Une Libye libre?

Géopolitique — Afrique du Nord



Alors que les résidants de Tripoli se terraient dans leurs maisons, des combats opposant les rebelles libyens et les forces pro-régime du colonel Kadhafi faisaient rage hier dans les rues de la capitale.
Photo Sergey Ponomarev, AP


Kadhafi, mort ou vif, cela n'a plus d'importance. Son régime est tombé avec le triomphe de la rébellion et son entrée en force dans Tripoli. La Libye sort de 40 ans de calvaire. Dans quoi entre-t-elle au juste?
Le sort du dictateur libyen était scellé à partir du moment où, en mars dernier, l'OTAN a décidé de lui régler son compte sous le couvert d'une intervention visant à protéger les civils libyens des exactions de l'armée nationale et des sbires du régime. Cinq mois de bombardements ont fini par avoir raison de Kadhafi et de sa famille.
Entre-temps, la rébellion s'est organisée autour d'un Conseil national de transition qui a rapidement prouvé son incompétence et sa désorganisation. Son bras armé, des rebelles aux pieds nus armés de pétarades d'un autre âge, s'est finalement retranché dans Benghazi et ses environs, une région de toute façon coupée du régime Kadhafi depuis longtemps. Même là, la rébellion a failli échouer, n'eût été l'intervention au sol de «conseillers» européens dépêchés d'urgence afin de former la nouvelle armée et, surtout, de l'aider dans sa marche vers Tripoli en violation flagrante des résolutions de l'ONU.
Sur le plan politique, la rébellion n'avait pas de consistance - et n'en a toujours pas, comme le montre l'assassinat d'un de ses chefs par des groupes «alliés». Le colonel Kadhafi, écrit Bernard Rougier, spécialiste mondial des questions arabes, a pris un soin particulier «à détruire, depuis le milieu des années 1970, toute forme de vie politique institutionnelle». Dès lors, la révolte déclenchée en février - elle-même le fruit des événements alors en cours en Tunisie et en Égypte - a poussé un regroupement disparate d'individus, de groupes, de tribus à se rassembler d'urgence pour profiter du mouvement. Des laïcs et des fous de Dieu, d'anciens tortionnaires du régime et des étudiants ont conclu une alliance de circonstance. Maintenant qu'ils sont au pouvoir, ils doivent expliquer ce qu'ils veulent en faire.
Une démocratie, c'est certain. Or, contrairement à la Tunisie ou à l'Égypte (et là, tout reste encore fragile), les Libyens n'ont jamais bénéficié d'un espace de liberté leur permettant de s'exprimer. Les opposants, réels ou imaginaires, étaient tout simplement exécutés ou, pour les plus chanceux, exilés. Cette culture de la violence ne peut disparaître rapidement. Trop d'anciens du régime sont aux commandes de la rébellion. Trop de ressentiment longtemps contenu risque d'exploser et de donner lieu à de sanglants règlements de compte.
Reconstruire un État? Mais à partir de quoi? La Libye dont héritent les rebelles n'est pas un État, mais une collection de loyautés achetées à fort prix grâce à la rente pétrolière. Elle est non seulement divisée entre tribus et mafias, mais aussi entre une minorité de riches et une grande masse de laissés-pour-compte (30% de chômage, le plus fort taux du monde arabe), et entre l'Est (la Cyrénaïque) et l'Ouest (la Tripolitaine). Le pétrole n'a pas été une bénédiction, mais une calamité, comme cela arrive souvent chez certains producteurs d'or noir.
L'ordre nouveau s'installe dans les pires conditions, comme en Iran en 1979 et en Roumanie en 1989. On connaît le résultat: exécutions d'opposants, instabilité des équipes dirigeantes, imposition d'une dictature cléricale dans un cas, retour des anciens communistes au pouvoir pendant plusieurs années dans l'autre.
La Libye est riche et peu peuplée. C'est un atout. Il faudra pourtant du temps avant que les Libyens en profitent. Pour y arriver, nous devons les aider à patienter, à se réconcilier, à apprendre, au jour le jour, les rudiments d'une gouvernance démocratique.
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Jocelyn Coulon
L'auteur (j.coulon@umontreal.ca) est directeur du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, affilié au CÉRIUM.
La Presse


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