci vaut aussi pour les dirigeants étrangers impliqués. Le problème est que le TPIY n’est pas en mesure d’établir son rôle exact. Cette cour est tellement partiale dès sa création même, et tellement orientée dans ses agissements, qu’elle ne peut que tresser des auréoles à ceux qu’elle condamne. Par sa tenue de bravade face au TPI, par ses contre-interrogatoires dévastateurs, feu le président Slobodan Milоšević а fait oublier les torts immenses qu’il avait causés à son propre peuple. Vojislav Šešеlj, le chef du Parti radical serbe, qui s’était rendu de son propre gré, a crevé le plafond de la plus longue détention préventive de l’histoire : 11 ans. Le TPI l’a piteusement renvoyé chez lui après avoir été tourné en bourrique par l’accusé : les vidéos des confrontations de Šešelj avec ses juges méritent de figurer dans les anthologies de l’humour burlesque. A cause de tous ces antécédents, le procès du psychiatre et écrivain Radovan Karadžić a été extrêmement sous-médiatisé, pour ne pas dire occulté, durant tout son déroulement. Les télévisions ne se sont réveillées que le jour du verdict, en ressortant les mêmes accusations et les mêmes images que celles qui tournaient en juillet 1995, le jour où Radovan Karadžić fut inculpé. Ainsi, le bref montage diffusé par Al Jazeera pour résumer les méfaits de l’accusé réutilise, sur 1 minute 30, plusieurs montages médiatiques ou false flags débusqués de longue date par les enquêteurs sérieux.


Qu’on ait osé ressortir de la naphtaline cette propagande montre le désarroi des institutions occidentales et de leurs relais de communication. Ceux qui ont connu et vécu cette période ont eu l’impression de voir une cour de justice est-allemande, ou bulgare, surgir soudain des cendres du Pacte de Varsovie pour prononcer en 2016 des verdicts contre des traîtres à la cause soviétique. On fait comme si rien n’avait changé, comme si l’internet n’avait pas mis à la disposition du public des milliers de pages et d’heures de vidéo mettant à mal toutes ces thèses, comme si Jacques Merlino, Jürgen Elsässer, Vladimir Volkoff ou Diana Johnstone n’avaient jamais déconstruit les mécanismes de ce « cas d’école » de manipulation — sans compter l’effarant archipel de l’horreur mis à nu par l’enquête du sénateur suisse Dick Marty sur le trafic d’organes dans l’Etat mafieux du Kosovo. Les seules vérités que le TPIY de La Haye soit en mesure de fournir à la conscience universelle concernent son propre fonctionnement et ses finalités en tant que haute institution morale de l’empire occidental, et non la réalité des faits survenus en ex-Yougoslavie.


Une cour d’iniquité


La peine infligée à Radovan Karadžić, de fait, est proportionnée non à ce qu’il a fait à autrui, mais à ce que l’OTAN a fait au peuple dont il était le leader. L’étendue des crimes commis par l’Occident contre la paix en ex-Yougoslavie ne permet aucune mansuétude à l’égard de ceux qui en furent les principales cibles.


J’ai rencontré R. K. à plusieurs reprises, et il m’avait frappé davantage par son indécision et ses scrupules d’intellectuel que par une détermination inhumaine à faire triompher sa cause par tous les moyens. J’ai également fait partie, en novembre 1992, de la mission emmenée par Elie Wiesel dans les fameux camps de prisonniers en Bosnie — mission qui n’a pas confirmé les soupçons d’extermination et qui pour cette raison a été rayée de l’histoire. Elle fut néanmoins le « chemin de Damas » de Jacques Merlino, alors chef des informations à France 2, qui rédigea un ouvrage remarquable et intrépide sur le lavage de cerveaux dont il avait été le témoin. Quelques années plus tard, j’étais convoqué comme « témoin-expert » dans le procès d’un Serbe de Bosnie (« Goran G. ») accusé de crimes contre des musulmans contre toute vraisemblance — il avait quitté la Bosnie avant la guerre — et malgré l’alibi en béton que lui avait fourni la police d’un pays européen. En dépit de l’évidente erreur sur la personne, cet homme avait été détenu au secret en Suisse pendant deux ans sans aucun contact extérieur, sans aucune assistance de son ambassade, et donc au mépris de ses droits humains les plus élémentaires. Il fut jugé sur délégation du TPIY par une cour militaire suisse. Le fait qu’il fût Serbe suffisait à le mettre au ban de l’humanité. Goran G. finit par être libéré avec une modeste compensation pour le tort subi. La rumeur du « tourisme génocidaire » des Serbes expatriés n’en fut pas éteinte pour autant.


La chasse aux sorcières des années 1990 a profondément infléchi ma vision du monde et m’a poussé à remettre en question mes idées reçues sur la démocratie et le « monde libre ». J’ai assisté en temps réel à la destruction de mon pays natal par des forces intérieures et extérieures, au détournement sournois des institutions politiques et militaires de l’Occident et à la mise en place d’un système de terreur dont les populations occidentales, anesthésiées de publicité et de propagande, commencent aujourd’hui seulement à ressentir les effets. La fonction réelle du TPIY aura été de légitimer la destruction de la Yougoslavie par l’OTAN et de blanchir rétroactivement des ingérences qui sont des crimes objectifs contre la paix et le droit. Ainsi, l’on a réussi à faire oublier que la guerre en Bosnie a été déclenchée après que le leader musulman Izetbegović, sur la suggestion des Etats-Unis, eut retiré sa signature de l’accord de paix de Lisbonne patronné par la communauté européenne au printemps 1992. Cet épisode est revendiqué haut et fort par l’ambassadeur Warren Zimmermann dans ses mémoires. La focalisation sur les crimes du leadership serbe a jeté dans l’ombre les agissements des autres parties, en premier lieu du régime fondamentaliste de Sarajevo mis en place avec le soutien massif des Américains et des Séoudiens. De fait, c’est en Bosnie et non dans les sables irakiens que, dès les années 1990, fut créé le prototype de l’Etat islamique. La Bosnie d’Izetbegović (le grand ami de BHL), servit au cours des années 1990-2000 de base arrière et de plaque tournante pour le terrorisme islamique en Europe, comme l’a démontré Jürgen Elsässer. On y a même vu passer un Ben Laden, qui repartit avec un passeport bosniaque.


Dans la stratégie d’installation et de protection de cette tête de pont islamiste, le travail du TPI a joué un rôle non négligeable. Il s’est arrogé le monopole de la vérité historique sur ces événements, décourageant tout examen indépendant des faits. D’une manière générale, le TPIY a sanctuarisé la cause et les agissements des mouvements islamistes dans les Balkans.


Dans le même temps, le tribunal a rejeté les plaintes fondées de la partie serbe, notamment la liste circonstanciée des 3200 victimes civiles serbes des bandes islamistes de Naser Orić, compilée par un médecin légiste. Cette cour, qui a une compétence territoriale et non ethnique ou nationale, a également refusé d’entrer en matière sur les crimes de guerre systématiques et revendiqués de l’OTAN contre les populations civiles lors du bombardement de la Serbie au printemps 1999.


Le prototype du chaos global


Par une ironie du calendrier qui n’est sans doute pas fortuite, l’annonce du verdict Karadžić intervient le jour anniversaire de l’agression de l’OTAN contre la Serbie (le 24 mars 1999), suite aux pourparlers-prétextes orchestrés à Rambouillet. 78 jours durant, l’alliance atlantique, dans un rapport de forces militaires évalué à 800 contre 1, s’est employée à détruire les infrastructures civiles de la Serbie à cause de la « crise humanitaire » au Kosovo — c’est-à-dire de la volonté de Belgrade de maîtriser la rébellion violente de l’UÇK soutenue par les Occidentaux. Les causes invoquées n’avaient évidemment aucun lien avec les causes réelles : prendre le contrôle des importantes ressources minières de la province et installer une base militaire américaine au cœur des Balkans. Le procédé employé pour fractionner la Serbie ressemble en tous points à la rébellion fomentée en Syrie quelque 12 ans plus tard.


Au travers de cette agression, l’alliance atlantique a détaché par la force une province d’un pays souverain avant de favoriser et de reconnaître son indépendance au mépris du droit international ainsi que de la résolution des Nations-Unies encore en vigueur (n° 1244) affirmant la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo. Le pseudo-Etat ainsi créé a été « offert » à l’organisation criminelle qui avait servi de force au sol pour l’OTAN. Son patron Hashim Thaçi, dit « le Serpent », vient d’en être élu président. Des protagonistes de premier plan de la campagne militaire de l’OTAN, tels le général Wesley Clark ou la secrétaire d’Etat Madeleine Albright, sont revenus dans la région à la tête d’entreprises prédatrices visant la prise de contrôle économique du pays. Les innombrables preuves de crimes, de nettoyage ethnique, voire de trafic d’organes prélevés sur des êtres vivants (voir le rapport Marty pour l’OSCE) n’ont aucun impact réel sur l’alliance entre l’Occident et sa plate-forme mafieuse installée au sud de la Serbie.


Depuis le début de cette crise, les opinions occidentales ont été maintenues dans une ignorance totale de la nature réelle des interventions — diplomatiques ou militaires — de leurs propres gouvernements dans le Sud-est européen. Elles n’ont pas conscience que la destruction de la Yougoslavie avec son cortège de montages et de prétextes a servi de prototype aux désastreuses guerres de l’OTAN qui ont embrasé l’Orient de Libye en Afghanistan. Elles ne peuvent même pas imaginer que leurs propres services secrets — au moins dès le sabotage des pourparlers de Lisbonne en avril 1992, mais en réalité depuis bien avant — ont travaillé main dans la main avec les milieux islamistes les plus violents, d’une part afin de déstabiliser et de détruire les régimes laïcs qui leur faisaient obstacle, d’autre part pour justifier l’instauration de lois sécuritaires à domicile et la restriction graduelle des droits et libertés démocratiques. Les quelques mots lâchés à la télévision par Alain Bauer ces derniers jours ne lèvent qu’un coin du voile sur cette vaste manipulation.


Des années après les événements dont R. K. fut l’un des protagonistes, les sociétés ouest-européennes découvrent enfin leurs retombées concrètes. Un flot de migrants auquel l’Occident ne peut opposer aucun argument moral. Un terrorisme proliférant, imbriqué dans la sociologie même de leurs banlieues, et contre lequel les polices et les services se montrent curieusement désarmés. Et, d’un autre côté, la montée d’une opposition inattendue, par sa force et son étendue, à la stratégie du choc euroatlantique, opposition qui transcende les partages nationaux, politiques et confessionnels. Quoi qu’il ait pu faire par ailleurs, Radovan Karadžić contemple aujourd’hui même, du fond de sa cellule, les retombées de la bataille qu’il a livrée et qu’il a perdue.


Par Slobodan Despot  © 2016 Association L’Antipresse  | 27 Mars 2016


1. Troisième événement symbolique de ce 24 mars: l’arrestation de l’ancienne porte-parole Florence Hartmann devant l’entrée du TPI, par les gardes du Tribunal et la police néerlandaise. Les médias ont accordé une attention minime à cet acte violent et arbitraire.


Source: Antipresse


***


Carla del Ponte horrifiée par les verdicts du TPI (débat avec Slobodan Despot sur la RSR)



Débat Carla del Ponte-Slobodan Despot:


«Le TPIY, un tribunal qui ne sait condamner que les Serbes?»


Présentatrice : C’est un verdict qui est considéré comme une gifle par la Serbie, le Tribunal Pénal International pour l’ex- Yougoslavie acquitte une nouvelle fois l’ancien Premier ministre kosovar Ramush Haradinaj. L’homme était accusé de crimes de guerre contre les Serbes lors de la guerre d’indépendance du Kosovo en 1998-99, mais le juge a estimé que les témoins de l’accusation n’étaient pas assez fiables. Si la décision réjouit Priština, elle met Belgrade en colère, d’autant que cette libération survient 10 jours seulement après l’acquittement par ce même tribunal de deux généraux croates accusés eux aussi de crimes de guerres. Résultat : ce soir, les Serbes ont le sentiment d’avoir été les seuls condamnés. 


Philippe Revaz : Les deux invités avec nous pour apprécier ce jugement : Carla Del Ponte, tout d’abord, bonsoir !


Carla del Ponte : Bonsoir.


PhR : Vous êtes l’ancienne procureure du Tribunal Pénal International pour l’ex- Yougoslavie, Carla Del Ponte. Et puis avec nous également Slobodan Despot, en direct de Sion, bonsoir !


Slobodan Despot : Bonsoir !


PhR : Vous êtes éditeur, chez Xenia, d’origine Serbe, vous vous exprimez souvent  sur la question,


Slobodan Despot: Carla Del Ponte, quel est votre qualificatif ce soir avec cet acquittement, du poste que vous occupiez. J’imagine que c’est plutôt une déception.


CdP : Mais disons que ce n’était pas une surprise, celle d’aujourd’hui parce que déjà pendant l’enquête on avait eu beaucoup de difficultés à conduire cette enquête. On n’avait aucune coopération, même pas de coopération de la communauté internationale. Donc on y était quand même parvenu. L’acte d’accusation avait été confirmé par un juge, mais on a déjà vu pendant le premier procès, ça a été impossible de porter les preuves, particulièrement les témoins, devant la Cour. Donc pratiquement ça a été une répétition, ce deuxième procès. Donc ici le défaut c’est l’impossibilité de porter les preuves qu’on avait recueilli pendant l’enquête devant le juge. Donc c’était l’acquittement obligatoire.


PhR : Carla Del Ponte vous êtes directement mis en cause par l’avocat de Ramush Haradinaj qui vous demande des excuses publiques. Que lui répondez-vous ?


CdP : Bah… vous savez… Je pense que c’est lui qui doit s’excuser, parce qu’il doit être seulement heureux qu’il a pu obtenir [le fait] que son client a été acquitté. Parce que nous on avait les preuves mais on n’a pas pu les porter devant la Cour. Donc aucune excuse. Il ne manquerait plus que ça !


PhR : Slobodan Despot, quand les témoins se rétractent, quelles qu’en soient les circonstances, si on n’a plus les témoins plus un dossier suffisant, il faut acquitter. C’est la justice, non ?


CdP : Ah mais… évidemment !


PhR : Slobodan Despot peut être, d’abord.


SD : Excusez-moi Madame. Evidemment qu’on est obligés d’acquitter si les témoins disparaissent or il semble qu’il y ait eu plusieurs témoins assassinés. Notamment un témoin clef, qui s’appelait Tahir Zemaj, qui a été bestialement assassiné, donc les autres ont été intimidés et la Cour n’a semble-il pas fourni les moyens de les protéger. Donc on a acquitté les accusés, faute de témoins parce qu’ils étaient morts.


PhR : Carla del Ponte,  dans ces conditions que les témoins disparaissent un peu mystérieusement est ce que ça ne doit pas être pris en compte quand même par le jugement ?


CdP : Mais ils avaient été pris en compte par la Cour d’Appel, en disant il faut répéter le procès. Mais naturellement si on n’a plus les témoins parce qu’ils ont disparu, ou ont été tués, naturellement les miracles on ne peut pas les faire. Et je dois dire, je veux dire, que le seul problème avec les témoins, c’est-à-dire, les témoins qui étaient intimidés où qui étaient même tués, et ce n’est pas seulement dans ce procès  mais dans d’autres aussi, c’était seulement sur le Kosovo. On n’a jamais eu de ces problèmes ni sur la Serbie, ni sur la Croatie, ni sur la Bosnie-Herzégovine. C’était seulement au Kosovo qu’il y avait cette terrible peur pour les témoins.


PhR: Carla Del Ponte vous reconnaîtrez, c’est assez troublant, on l’impression que c’est les Serbes qui se font condamner et jamais les autres.


CdP: Oui, je dois dire que l’Office du procureur a fait son travail. Il a mis en état d’accusation beaucoup de Serbes, parce que beaucoup de Serbes étaient coupables de crimes. Mais il y avait aussi d’autres ethnies et ils ont été aussi mis en état d’accusation et portés devant le Juge. Et puis après, c’est quelqu’un d’autre qui porte la responsabilité. Mais c’est vrai que maintenant les Serbes peuvent penser que c’était seulement contre eux, mais ce n’était pas vrai.


PhR: Slobodan Despot, c’était contre vous, c’est ça que vous pensez ?


SD: Je crois que Madame Del Ponte a raison de faire la distinction entre le travail de l’Office du procureur et les verdicts. Moi ce que j’observe, c’est que cet acquittement n’aurait pas été aussi scandaleux si il n’avait pas suivi un acquittement précédant et qui, dans sa portée, est beaucoup plus important, parce qu’il s’agit de l’acquittement des officiers qui sont directement responsables de l’épuration ethnique des Serbes de Krajina. En une semaine ou un peu moins, l’été 1995, 220 000 personnes environ ont été expulsées de leurs foyers en 4 jours. Et il s’avère que personne n’est responsable. Personne !


CdP: Voilà,


SD: Qu’est-ce qui ce passe ?


PhR: C’est tout le système qui est un peu en cause là, Carla Del Ponte. Certes le Procureur fait son travail mais toute l’architecture juridique, on a l’impression qu’elle vacille.


CdP : Non mais jusqu’au verdict de Gotovina tout allait très bien, ou plus ou moins bien. Mais c’est effectivement le jugement Gotovina qui a porté des troubles et que c’est inexplicable. Ils ont été condamnés en première instance, alors on se demande qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé qu’ils ont fait une autre interprétation des fait et du droit, pour dire « on l’acquitte ».  Mais la ce n’était pas, d’après moi, une décision qu’il fallait prendre. D’ailleurs il y a deux juges dissidents.


PhR: Slobodan Despot.


SD:  Justement, moi j’aimerais m’attarder sur ceci. Parce qu’il y a là une composante, peut être que Mme l’ancienne Procureure ne serait pas d’accord, mais il y a une composante politique. Les trois Juges qui ont acquitté sur cinq sont : un Juge américain, un Juge jamaïcain donc britannique, et un Juge turc. Les deux Juges qui se sont opposés au jugement sont un Juge italien et un Juge maltais. Je me permets de citer là ce qu’a dit le Juge italien sur ce verdict. C’est absolument rare, à mon avis, c’est très rare même dans les annales de la justice, que quelqu’un dise ceci : «  Je suis en désaccord fondamental avec l’entièreté du jugement de l’appel qui va à rebours de tout sens de la justice ». Il faut bien se mettre ça dans la tête, ça figure dans le verdict. Ce qui veut dire qu’il y a vraiment une décision qui n’est absolument pas d’ordre juridique dans l’acquittement de ces hommes. Parce qu’imaginez qu’on condamne les hauts responsables militaires et politiques d’un Etat qui demain, l’année prochaine, sera membre de l’Union Européenne! Elle-même d’ailleurs porteuse du prix Nobel de la paix. Imaginez les conséquences politiques que ça pourrait avoir. Donc là il y a eu un raisonnement politique; ça me semble tout à fait évident.


PhR: Carla Del Ponte est-ce que ce soir ce n’est pas toute la légitimité de la justice Internationale qui est remise en question ?


CdP: Je ne vais pas arriver jusque là parce que moi, j’y crois, à la justice internationale. Mais c’est vrai que le jugement Gotovina a quand même porté un coup dur, oui.


PhR: Mais rétrospectivement, Carla del Ponte, vous n’avez pas quelques regrets, quelques doutes, quelques hésitations, du fait d’avoir participé à cette justice qui manifestement a quelques ratés, si je vous entends bien ?


CdP: Ah non ! Pas du tout, alors pas du tout. Parce que quand moi j’étais là, n’est-ce pas, on a travaillé en toute indépendance. On ne s’est pas soumis aux pressions. On a fait notre travail et on peut le voir. Mais comme je disais avant, après, naturellement, le verdict c’est une autre responsabilité.


PhR: Slobodan Despot, vous qui êtes beaucoup intervenu sur ce dossier au fil des années, souvent en désaccord avec Carla Del Ponte d’ailleurs, ce soir on a l’impression que vous êtes assez d’accord sur le constat vis-à-vis de cette justice. Vous, ça vous étonne de vous retrouver dans ce camp la ?


SD: Non ça ne m’étonne pas, les faits sont les faits on ne peut pas les contourner.


CdP: Voilà.


SD: C’est qu’il y a des États, comme les États-Unis par exemple, qui ont toujours rejeté l’idée une justice internationale. Ce verdict présidé par un juge, je vous le rappelle, américain, va complètement bloquer tout développement de cette Justice internationale. On va dire « Mais bien sûr ! Voilà, c’est une Kangaroo Court, c’est un procès politique selon les circonstances et tous les autres procès seront comme ça. » Peut être qu’ils ne seraient pas comme ça s’il n’y avait pas cette pression qui a été exercée ici. Et puis, j’aimerais aussi dire qu’au-delà du problème judiciaire, la Croatie, suite à ce verdict, a fait de cet événement, donc de l’expulsion des Serbes de Krajina, une sorte de fête nationale historique. Imaginez ce que deviendra une nation dont la plus grande fête historique va être l’expulsion de 220 000 de ses propres citoyens de leurs foyers. Imaginez que la Serbie fête l’expulsion des Albanais du Kosovo! Mais imaginez ça ! Et ça, ça va faire partie de l’Union Européenne, demain ! Et on va les accueillir avec les honneurs. C’est ça qui est terrible !


PhR: Mais Carla Del Ponte, en même temps il y a le procès Ségalat, on va en parler, toute proportion gardée, à Lausanne. La défense de l’accusé a dit: c’est tout à l’honneur de la justice et de la démocratie d’oser acquitter parfois, même de dire : on s’est trompé, on acquitte. Dans ce domaine-là, est-ce que vous n’avez pas ce doute qui survient quand même ?


CdP: Non. Non, non pas du tout. Mais je suis tout à fait d’accord que parfois il y a des acquittements. Comme dans le cas Haradinaj on n’a pas pu porter les preuves devant la Cour. Donc, c’est forcement l’acquittement. Mais Gotovina ce n’était pas ça.


SD: Est-ce que je pourrais poser une question à Madame Del Ponte ?


PhR: Allez-y Slobodan Despot, ce n’est pas tous les jours.


SD: Est-ce que vous pensez, Madame, maintenant que vous n’êtes plus en fonction, qu’après l’affaire de la «Maison jaune» que vous-même avez d’ailleurs révélée dans votre livre, donc du trafic d’organes, après l’acquittement de Haradinaj qui était accusé d’avoir torturé et tué des gens dans un camp, qui est un ancien premier ministre du Kosovo — et qui même a annoncé qu’il allait le redevenir d’ailleurs —, est-ce que vous pensez qu’on peut encore obliger les Serbes du Nord du Kosovo à vivre sous ce pouvoir là ?


[un instant de silence]


CdP: Mais écoutez, le Kosovo, c’est un grand problème. Et moi j’étais toujours surprise, mais naturellement c’est une évaluation politique, du fait qu’on avait reconnu l’Etat du Kosovo. Ça en tout cas. Naturellement maintenant, ça devient encore plus difficile, n’est-ce pas ? Parce qu’effectivement ce Monsieur Haradinaj qui était considéré comme un héros, déjà quand on l’avait mis sous enquête, on a eu pas mal de critiques. Le fameux Peterson qui était là-bas comme gouverneur, le traitait comme un grand ami. Donc nous on avait déjà eu beaucoup de difficultés à faire une enquête. Donc je peux bien m’imaginer que les Serbes du Kosovo vont avoir quelques problèmes.


PhR:  Slobodan Despot, satisfait de la réponse, là ?


SD: Écoutez, non, je ne suis pas satisfait, je pense que Madame Del Ponte n’est pas satisfaite non plus. C’est une tragédie. Personne ne peut être satisfait de ce qui se passe là-bas.


CdP: Absolument, absolument, c’est une situation extrêmement difficile.


PhR: En tous les cas je vous remercie tous les deux, Slobodan Despot, Carla Del Ponte de nous avoir accordé ces quelques minutes.


[…]


(Merci à Karl Volfoni Aleksa pour son minutieux travail de transcription!)


PS: Transcript-traduction serbe sur le site du magazine Akter.


Source:  http://despotica.blogspot.ch/2012/12/carla-del-ponte-horrifiee-par-les.html



Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé