Des cadres ratoureux à Revenu Québec
4 octobre 2016
Lettre parue dans «Le Journal de Montréal» (Opinions, Lettre ouverte, le jeudi 23 avril 2015, p. 28) et «Le Journal de Québec» (Opinions, Lettre ouverte, le jeudi 23 avril 2015, p. 16).
De l’importance des lanceurs d’alerte ou signé Élisa Milan
Après 38 années passées dans la fonction publique – dont les 16 dernières aux Pensions alimentaires (PA), responsable de 500 dossiers –, j’ai décidé de prendre ma retraite. En juin 2003, trois mois après l’élection des libéraux, j’ai été suspendu deux jours sans solde à la suite de la parution d’une lettre sur les PA. Si je voulais continuer à écrire tout en gardant mon emploi, il fallait que je trouve une solution.
J’ai alors eu l’idée de créer un pseudonyme. L’adresse et le no de téléphone fournis aux journaux, parce qu’exigés, seraient ceux où je travaillais, en espérant que les responsables du «Courrier des lecteurs» comprennent la situation si une vérification était faite. Dix années durant, le pseudo m’a permis de faire publier en toute sécurité quelque 25 lettres sensibles dans des journaux.
Rétrospectivement, j’estime que plusieurs de ces lettres ont été profitables aux services publics, notamment celle intitulée «Cordonnier mal chaussé». Depuis que les PA existent, celles-ci n’émettent pas de relevé d’impôt relatif aux revenus d’intérêts versés aux débiteurs, ce qui est ahurissant, considérant que cette direction relève de Revenu Québec, qui perçoit taxes et impôts.
Ma lettre intitulée «Des cadres ratoureux» démonte un ingénieux stratagème des PA pour faire obtenir à certains cadres une augmentation de salaire supérieure à celle consentie aux autres commis de l’État.
Le syndicat n’a même pas été capable d’afficher la page du journal sur son babillard; les patrons visés l’enlevaient à chaque fois qu’elle réapparaissait.
Mais la lettre qui a eu le plus d’impact est celle touchant au remboursement de la TVQ aux débiteurs. Avant, les agents des PA ne pouvaient l’accaparer que lorsque le dossier était en voie de fermeture; les créancières perdaient ainsi de l’argent. Quand ma lettre est sortie, cela s’est mis à bouger. Pourquoi? Parce que l’enjeu devenait politique (nous savons que les ministres n’aiment pas mal paraître dans les médias).
Je l’avoue volontiers, j’ai des réserves avec le devoir de réserve des fonctionnaires. Les journaux doivent continuer de publier les lettres de ceux qui la jouent profil bas, parce qu’ils vivent des choses de l’intérieur auxquelles les journalistes n’ont pas vraiment accès via la Loi d’accès à l’information. C’est sain pour la démocratie!
Je vous garantis que s’il y avait des Élisa Milan dans chacun des organismes gouvernementaux, les ministres, les sous-ministres, les hauts fonctionnaires et les directeurs marcheraient les fesses serrées.
Sylvio Le Blanc, alias Élisa Milan, le 21 avril 2015
*******************************************************************
Article de Judith Lussier paru sur le site web «Urbania», Judith et Daphné rencontrent, Entrevue, Version intégrale, le lundi 11 mai 2015.
Sylvio Le Blanc, roi du courrier des lecteurs
Maintenant retraité de la fonction publique, ce champion des lettres ouvertes peut nous faire part de ses réserves quant au devoir de réserve.
- Pourquoi votre employeur vous a-t-il suspendu à la suite d’un courrier des lecteurs?
Au printemps 2003, le projet de réingénierie du gouvernement libéral de Jean Charest m’inquiétait. Avant de le voir sabrer à l’aveuglette dans les ministères, notamment aux Pensions alimentaires (PA), je me suis dit qu’il serait préférable de faire des suggestions. En juin 2003, j’ai donc exposé de façon détaillée dans une lettre que le gouvernement pourrait faire des économies aux PA sans que les familles n’en souffrent vraiment. Elle m’a valu deux journées de suspension sans solde. On a prétendu que j’avais manqué à mon devoir de réserve de fonctionnaire. Or, 12 ans plus tard, rien ne m’empêche de faire des suggestions semblables comme fonctionnaire sur le site web de la Commission de révision permanente des programmes. Comprenne qui pourra!
- Y a-t-il une raison pour laquelle vous avez choisi un pseudonyme féminin?
Oui. Durant la même période, une collègue de couleur est venue me voir pour que je l’aide à écrire une lettre sur les politiques d’embauche aux PA. Je l’ai assistée et nous avons fait parvenir la lettre aux journaux, mais pas question de la signer de son nom, vue ma déconvenue toute récente. Un pseudonyme fut trouvé : Élisa Milan, et une adresse courriel créée. Ce pseudo m’a donné l’idée de l’utiliser après coup pour mon usage personnel. L’adresse et le no de téléphone fournis, parce qu’exigés, étaient ceux où je travaillais, en espérant que les responsables du courrier des lecteurs comprennent la situation si une vérification était faite.
- Combien de lettres avez-vous signées de chacun des noms?
Environ 1600 de mes lettres ont été publiées sous mon nom et environ 25 sous celui d’Élisa Milan (dont neuf dans «Métro»). Lorsque la lettre que je me propose d’expédier aux journaux n’a aucun rapport avec mon emploi, je la signe bien entendu de mon nom, mais lorsque la lettre est liée à mon travail ou à mon employeur (la direction des PA, qui relèvent de Revenu Québec), je la signe de mon pseudonyme. Chat échaudé craint l’eau froide.
- Quels ont été les impacts de vos lettres signées Élisa Milan? Quel a été votre meilleur coup?
La lettre qui a créé la plus grosse commotion est la première, qui n’était pas de moi, mais de ma collègue de couleur. À titre indicatif, nous donnions des noms d’employés dans des notes de bas de page, étant certains que les journaux ne publieraient pas ces renseignements délicats. Erreur! La Cyberpresse les publia. Ayoye! Pour la direction, il fallait coûte que coûte trouver cette soi-disant Élisa Milan, inconnue au bataillon. Des collègues inquiets furent en conséquence interrogés par un enquêteur : «À qui avez-vous confié les détails de votre vie personnelle? Avez-vous des soupçons? Etc.» Bien entendu, les projecteurs étaient braqués sur moi, le mouton noir.
La lettre qui a eu le plus d’impact pour la clientèle des PA est celle touchant au remboursement de la TVQ (ou CIS) aux débiteurs. Avant, les agents ne pouvaient l’accaparer que lorsque le dossier était en voie de fermeture; les créancières perdaient ainsi de l’argent. Quand ma lettre est sortie, cela s’est mis à bouger. Pourquoi? Parce que l’enjeu devenait politique (les ministres n’aiment pas mal paraître dans les médias).
Une autre a fait son effet : «Cordonnier mal chaussé». Depuis que les PA existent, celles-ci n’émettent pas de relevé d’impôt relatif aux revenus d’intérêts versés aux débiteurs (ces intérêts proviennent de la sûreté que doivent constituer ceux-ci en cas de défaut de paiement de la pension alimentaire), ce qui est ahurissant, considérant que cette direction relève de RQ, qui perçoit taxes et impôts. Ce sont parfois de belles sommes! Pensez au fameux milliardaire dont il faut garder l’anonymat, mais que tout le monde a identifié.
Ma lettre intitulée «Des cadres ratoureux» démonte un ingénieux stratagème des PA pour faire obtenir à certains cadres une augmentation de salaire supérieure à celle consentie aux autres commis de l’État. Le syndicat n’a même pas été capable d’afficher la page du journal sur son babillard; les patrons visés l’enlevaient à chaque fois qu’elle réapparaissait.
- Influence Communication a mesuré que vous aviez en moyenne trois lettres par semaine publiées dans les journaux.
Il fut une période, en effet, où j’ai eu en moyenne trois lettres publiées par semaine (155 dans une année) dans les 12 quotidiens du Québec. Cela dit, IC a aussi répandu des faussetés. Je n’en ferais pas tout un plat si elles n’avaient pas été reprises dans un numéro de «Trente», la bible des journalistes du Québec : «Statistique amusante : Sylvio Le Blanc a représenté à lui seul plus du quart de tout le courrier publié dans Métro pendant la dernière année. Un éditorialiste bénévole, quoi!» Or, il appert que le nombre total de lettres publiées dans le courrier des lecteurs de «Métro» durant la période couverte par IC, soit du 1er mai 2008 au 30 avril 2009, s’élève en réalité à 486 et non 136, tel que recensé par Jean-François Dumas, le patron d’IC. Comme 36 de mes lettres y ont été publiées durant cette période, cela représente 7 % du total et non 27 %, comme l’a affirmé M. Dumas à l’émission radiophonique de Benoît Dutrizac, sur l’air de celui qui n’en revient pas. Quand les radios-poubelles ont reçu le communiqué de presse de M. Dumas intitulé : «Existe-t-il un ‘‘Star System’’ au sein du courrier du lecteur québécois?», elles en ont conclu avec jubilation que le courrier des lecteurs des quotidiens était noyauté par les souverainistes, les socialistes et les syndicalistes. Il valait mieux en rire qu’en pleurer. Les radios-poubelles s’abreuvent aux quotidiens pour informer leurs auditeurs, mais ne se gênent pas pour vomir dessus ensuite. M. Dumas a aussi écrit que j’avais eu ma première lettre publiée en 2006. En réalité, 171 de mes lettres avaient déjà été publiées avant cette année-là. Conclusion, méfiez-vous des statistiques d’IC.
J’ai tapé mon nom aujourd’hui dans «Eureka.cc» et il a obtenu 97 résultats pour les 12 derniers mois, alors que celui d’Henri Marineau, un résidant de Québec, prolifique «courriériste», en a obtenu… 421. Alors, qu’on me lâche un peu les baskets. En 2004, l’Indienne Madhu Agrawal a fait publier 447 lettres dans 30 journaux indiens; elle détient le record Guinness en cette matière.
- Qu'est-ce qui vous motive à écrire et où trouvez-vous le temps?
Quand les gens ont une bonne idée, ils ont le goût de la partager avec autrui. C’est pareil pour les «courriéristes». J’aime écrire des textes et cela me fait un petit velours que des milliers de lecteurs les lisent. Je suis trop paresseux pour écrire des livres, mais des lettres, ça va. Je les ponds généralement en marchant et quand j’arrive devant mon ordi, il ne me reste plus qu’à les «coucher sur mon écran» et à les peaufiner. La majorité de mes lettres ne me prennent pas beaucoup de temps, généralement 30 minutes, mais certaines, oui. Ainsi, ma lettre de 1600 mots sur Chaplin m’a pris un mois.
- Qu'est-ce qui fait qu'on vous publie, selon vous?
Je vous donne d’abord la politique de «La Presse» à ce sujet : «Nous donnons priorité aux textes reliés à l’actualité et aux témoignages, aux textes courts, bien écrits, pertinents et originaux.» Je pense qu’en général mes lettres sont reliées à l’actualité, courtes, bien écrites, pertinentes et originales. Voilà pourquoi on les publie. Bien entendu, la politique éditoriale a son importance. Mes lettres nationalistes ont plus de chances d’être publiées dans «Le Devoir» que dans «La Presse», par exemple.
- Y a-t-il des journaux qui vous ont barré? Avez-vous des préférés?
«Métro» m’a peut-être barré, car cela fait six mois qu’il ne m’a pas publié. Pouvez-vous aller aux nouvelles? Il m’arrive d’être publié par «The Gazette», moi le nationaliste à tous crins. Le plus souvent, on y publie mes lettres en français, mais parfois, on les traduit en anglais. Quelques-unes de mes lettres ont aussi été traduites en espagnol, à Cuba. En 2005, j’ai obtenu un prix pour une lettre publiée en France dans le journal «L’Est Républicain». Aussi étonnant que cela paraisse, la seule publication qui m’ait offert de l’argent pour l’une de mes lettres est une revue polonaise de langue française. J’ai décliné l’offre et ai plutôt demandé à me faire parvenir la revue en question. Mes préférés? Être publié par «Le Monde», en France, c’est quelque chose. C’est le plus prestigieux journal francophone qui soit. Une dizaine de mes lettres y ont paru.
- Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui aimerait que sa lettre soit publiée?
Il faut avoir une idée originale et la creuser. Je conseille aux jeunes de ne pas se presser à expédier leur lettre, de dormir dessus et de la retravailler. Cent fois sur le métier… Mais pour écrire, j’estime qu’il faut d’abord lire. Le «courriérisme» est un excellent exercice pour qui veut devenir journaliste. Prenez Alexandre Shields, journaliste en environnement au «Devoir», c’est d’abord avec ses lettres qu’il a pris du métier. Mon «courriériste» favori est Pascal Barrette, un résidant d’Ottawa. Ses lettres sont toutes de petits chefs-d’œuvre de concision et de pertinence.
- Maintenant que vous prenez votre retraite comme fonctionnaire, prendrez-vous aussi votre retraite comme commentateur?
Non, je compte au contraire écrire un peu plus de lettres maintenant. Et que le gouvernement libéral de Philippe Couillard se le tienne pour dit! RIP pour Élisa Milan, à moins qu’un autre fonctionnaire la ressuscite. S’il y avait une Élisa Milan dans chacun des organismes gouvernementaux, je vous garantis que les ministres, les sous-ministres, les hauts fonctionnaires et les directeurs marcheraient les fesses serrées.